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Full text of "Revue britannique : revue internationale reproduisant les articles de meilleurs écrits periodiques de l'étranger, compl`etés par des articles originaux, 1834"

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«iC»r^  1' 


REVUE 


BRITANNIQUE. 


DigitizQd  by  the  Internet  Archive 

in  2009  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/1834revuebritann11saul 


sjsTisa 


CHOIX  D'ARTICLES 

TRADUITS    DES    MEILLEURS   ECRITS    PERIODIQLES 


SUR  LA  LITTERATURE,  LES  BEAUX-ARTS,  LES  ARTS  INDUSTRIELS, 
l'agriculture  ,  LA  GEOGRAPHIE  ,  LE  COMMERCE  ,  l'ÉCONOMIE 
POLITIQUE,     LES    FI>'A>"CES ,    LA   LÉGISLATION,   ETC.,    ETC. 

Par  5DI.  Sallmer,  Directeur  de  la  Revue  Britannique;  Dosdet-Dlpré  fils, 
de  la  Société  Asiatique  ;  Ph.  Chasles;  L.  Galibert  ;  Lesourd  ;  Asi.  SÉ- 
dillot;  Gesest;  West,  Docteur  en  Médecine  (pour  les  articles  relatifs 
aux  sciences  médicales)  ,  etc. 


TROISIÈME   SÉRIE. 


*<\^etj — ■ 


(soiiie    \Diiziè 


iizieiiie/. 


|)itrk. 


AU  BUREAU  DU  JOURNAL,.  Rck  des  Bohs-E.vfa:>  s  ,  N'^  21; 

ET  CHEZ  DO>"DEY-DDPRÉ,  IMP.-LIB., 
Rue  Ricbelieu  ,  K"  4?  bis ,  ou  rue  Saint-Louis  ,  K»  l^6  ,  au  Marais. 


IMPBIMERIE  DE  PKOSPER  DONDEÏ-BITEÊ. 


SEPTEMBRE  1S54. 


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REVUE 


HISTOIRE 


f  TATS-UNIS  DE  L'AMÉRIQUE  SEPTEUîTRIONALE. 


PREMIÈRE  EPOQUE. 

UKCOtJVERTE  î)ï  L'AMÉniQlE.  —  TES  CABOT.  VERAZZASI.  —  CARTIER.— 

ROBERYAL.   CHAMPLAIS.  PREMIER  ETABLISSEMENT   DES    FRANÇAIS    EN 

ACADIE.  VOYAGES  DES     ESPAGNOLS. PONCE  DE   LEON,   MIRfELO,    FER- 

NANDEZ  ,  DE  AYLI.ON,  NARVAEZ. VOYAGE  DE  FERNAND  DE  SOTO. DECOU- 
VERTE DU  MississiPi.  —  Établissement  protestant  de  coligny.  — 
SECOND  Établissement  des  huguenots  dans  la  Caroline  du  sud.  — 

fondation  de  SAINT-AUGUSTIN.  —  MASSACRE  DES  PROTESTANS.  VEN- 
GEANCE   DE    GOURGUES.   VOYAGEURS     ANGLAIS:     FROBISHER  ,     GILBERT, 

WALTER   RALEIGII,    AMIDAS  ET   BARLOW.  COLONIE   DE    RALEIGH. ELLE 

EST   DÉTRUITE.    COLONIE    DE     ROANOKE.  —    PREMIÈRE    CHARTE    DE    LA 

VIRGINIE. FONDATION   DE   JAMESTOWN. SMITH  ET    LA  JEUKE  INDIENNE. 

—  DELAWARE.  LA  COLONIE   SOUMISE  A  LA  LOI   MARTIALE.  —    PROGRES 

DE  LA  COLONIE.  MARIAGE  DE   POCAHOBTAS.  — -  PARTAGE  DES  TERRES.— 

FONDATION  DE  LA  LIBERTE  EN  AMERIQUE. 


Qui  (le  nous  ,  en  lisant  riiistoil-é  ,  n'a  désiré  asslstei' 
aux  premiers  jours  d'un  empire  ?  Qui  ne  s'est  dit  :  la  plus 
merveilleuse  de  toutes  les  curiosités  historiques ,  le  prô-* 


"6  IIISTOIRB 

> 

blême  que  nul  philosophe  ne  peut  deviner ,  que  nul  ro- 
mancier ne  peut  résoudre  par  la  seule  imagination ,  c'esf 
le  premier  groupe  qui  fonde  une  société  ,  le  noyau  pri- 
milif  de  Rome  conquérante  ou  de  la  Grèce  héroïque? 
Quel  homme  doué  d'un  esprit  investigateur  ne  s'est  dit  : 
je  voudrais  vivre  par  la  pensée  au  milieu  des  aulocthones 
d'Italie ,  dans  les  montagnes  sauvages  de  l'Arcadie  primi- 
tive; voir  et  admirer  la  lutte  de  l'homme  contre  la  nature  5 
observer  le  progrès  des  idées  sociales,  la  naissance  des  in- 
dustries et  des  arts-,  l'agrégation  des  familles  se  réunissant 
en  tribus  ,  puis  en  peuples,  puis  en  confédérations?  Qu'il 
serait  beau  d'être  spectateur  de  ce  développement  ! 

Eh  bien!  ce  grand  phénomène,  l'Europe  moderne  a 
pu  l'observer.  Depuis  que  l'imprimerie  ,  jetant  sa  lumière 
sur  toutes  les  sciences,  n'a  permis  à  aucun  fait  de  s'anéantir, 
à  aucun  document  de  disparaître  ;  depuis  que  l'Europç 
moderne,  armée  de  la  presse ,  de  la  boussole  et  de  l'électri- 
cité ,  a  vu  ses  moyens  de  connaître  et  de  comprendre  se 
multiplier  à  l'infini,  un  monde  nouveau,  l'Amérique,  s'est 
formé  sous  ses  yeux.  De  gigantesques  institutions  sont 
écloses;  une  industrie  immense  s'est  développée;  le  plus 
périlleux  essai  de  gouvernement  qui  ait  été  jamais  tenté  a 
eu  lieu.  Tout  cela  est  d'hier;  la  démocratie  américaine 
qui ,  pour  certains  publicistes  ,  n'est  qu'un  berceau  et  un 
présage ,  menace  de  dépasser  en  richesse  et  en  puissance 
les  vieux  pays  civilisés.  Dans  l'histoire  de  ce  pays,  point 
de  traditions  obscures  et  vagues,  point  de  héros  mvlhologi- 
ques ,  point  de  demi-dieux  cachés  dans  les  nuages.  Cha([ue 
fait  se  trouve  attesté  par  des  témoins  qui  font  jaillir  la  vé- 
rité de  leurs  disputes,  alors  même  qu'ils  se  contredisent.  Es- 
sayons de  jeter  un  rapide  coup-d'œil  sur  les  destinées  de  ce 
grand  continent,  sur  ce  qu'il  a  déjà  su  accomplir;  sur  ce 
drame  intéressant,  dont  pas  une  scène  ne  se  dérobe  à  notre 


DES  ÉTATS-UNIS  DE  l'aMÉRIQUK   SEPTENTRIONALE.  7 

observation.  Les  remarques  du  philosophe,  à  propos  de  ces 
faits  incontestables  ,  sont  souvent  pénibles.  Son  cœur  se 
serre  et  son  œil  se  voile  de  larmes ,  quand  il  reconnaît 
que  les  premiers  pas  de  la  société  humaine  sont  toujours 
tachés  de  sanj^;.  Pour  arriver  à  défriclier  quelques  toises 
d'un  sol  fécond  et  nouveau ,  que  de  dangers  courus ,  que 
d'injustices  commises,  que  d'atrocités  perdues! 

Les  anciens  avaient  un  pressentiment  vague  du  grand 
continent  américain  :  et  Séuèque  le  tragique  l'indique 
assez  clairement  dans  un  de  ses  drames  :  «  Il  viendra  un 
tems,  dit-il,  oii  Thétis  livrant  passage  à  de  nombreux 
navigateurs  nous  révélera  de  nouveaux  mondes.  »  Les 
chroniques  islandaises  prétendent  que  quelques-uns  de 
leurs  premiers  navigateurs,  après  avoir  touché  les  côtes 
du  Groenland  ,  furent  rejelés  par  les  vents  contraires 
sur  celles  du  Labrador  ;  que  ,  de  retour  dans  leur  pays , 
ils  enseignèrent  à  leurs  compatriotes  cette  route  mari- 
lime,  et  que  leurs  colonies  défrichèrent  quelques  parages  de 
Terre-Neuve.  Quoi  qu'il  en  soit  d'un  fait  que  les  Sagas  ex- 
priment avec  leur  exagération  et  leur  incertitude  ordinaire, 
la  gloire  d'avoir  découvert  le  Nouveau-Monde  appartient 
assurément  àColomb.  Nous  nerépéterons  pas  l'histoire  épi- 
que de  ce  grand  homme,  si  désintéressé  ,  si  courageux,  si 
mal  récompensé ,  qui  joignait  à  un  enthousiasme  si  pro- 
fond une  inflexibilité  si  héroïque.  En  1497,  la  décou- 
verte de  Colomb  agitait  tous  les  esprits,  lorsque  Jean  Cabot, 
marchand  vénitien ,  qui  résidait  à  Bristol ,  s'embarqua 
avec  son  fils,  Sébastien  Cabot,  et  suivant  le  sillon  triom- 
phateur du  vaisseau  qui  avait  porté  Colomb ,  toucha  le 
continent  américain ,  vers  le  56''  degré  de  latitude  nord  5  là, 
ils  ne  trouvèrent  que  les  roches  aiguës  et  glacées  du  La- 
brador ,  quelques  ours  polaires  ,  et  quelques  hommes  aussi 
sauvages  qu'eux.  Les  navigateurs  se  hâtèrent  de  venir  an- 


8  HISTOIRE 

iioncer  leur  succès.  Colomb ,  qui  n'avait  pas  encore  fait 
son  troisième  voyage,  n'avait  pas  complètement  achevé 
sa  découverte  :  c'était  deux  années  avant  qu'Améric  Yes- 
puce  ,  cet  escamoteur  de  la  plus  belle  gloire  que  la  for- 
tune pût  réserver  à  un  homme ,  imposât  son  nom  à  la  dé- 
couverte de  Christophe  Colomb.  La  cupidité  de  Henri  VII 
était  éveillée  ,  il  favorisa  les  entreprises  des  Cabot ,  mais 
en  se  réservant  une  part  plus  large  encore  dans  les 
profits  qui  pourraient  en  résulter.  Sébastien,  au  mois 
de  mai  1498  ,  s'embarqua  avec  trois  cents  hommes  ,  fit 
voile  vers  l'Islande ,  toucha  les  côtes  du  Labrador ,  au 
58^  degré  de  latitude,  longea  la  côte  jusqu'à  la  limite  du 
Maryland ,  et  manquant  de  provisions  revint  en  Angle- 
terre. On  a  conservé  peu  de  détails  sur  les  voyages  de  ce 
hardi  navigateur,  qui  pendant  soixante  ans,  avec  un  cou- 
rage et  une  sérénité  constante,  parcourut  un  Océan  in- 
connu, entra  dans  la  baie  d'Hadson,  où  personne  n'avait 
encore  pénétré ,  et  mourut  sans  avoir  tiré  aucun  fruit  de 
ses  longues  fatigues ,  si  ce  n'est  une  gloire  que  la  destinée 
supérieure  de  Colomb  a  obscurcie  de  sa  splendeur.  Ce  fut 
lui  qui  rédigea  les  instructions  nécessaires  à  l'expédition  qui 
découvrit  le  passage  d'Archangel.  On  sait  peu  de  chose  sur 
sa  vie  et  sur  sa  mort.  Il  donna  au  continent  aperçu  par  lui 
le  nom  de  Nouvelle -Angleterre  :  nul  ne  sait  où  est  son 
tombeau. 

Sur  ses  traces  et  sur  celles  de  Colomb  s'élancèrent 
bientôt  une  foule  d'aventuriers  hardis.  Gaspard  Cortereal, 
de  Taveu  du  roi  de  Portugal,  partit  en  1500  ,  toucha  les 
côtes  de  l'Amérique  du  Nord  ,  s'avança  jusqu'au  50"  degré 
de  latitude,  admira  la  brillante  végétation  des  rives  envi- 
ronnantes, s'empara  de  cinquante  Indiens  qu'il  ramena 
en  Europe  et  qu'il  vendit  comme  esclaves ,  et  renouve- 
lant son  expédition,  tomba  sans  doute  victime  de  la  juste 


DES  ÉTATS-LMS  DE  l'aMÉRIûIE  SEPTEXTRIOXALE.  9 

vengeance  des  aborigènos  :  on  n'entendit  plus  parler  de 
lui.  Tel  est  le  premier  acte  politique  des  Européens  dans 
l'Amérique  du  Nord. 

Les  Français  suivirent  de  près  les  Portugais  et  les  Es- 
pagnols. A  peine  sept  ans  s'étaient  écoulés  depuis  la  dé- 
couverte du  continent,  que  déjà  les  robustes  Bretons  et 
les  Normands  ,  habitués  à  la  mer  ,  avaient  fondé  leurs  pê- 
cheries de  Terre-Neuve ,  donné  au  cap  Breton  ce  nom  qui 
rappelait  les  souvenirs  de  la  patrie,  tracé  la  carte  du 
golfe  Saint-Laurent,  et  amené  en  France  quelques  in- 
digènes de  l'Amérique.  Le  seizième  siècle  commençait; 
François  I"  régnait;  un  Florentin  ,  Jean  Verazzani ,  pro- 
posa au  monarque  d'aller  explorer  plus  curieusement  ces 
terres  nouvelles  ,  qui  peut-être  un  jour  formeraient  des 
royaumes.  Il  partit  avec  un  seul  vaisseau  ,  le  Dau- 
phin,  et  après  une  tempête  horrible,  il  toucha  enfin 
la  côte  de  Wilmington  ,  que  nul  Européen  n'avait  en- 
core aperçue.  Ne  trouvant  pas  d'ancrage,  il  retourna 
vers  le  nord  et  jeta  l'ancre  dans  les  sables  fins  de  ces 
grèves  brillantes  et  planes  qui  bordent  la  Caroline  septen- 
trionale. Là  vivait  un  peuple  paisible,  au  teint  olivâtre, 
vêtu  de  peaux  de  bêtes,  orné  de  guirlandes,  hospitalier, 
affable  ,  et  qui  trouvant  un  jeune  matelot  florentin  à  demi 
asphvxié  sur  la  plage,  le  releva ,  le  secourut  et  lui  rendit 
la  vie.  Pour  récompenser  cette  tribu  bienfaisante,  l'équi- 
page de  Verazzani  s'empara  d'un  jeune  sauvage  qu'il  ar- 
racha des  bras  de  sa  mère  et  qu'il  porta  à  bord  du  vais- 
seau (1)! 

(1)  Dans  le  6^  XuniLTo  de  cette  série  (juin  1833),  nous  avons 
consacré  un  article  spécial  à  l'histoire  des  tribus  indiennes  qui ,  après 
avoir  accordé  l'hospitalité  aux  premiers  colons  européens ,  ne  reçurent 
en  rctoiu-  de  leuis  procédés  généreux  qu'outrages  et  vexations. 


1 0  HISTOIRE 

Après  avoir  admiré  le  beau  havre  de  New-York  et  être 
resté  dix-sept  jours  dans  celui  de  Newport,  Yerazzani 
longea  toute  la  cote  de  la  Nouvelle-Angleterre jusquà  la 
Nouvelle-Ecosse.  Là ,  il  trouva  des  sauvages  que  le  con- 
tact des  Européens  avait  commencé  à  instruire;  qui 
avaient  vu  les  Porlugaîs  et  les  Espagnols  venir  leur  enle- 
ver leurs  femmes  et  leur  filles.  Ils  connaissaient  l'usage  du 
fer  et  de  l'acier;  ils  étaient  déjà,  comme  les  hommes 
d'Europe,  jaloux,  violens,  hostiles.  En  juillet  1524,  Ye- 
razzani était  de  retour  en  France.  Sa  relation  contient 
la  description  la  plus  ancienne  que  nous  possédions  des 
côtes  de  l'Amérique  septentrionale.  Que  devint  ensuite 
ce  voyageur  audacieux?  Soit  que  la  tempête  l'ait  englouti 
ou  que  les  sauvages  l'aient  massacré ,  soit  que  sa  vieil- 
lesse se  soit  passée  à  Rome,  comme  on  l'a  prétendu,  dans 
les  loisirs  d'une  retraite  studieuse  qu'embellissait  la  gloire 
de  sa  jeunesse;  depuis  ce  premier  voyage  qui  donna  à  la 
France  le  droit  de  s'emparer  du  Canada  ,  le  nom  de  \e- 
razzani  disparut  ;  il  échappe  à  toutes  les  investigations , 
et  des  traditions  vagues  et  contradictoires  composent  seules 
le  reste  de  sa  biographie. 

La  bataille  désastreuse  de  Pavle,  les  finances  appau- 
vries de  la  France,  le  commencement  des  querelles  de  re- 
ligion ,  l'orgueilleuse  et  stérile  rivalité  de  François  I"  et 
de  Charles-Quint ,  ne  permirent  pas  à  la  France  de  tirer 
le  parti  qu'elle  devait  attendre  des  découvertes  de  A'eraz- 
zani.  Quelques  humbles  pécheurs  bretons,  servant  mieux 
leur  pavs  que  les  généraux  et  les  chevaliers  du  monarque 
français ,  allèrent  à  Terre-Neuve  exploiter  ces  opulentes 
pêcheries  qui  ont  offert  tant  de  ressources  à  l'Europe. 
L'amiral  Chabot,  qui  prélevait  quelques  impots  sur  les  " 
gains  de  ces  hommes  industrieux ,  s'aperçut  que  leur  en- 


DES  ÉTATS-UNIS  DE  l' AMÉRIQUE  SEPTENTRIONALE.  11 

treprise  était  lucrative,  et  voulut  s'y  associer  (1).  Une 
expédition,  dirigée  par  Chabot  et  commandée  par  Jacques 
Cartier,  de  Saint-3Ialo,  fut  chargée  d'explorer  les  parages 
du  Nouveau-Monde.  En  vingt  jours  la  traversée  fut  ache- 
vée. Il  tourna  autour  de  File  de  Terre-Neuve  ,  traversa 
le  golfe ,  entra  dans  la  baie ,  qu'il  appela  la  baie  des  Cha- 
leurs ,  suivit  la  côte  et  pénétra  dans  le  courant  nommé 
Gasp,  Ce  fut  là  que  l'écusson  de  France  fut  planté  de  ses 
mains.  Quittant  la  baie,  il  entra  dans  le  Saint-Laurent, 
pénétra  jusque  dans  l'intérieur  du  Canada  et ,  faute  de 
vivres ,  fut  obligé  de  revenir  en  France.  Le  voyage  avait 
été  facile  ,  prompt  et  heureux.  Toutes  les  imaginations  s'é- 
lancèrent à  la  fois  vers  ces  rives  fécondes  dont  Jacques 
Cartier  et  ses  compagnons  racontaient  les  merveilles. 

On  forme  une  seconde  expédition ,  le  roi  la  protège ,  et 
la  jeune  noblesse  y  prend  part.  Trois  vaisseaux  bien  ap- 
provisionnés quittent  les  côtes  de  France-,  ballottés  par  la 
tempête  ,  ils  atteignent  enfin  ce  golfe  magnifique  qui  re- 
çoit le  nom  du  martyr  saint  Laurent,  et  dans  lequel  ils 
s'engagent.  L'ancre  est  jetée  dans  une  île  qui  depuis  a  reçu 
le  nom  d'Orléans.  La  plage  était  couverte  de  wigwami' 
(hameaux  indiens)  habités  par  une  population  sauvage, 
mais  hospitalière.  Cartier  laissa  ses  vaisseaux  à  l'ancre , 
remonta  le  cours  de  ce  beau  fleuve  dans  une  chaloupe  , 
et  atteignit  le  village  indigène  d'Ochelaga,  situé  au  pied 
d'une  colline  qu'il  gravit.  Du  sommet  de  cette  élévation , 
il  aperçut  un  pavs  admirable,  une  nature  riche,  une 
végétation  pleine  de  luxe  et  de  nouveauté.  Dans  sa  joie 
et  son  triomphe,  il  nomma  ce  lieu  Montréal.  Cependant 
l'hiver  approchait ,  et  le  scorbut  décimait  l'équipage  de 

(1)  Voyez  le  curieux  article  que  nous  avons  publié  dans  le  2"  Nu- 
méro de  la  3'  série  (féviier  1833  ) ,  sur  l'histoire  de  la  pêche  de  la 
balein«  et  de  la  morue. 


12  HISTOIRE 

ses  navires.  ïl  revint  en  France  après  avoir  planté  sur  la 
terre  du  Canada  la  croix  catholique  et  le  blason  de  son  roi. 
On  raccaeillit  avec  empressement.  Mais  ses  récits, 
quelque  merveilleux  qu'ils  fussent ,  ne  satisfaisaient  pas 
l'avidité  de  ses  compatriotes.  La  croyance  populaire  vou- 
lait que  l'Amérique  fût  un  pavs  pavé  d'or  ;  les  flots  de  ses 
rivières  devaient  être  chargés  de  métaux  précieux  ,  et  les 
flancs  de  ses  montagnes  receler  des  amas  de  diamans.  Il  se 
passa  trois  années  avant  que  l'on  pensât  à  coloniser  une 
contvée  où  Cartier  n'avait  trouvé  qu'un  ciel  et  un  sol  ad- 
mirables de  fertilité  et  de  douceur.  Alors  cependant,  un 
gentilhomme  de  Picardie,  François  de  la  Roque,  sei- 
gneur de  Roberval ,  obtint  une  commission  qui  le  nom- 
mait vice-roi  des  nouvelles  possessions  américaines,  et 
seigneur  deNorimbega.  Cartier  fut  nommé  capitaine-géné- 
ral et  premier  pilote  de  l'expédition;  c'était  lui  qui  devait 
la  diriger  ,  choisir  les  personnes  qui  la  composeraient  et 
traiter  avec  les  indigènes.  Au  lieu  de  fournir  aux  aventu- 
riers les  élémens  utiles  à  toute  colonie  nouvelle  :  des  arti- 
sans industrieux  et  de  robustes  laboureurs ,  on  leur  per- 
mit de  fouiller  les  prisons  ,  d'en  tirer  tous  les  hommes 
perdus  de  vices  ou  de  dettes,  et  de  les  embarquer  sur 
leurs  vaisseaux.  Cartier  partit  le  premier,  remonta  le 
Saint-Laurent,  construisit  un  fort  sur  l'pm.placement  ac- 
tuel de  Québec  ,  et  y  passa  tout  un  hiver  solitaire  et  sté- 
rile, qui  ne  fut  d'aucune  utilité  ni  pour  la  connaissance 
des  lieux,  ni  pour  la  stabilisation  du  nouvel  établissement. 
Aumoment  où,  fatigué  de  cette  existence  sans  but  et  sans 
fruit,  il  repartait  pour  la  France,  en  juin  1542,  Rober- 
val arrivait  avec  un  renfort  considérable.  Le  pouvoir,  par- 
tagé entre  ces  deux  hommes,  avait  suscité  en  eux  une 
rivalité  presque  inévitable.  Roberval,  isolé  et  privé  du 
secours  de   Jacques   Cartier  ,   passa  un   an   dans   cette 


DES  ÉTATS-UNIS  DE  l' AMÉRIQUE  SEPTENTRIONALE.  13 

captivité  sauvage,  et  ne  fit  que  vérifier  les  premières 
découvertes  du  matelot  breton.  Toute  son  occupation  était 
de  maintenir  la  paix  dans  son  petit  royaume  ;  pendant  les 
uns,  emprisonnant  les  autres,  condamnant  hommes  et 
femmes  au  supplice  du  fouet.  De  retour  en  France,  en  1 543, 
il  repartit ,  dit-on  ,  pour  l'Amérique ,  et  l'on  n'entendit 
plus  parler  de  lui. 

Pendant  un  demi-siècle,  la  guerre  civile  dévora  toutes 
les  ressources  de  la  France  ;  une  seule  entreprise ,  dont 
nous  reparlerons  plus  lard ,  fut  tentée  pour  coloniser  la 
Floride.  Comment  le  gouvernement,  qui  approuvait  et  au- 
torisait le  massacre  de  la  Saint-Barthélémy,  aurait-il  pensé 
à  former  des  colonies  lointaines?  La  reine  Catherine,  son 
fils  et  sa  cour  avaient  autre  chose  à  faire  que  de  son- 
ger à  l'Amérique  du  Nord.  Enfin,  lorsque,  sous  Henri  IV, 
la  France  commença  à  se  dégager  de  ce  nuage  de  sang  et 
de  larmes  qui  avait  obscurci  son  histoire,  l'attention  des 
hommes  politiques  se  reporta  sur  les  pêcheries  de  Terre- 
Neuve  dont  l'importance  s'était  progressivement  aug- 
mentée. En  1578  ,  on  comptait  cent  cinquante  navires 
français  occupés  de  ce  commerce,  et  même  on  avait  déjà 
commencé  à  régulariser  les  départs  et  les  retours.  Avant 
1609,  on  cite  un  matelot  français  qui  avait  visité  plus  de 
quarante  fois  les  cotes  de  Terre-Neuve.  En  1598,  un 
marquis  de  Laroche,  accompagné  de  cette  lie  des  prisons 
que  la  France  cherchait  à  déverser  dans  la  nouvelle  colo- 
nie ,  fit  une  seconde  tentative ,  plus  malheureuse  encore 
que  celle  de  Roberval.  Épouvantés  de  leur  profonde  so- 
litude et  de  l'aridité  du  sol ,  les  colons  regrettèrent  leurs 
cachots ,  et  les  redemandèrent  à  grands  cris  ;  on  leur  ac- 
corda le  retour  qu'ils  imploraient,  et  leur  grâce  leur  fut 
donnée  dès  qu'ils  eurent  touché  le  sol  français.  Avoir  passé 


1 4  jiisroinE 

quelques  mois  en  Amérique ,  semblait  un  châtiment  assez 
rigoureux  ! 

Cependant  on  avait  découvert  la  source  de  richesses 
que  pourrait  ouvrir  le  commerce  des  fourrures  (1).  Chau- 
vin et  Pontgravé ,  marchands  de  Saint-Malo  ,  commen- 
cèrent à  l'exploiter-,  une  compagnie  de  maichands  de 
Rouen  se  forma  ensuite  après  la  mort  de  Chauvin  et 
nomma,  pour  diriger  une  expédition,  Samuel  Champlain 
de  Brouage,  officier  hrave  et  expérimenté.  Cet  homme, 
qu'on  peut  regarder  comme  le  père  des  établissemens 
français  dans  le  Canada  ,  était  doué  d'un  jugement  sain  , 
d'une  prudence  et  d'une  persévérance  admirables  ,  et 
d'une  activité  que  rien  ne  lassait.  C'est  lui  qui  le  pre- 
mier a  donné  des  renseignemens  exacts  sur  la  géographie 
de  cette  partie  de  l'Amérique,  et  sur  la  vie  des  tribus  no- 
mades qui  l'habitaient.  L'emplacement  de  Québec,  mot 
indien  qui  signifie  délroit,  fut  choisi  par  lui,  comme  l'en- 
droit le  plus  favorable  à  l'érection  d'un  fort.  Il  revenait 
en  France,  au  moment  où  l'on  venait  d'accorder  à  Des- 
monts une  patente  exclusive  ;  la  souveraineté  de  tout  le 
pays  situé  entre  le  40"''  et  le  46""'  degré  de  latitude ,  c'est- 
à-dire  depuis  Philadelphie  jusqu'au-delà  de  Montréal  5 
enfin  le  monopole  lucratif  du  commerce  des  fourrures  , 
le  droit  d'emmener  et  d'embarquer  avec  lui  les  vagabonds 
et  les  personnes  oisives  et  sans  aveu,  et  celui  de  leur  par- 
ta^^er  le  territoire.  Ce  nouvel  aventurier,  accompagné  d'un 
nommé  Poutrincourt ,  quitta  les  rives  de  France  avec 
deux  vaisseaux  qui  contenaient  tout  l'avenir  de  la  France 
nouvelle.  Poutrincourt  fut  séduit  par  l'aspect  et  la  situa- 

(1)  Voyez  dans  le  17*  Numc^ro  (mai  183i  )  l'article  siu"  le  commerce 
des  ptUelcrios  cliei  les  aucicns  et  les  modernes. 


DES  ÉTATS-UMS  DE  h  MIÉKIQVU  SEl'TE.NmiOXALE.  15 

lion  du  havre  qu'on  a  nommé  Annapolis  depuis  la  con- 
quête de  l'Acadie  par  les  Anglais,  et  pria  Desmonts  de  lui 
faire  la  concession  de  ce  territoire  qu'il  habita  avec  sa  fa- 
mille et  qu'il  nomma  Port-Royal.  Quant  à  Desmonts,  il  es- 
sava  d'abord  de  coloniser  l'ile  de  Sainte-Croix,  qu'il  aban- 
donna bientôt  pour  Port-Royal.  Les  émigrans  trouvaient 
le  climat  rude,  le  ciel  froid,  la  culture  des  terres  pénible  5 
ils  essayèrent  de  remonter  vers  le  sud ,  et  explorèrent  le 
cap  Cod.  Les  hostilités  des  sauvages,  les  écueils  qui  bor- 
dent les  côtes ,  arrêtèrent  leurs  efforts  :  ils  ne  purent  pé- 
nétrer dans  la  Nouvelle-Angleterre.  Cependant  le  mono- 
pole de  Desraonts  avait  excité  des  réclamations  nombreuses. 
Sa  commission  fut  révoquée ,  et  une  compagnie  de  mar- 
chands de  Dieppe  et  de   Saint-Malo  choisit  Champlain 
pour  chef  de  l'entreprise  nouvelle  qui  devait  réussir  sous 
la  conduite  de  cet  homme  habile  et  ferme.  La  Nouvelle- 
France  n'a  pas  d'autre  fondateur  que  lui  5  quelques  chau^ 
mières  grossières  et  sauvages  s'élevèrent,   ce  furent  les 
premières  maisons  de  Québec.  Audacieux  et  prudent,  il 
se  lia  avec  une  tribu  sauvage ,  porta  les  armes  avec  elle , 
combattit  les  Iroquois ,  tribu  ennemie  ;  puis  remonta  le 
fleuve  Sorel,  et  donna  son  nom  à  ce  beau  lac  ,  véritable 
mer  intérieure  qui  a  éternisé  sa  mémoire.  S'il  n'a  pas 
découvert  l'Amérique  septentrionale ,  c'est  lui  du  moins 
qui  le  premier  a  établi  la  puissance  française  dans  ces 
lointaines  régions. 

Pendant  que  les  grands  et  les  potentats  de  l'Europe 
couvraient  leurs  pays  de  ruines  et  de  morts  ,  quelques 
pauvres  pêcheurs  de  Saint-Malo  fondaient  un  empire.  Unq 
autre  nation  non  moins  puissante,  non  moins  aventu- 
reuse ,  et  qui  la  première  avait  montré  aux  peuples  cette 
proie  opulente  ,  le  Nouveau-Monde  j  lEspagne  n'était  pas 
restée  oisive.  Ponce  de  Léon ,  guerrier  valeureux  qui  avai^ 


1 6  HISTOIRE 

accompagné  Colomb  dans  son  voyage ,  et  qui  avait  été 
long-lems  gouverneur  d'Hispaniola  ,  arma  trois  vaisseaux 
à  ses  propres  frais  ,  et  partit  de  Porto-Ricco.  Il  cherchait 
plus  qu'un  royaume  :  crédule  comme  un  matelot ,  hardi 
comme  un  vieux  soldat,  et  plein  de  confiance  dans  les 
traditions  populaires ,  il  espérait  trouver  au  loin ,  non 
seulement  des  lingots  d'or  et  d'argent ,  mais  une  terre 
mag;ique ,  un  royaume  de  féerie ,  des  arbres  dont  la  sève 
donnait  l'éternelle  jeunesse  ,  l'élixir  de  l'immortalité , 
Y  Eldorado  enfin.  Tels  étaient  les  rêves  qui  berçaient 
l'imagination  de  cet  homme  bronzé  par  tant  de  combats  et 
par  tant  d'orages.  Le  27  mars  1512,  jour  de  Pâques  fleu- 
ries, il  aperçut  les  cotes  de  la  Floride  5  tel  fut  le  nom  qu'il 
donna  à  cette  terre  ;  il  doubla  le  Cap  ,  fraya  sa  route  au 
milieu  des  iles  des  Tortues,  et,  après  cette  découverte  qu'il 
ne  poussa  pas  plus  loin,  revint  à  Porto-Ricco.  Les  indi- 
gènes n'avaient  pas  laissé  approcher  les  étrangers  de  leurs 
côtes  :  le  tems  avait  été  très-mauvais.  Un  des  matelots  de 
Ponce  de  Léon  se  chargea  de  continuer  son  entreprise  ,  et 
les  Espagnols  regardèrent  comme  leur  propriété  un  pays 
dont  l'intérieur  leur  était  inconnu,  que  leur  imagination 
peuplait  de  chimères,  et  où,  selon  eux  ,  l'or  et  l'argent 
devaient  tapisser  toutes  les  montagnes  et  couler  avec  tous 
les  ruisseaux. 

Ponce  reçut  pour  récompense  le  gouvernement  de  la 
Floride,  à  la  charge  de  coloniser  le  pays  qu'il  devait 
gouverner.  A  son  arrivée,  les  Indiens  l'attaquèrent  avec 
une  fureur  implacable ,  beaucoup  de  ses  gens  furent  tués  5 
lui-même ,  frappé  d'une  flèche  empoisonnée ,  alla  mou- 
rir à  Cuba.  Là  s'arrêtèrent  ses  songes  de  gloire  :  il  avait 
rêvé  un  royaume;  il  Irouva  la  mort. 

Plusieurs  autres  capitaines  de  vaisseaux ,  tantôt  touchè- 
Tenlles  côtes  de  la  Floride,  tantôt  passèrent  en  vue  de  ses 


DES  ÉTATS-UNIS  DE  l' AMÉRIQUE   SEPTENTRIONALE.  l7. 

cotes.  Diego  Miruelo  rapporta  en  Espagne  quelques  frag- 
mens,  d'or  qui  donnèrent  la  plus  haute  idée  de  ces  parages  : 
et  Francisco  Fernandezde  Gordoue ,  après  avoir  découvert 
la  province  de  Yukatan  et  la  baie  de  Camnèche  ,  tourna 
sa  proue  vers  le  nord^  toucha  une  cote  de  l'Amérique 
septentrionale  qu'on  n'a  pu  fixer  avec  certitude ,  et  y 
trouva  aussi  la  mort  sous  les  flèches  des  sauvages.  Vers  la 
limite  sud  des  Etats-Unis,  Grijalva  et  François  Garay, 
gouverneurs  de  la  Jamaïque,  firent  quelques  découver- 
tes. La  Caroline  du  Sud  ,  dont  le  nom  primitif  était 
Chicora,  fut  explorée  par  Lucas  Vasquez  de  Ayllon  et  six 
autres  Espagnols  partis  de  Saint-Domingue  à  la  quête 
des  esclaves  ;  ils  donnèrent  le  nom  du  Jourdain  à  la  rivière 
Comhahie,  et  celui  de  Sainte-Hélène  à  un  cap  qui  a  prêté 
son  nom  au  détroit.  Les  habitans  timides  fuyaient  à  l'ap- 
proche des  vaisseaux  :  bientôt  ils  se  rassurèrent  5  on  essaya 
de  les  capter  et  de  les  séduire;  des  présens  et  des  alimens 
leur  furent  offerts  5  ils  répondirent  à  ces  témoignages  d'ami- 
tié par  une  hospitalité  naïve  ;  et  s' apprivoisant  peu  à  peu,  ils 
se  hasardèrent  jusqu'à  mettre  le  pied  sur  les  navires  espa- 
gnols, dont  les  chefs,  sans  scrupule  et  sans  pitié  ,  levèrent 
l'ancre,  arrachant  les  femmes  à  leurs  maris  ,  les  maris 
à  leurs  femmes,  et  les  enfans  à  leur  mères.  Qu'on  se  fi- 
gure les  malédictions  qui  suivirent  sur  l'Océan  le  navire 
de  ces  brigands  de  la  mer!  Quelles  semences  de  haines 
durent  germer  dans  le  cœur  des  indigènes  !  Et  par  quelles 
actions  barbares  les  chrétiens  s'annonçaient-ils  aux  peu- 
ples qu'ils  prétendaient  civiliser  !  Lorsque  Vasquez  ,  de 
retour  en  Europe,  eut  obtenu  de  Charles-Quint  le  droit  de 
conquérir  et  de  distribuer  à  ses  guerriers  la  Caroline  du 
Sud,  alors  nommée  Chicora  -,  lorsqu'il  revint  en  Amérique, 
avec  des  vaisseaux  armés  en  guerre,  pour  accomplir  son 
œuvre  de  destruction  et  de  pillage,  un  de  ses  vaisseaux 
xr.  a 


18  HISTOIRE 

s'engagea  dans  les  bas-fonds  du  Jourdain  ;  les  sauvages 
que  l'on  avait  si  indignement  traités  saisirent  l'occasion 
d'une  juste  vengeance ,  et  massacrèrent  la  plus  grande 
partie  de  son  équipage  :  lui-même ,  plus  honteux  de  son 
insuccès  que  repentant  de  son  crime,  il  tomba,  disent  les 
historiens,  dans  une  profonde  mélancolie  qui  hâta  l'heure 
de  sa  mort. 

Malgré  ce  désastre,  Pamphilo  deNarvaez,  celui-là  même 
qui  avait  été  chargé  par  le  gouverneur  de  Cuba  de  s'em- 
parer de  la  personne  de  Fernand  Cortez ,  obtint  la  per- 
mission d'envahir  à  son  tour  le  territoire  convoité  par 
Yasquez.  L'expédition  de  Narvaez,  homme  présomptueux 
et  violent ,  fut  mémorable  par  ses  désastres.  Des  trois  cents 
hommes  qui  le  suivaient ,  dont  quatre-vingts  cavaliers  , 
quatre  seulement  revinrent  en  Espagne ,  après  avoir  tou- 
ché terre  près  de  la  baie  Apalachie.  Ces  aventuriers, 
qui  n'avaient  pas  de  route  certaine  à  suivre,  furent  obligés 
de  se  fier  aux  indications  des  indigènes.  Ceux-ci  com- 
mençaient à  savoir  ce  qu'ils  pouvaient  attendre  des  Eu- 
ropéens :  ils  tracèrent  une  fausse  route  qui  devait ,  di- 
saient-ils ,  conduire  les  Espagnols  au  pays  de  l'or;  sur  la 
foi  de  ces  promesses  menteuses ,  la  troupe  de  Narvaez 
s'enfonça  dans  l'intérieur  du  continent,  fut  décimée  par 
la  peste ,  la  famine ,  les  flèches  des  sauvages ,  et  après 
avoir  erré  dans  des  forets  sans  limites ,  où  elle  n'avait  ren- 
contré que  quelques  huttes  misérables  ,  elle  se  retrouva 
près  de  la  baie  de  Pensacola,  sans  vaisseaux,  sans  armes, 
sans  munitions,  sans  habits,  exténuée  de  fatigue  et  de 
misère.  C'était  en  décembre  1528.  Narvaez  et  ses  com- 
pagnons construisirent  avec  des  écorces  d'arbres  plusieurs 
bateaux  si  grossièrement  fabriqués,  qu'il  fallait ,  pour  se 
confier  à  de  tels  navires ,  tout  le  courage  du  désespoir. 
Enfin  ils  réussirent  à  toucher  les  cotes  de  la  Floride  où  ils 


DES  ÉTATS-UNIS  DE   l' AMÉRIQUE  SEPTENTRIOXALE.  19 

passèrent  six  mois.  En  cherchant  à  quitter  ces  rivages  , 
ils  furent  assaillis  par  une  tempête  à  1  embouchure  du 
Mississipi.  L'équipage  de  l'un  de  ces  navires  se  réfugia 
dans  une  île,  il  y  trouva  un  autre  ennemi:  la  famine. 
Après  une  année  de  misère  et  de  douleurs,  quatre  hom- 
mes seulement  revinrent  à  Mexico.  Qui  ne  croirait  que 
ces  résultats,  multipliés  et  désastreux,  vont  décourager 
de  nouveaux  aventuriers?  Mais  non.  L'imagination  po- 
pulaire se  représentait  la  partie  septentrionale  du  conti- 
nent américain  comme  semée  de  temples  magnifiques,  de 
villes  d'or  et  d'argent;  comme  habitée  par  des  princes 
aussi  riches  que  les  caciques  du  Mexique  et  du  Pérou. 
Rien  ne  pouvait  désabuser  ces  hommes  que  la  cupidité 
et  la  crédulité  berçaient  de  leurs  chimères. 

Ferdinand  de  Soto  fut  la  victime  la  plus  célèbre  et  la 
plus  malheureuse  de  cette  illusion.  Son  vovage,  dans  la 
simplicité  même  des  faits,  forme  un  poème  épique  terri- 
ble. Les  lauriers  de  Cortez  et  de  Pizarre,  son  ancien  ami, 
avaient  éveillé  son  ambition.  Déjà  distingué  par  sa  valeur 
et  son  audace  ,  marié  à  Tune  des  premières  héritières 
d'Espagne,  il  obtint  de  Charles-Quint  le  gouvernement 
de  Cuba  et  la  vice-royauté  de  tout  ce  territoire  vague  et 
mal  connu  que  Ton  comprenait  alors  sous  le  nom  général 
de  la  Floride.  A  peine  eut-il  annoncé  ses  intentions,  jeu- 
nes nobles,  riches  marchands  ,  guerriers  aventureux  ac- 
coururent se  ranger  sous  sa  bannière.  Les  uns  vendaient 
leurs  maisons ,  les  autres  leurs  vignobles ,  pour  acheter 
les  équipages  militaires  et  l'armure  de  voyage.  Six  cents 
hommes ,  la  fleur  de  la  Péninsule,  montèrent  sur  ces  vais- 
seaux qui  fendirent  l'Océan  d'un  essor  joyeux,  et  dont  les 
poupes  couronnées  de  fleurs  ,  dont  les  mâts  pavoises  de 
flammes,  semblaient  annoncer  le  triomphe,  les  fêtes  et  la 
gloire.  On  passa  quelque  tems  à  Cuba  où  de  nouveaux 


20  HISTOIRE 

soldats  briguèrent  la  permission  de  se  joindre  à  cette 
troupe  favorisée  du  sort.  Une  semaine  après,  la  flotte 
était  à  l'ancre  dans  la  baie  de  Spiritu-Santo.  Soto  ren- 
voya sa  flotte  ,  ne  voulant  pas  qu'il  lui  restât  de  prétexte 
pour  renoncer  à  son  entreprise,  comme  Colomb  il  brûlait 
ses  vaisseaux.  Il  ne  fut  abandonné  que  par  un  vieillard 
nommé  Porcallo,  qui,  à  l'aspect  de  ces  forêts  sans  limites  et 
de  cette  terre  sauvage,  se  découragea  ,  et ,  chargé  de  l'in- 
dignation et  du  mépris  de  Soto,  retourna  dans  ses  pro- 
priétés de  Cuba. 

Alors  com.mença  l'étrange  procession  de  ces  aventu- 
riers ,  les  uns  à  pied ,  les  autres  à  cheval  ,  bien  équipés, 
bien  armés  ,  accompagnés  de  douze  prêtres  et  de  quel- 
ques chapelains.  L'armée  de  Gortez  n'était  ni  aussi  nom- 
breuse, ni  aussi  bien  préparée.  Ils  portaient  avec  eux 
des  chaînes  pour  les  prisonniers ,  une  forge  complète , 
tous  les  ornemens  de  l'église  pour  chanter  la  messe  dans 
les  déserts.  Ils  étaient  suivis  d'un  troupeau  de  porcs, 
ressource  contre  la  disette ,  et  de  ces  grands  chiens  de 
combat  instruits  à  courir  sur  les  hommes  et  à  les  étran- 
gler. A  chaque  jour  de  fête  institué  par  Téglise  calholi- 
que  ,  on  célébrait  exactement  les  cérémonies  qu'elle  con- 
sacre ,  et  la  marche  des  guerriers  dans  le  désert ,  cette 
marche  guidée  par  l'avarice  et  la  férocité,  prenait  la  forme 
d'une  procession  religieuse. 

Cependant,  on  ne  rencontrait  que  des  ennemis.  Les 
Indiens  se  plaisaient  à  égarer  ces  nouveaux  hôtes,  dans  les 
forêts  inaccessibles  et  dans  les  terrains  fangeux  ;  au  lieu 
de  se  concilier  ces  maitres  du  désert,  on  les  faisait  mettre 
à  mort  par  les  chiens  5  ou  on  les  chargeait  de  colliers  de  fer 
en  les  contraignant  à  porter  les  fardeaux  de  la  troupe.  Du 
mois  de  juin  au  mois  d'octobre  1539  ,  on  s'avança  jusqu'à 
la  tête  de  la  baie  Apalachie,  et  l'on  découvrit  Ochus,  havre 


DES  ÉTATS-UNIS  DE  L'AMÉRIûrE  SEPTENTRIONALE.  21 

de  Pensacola.  Après  avoir  hiverné  ,  la  troupe  se  remit  en 
route  en  murmurant ,  il  est  vrai,  contre  la  témérité  de 
son  chef  :  «  Je  ne  reculerai  pas,  avait  dit  Soto ,  jusqu'à 
ce  que  j'aie  exploré  le  pavs  de  mes  propres  yeux.  »  Un 
Indien  qui  lui  servait  de  guide  nourrissait  sa  crédulité 
des  contes  les  plus  bizarres  :  «  Il  y  avait,  disait-il ,  assez 
loin  de  là ,  un  pays  gouverné  par  une  femme ,  et  où  tous 
les  hommes  étaient  occupés  à  fondre  et  à  raffiner  l'or.  » 
Le  sauvage  décrivait  si  exactement  les  procédés  néces- 
saires à  la  fabrication  de  l'or,  que  Solo  s'écria  :  «  Il  faut 
qu'il  Tait  vu  ,  ou  que  le  diable  le  lui  ait  appris.  » 

Se  dirigeant  vers  le  nord-est ,  les  Espagnols  passèrent 
l'Attamaha,  admirèrent  les  fertiles  vallées  et  les  belles  ri- 
vières de  la  Géorgie,  et  atteignirent,  en  avril  1540,  les 
bords  de  l'Ogechie.  Les  vivres  commençaient  à  manquer. 
Perdus  dans  ces  solitudes  sauvages,  les  Castillans  ne  mar- 
chaient que  par  obéissance  pour  leur  chef.  L'un  des  captifs 
indiens  que  l'expédition  trainait  après  elle ,  plus  franc  et 
plus  hardi  que  ses  compagnons  d'infortune ,  soutint  hau- 
tement que  les  Espagnols  se  trompaient  et  qu'il  ne  connais- 
sait aucun  pays  semblable  à  cette  région  de  l'or  qu'ils  cher- 
chaient avec  tant  d'ardeur.  Soto  le  fit  mettre  à  mort.  Ar- 
rivé au  petit  village  indien  de  Cutifachani,  ils  y  trouvèrent 
un  poignard  et  un  rosaire,  tristes  vestiges  de  l'expédition 
de  Yasquez.  Tout  concourait  à  les  décourager  5  ils  de- 
mandèrent en  grâce  qu'on  leur  permit ,  ou  de  fonder 
une  colonie  dans  cet  endroit  ,  ou  de  retourner  sur 
leurs  pas.  Soto  les  écouta  patiemment  et  leur  déclara 
que  sa  volonté  était  inébranlable  :  ils  consentirent  à  le 
suivre  encore. 

On  se  dirigea  vers  le  nord  ;  on  traversa  la  contrée  sté- 
rile des  Cherokees  :  et,  chose  singulière  ,  cet  or  que  Ton 


22  HISTOIRE 

cherchait  avec  tant  d'avidité  àe  trouvait  dans  les  en- 
trailles mêmes  du  sol  aride  que  l'on  foulait  aux  pieds,  et 
où  on  l'a  découvert  depuis  cette  époque.  Quelques  popu- 
lations pacifiques  qui  n'avaient  pas  encore  entendu  parler 
des  Européens,  se  présentèrent  à  eux.  Ils  firent  halte 
près  de  la  source  de  la  rivière  Cousa,  et  s'arrêtèrent 
dans  les  vallées  dont  les  ruisseaux  vont  se  réunir  dans  la 
baie  de  Mobile.  Un  détachement  s'avança  jusqu'au  pied 
des  Apalaches,  dont  la  hauteur  inaccessible  l'efFraya.  Ces 
hommes ,  qui  espéraient  rapporter  des  monceaux  d'or 
dans  leur  pays ,  n'avaient  encore  qu'un  seul  trophée  de 
leurs  victoires,  une  peau  de  buffle.  De  Cousa ,  en  tournant 
vers  le  sud ,  ils  marchèrent  jusqu'à  Tuscalousa  ,  et  fini- 
rent par  atteindre  Mavilla  ou  Mobile ,  petite  ville  in- 
dienne dont  les  liabilans  défendirent  les  approches.  Fati- 
gnés  de  camper  et  de  bivouaquer  dans  les  champs  et  lès 
bois,  les  Espagnols  voulurent  occuper  la  ville,  où  ils 
firent  entrer  leurs  bagages  •  les  Indiens  v  mirent  le  feu  5 
et  dans  une  bataille  acharnée  deux  mille  cinq  cents  In- 
diens périrent,  et  seulement  dix-huit  Espagnols 5  cent 
cinquante  furentgrièvement  blessés,  douze  chevaux  furent 
tués.  La  victoire  n'était  due  qu  à  la  terreur  inspirée  par 
la  cavalerie  castillane.  Les  collections  de  curiosités  et  les 
bagages  des  Espagnols  étaient  consumés  lorsque  la  troupe 
revint  à  Pensacola,  où  elle  trouva  des  renforts  envovés 
de  Cuba.  L'orgueilleux  Soto  ne  voulut  point  écrire  de 
lettre  qui  portât  en  Europe  un  seul  renseignement  sur  la 
destinée  de  son  expédition.  Il  avait  résolu  de  ne  parler 
de  lui-même  que  lorsqu  il  aurait  découvert  un  autre  Mexi- 
que. H  n'avait  plus  que  cinq  cents  hommes.  Toute léten- 
due  de  terrain  située  au-dessus  de  Mobile  était  occupée 
par  une  population  guerrière  et  ombrageuse.  Il  fit  retraite 


DES  ÉTATS-rXIS  DE  L'AMÉr.IQlE   SFPTEXTP.IOXALE.  23 

vers  le  nord ,  atteignit  Chickasa,  clans  la  partie  supérieure 
du  Mississipi ,  hiverna  dans  ce  lieu  et  se  prépara  à  repartir 
en  mars  1541. 

Rien  n'annonçait  encore  l'approche  du  pavs  de  l'or  5  les 
Indiens  portaient  pour  ornement  des  coquillages  suspendus 
au  cou^  pour  palais  ils  n'avaient  que  leurs  huttes.  Soto 
leur  demanda  deux  cents  hommes  d'escorte  pour  porter 
ses  fardeaux.  Irrités  dans  leur  indépendance  et  blessés 
dans  leur  orgueil ,  ceux-ci  firent  semblant  d'v  consentir  -, 
mais  au  milieu  de  la  nuit ,  comme  les  Moscovites  de  1812, 
ils  incendièrent  de  leurs  propres  mains  leurs  habitations. 
La  nature  humaine  est  la  même  dans  tous  les  tems.  Ce  fut 
une  scène  épouvantable.  Les  Espagnols  se  réveillaient  au 
milieu  des  flammes  ;  les  hurlemens  de  guerre  retentis- 
saient au  milieu  des  boisj  l'incendie  consumait  la  vieille 
forêt  :  et  Ion  voyait  les  coursiers  s'élancer  sans  maitre  au 
milieu  de  ces  solitudes  embrasées  dont  la  profonde  nuit  s'é- 
clairait de  longs  reflets  rougeàtres.  Onze  Espagnols  suc- 
combèrent :  on  ne  put  sauver  ni  armes,  ni  vètemensj  et 
les  guerriers  de  Soto  se  trouvèrent,  au  milieu  du  désert, 
nus  comme  les  sauvages  ,  privés  de  la  plupart  de  leurs 
chevaux  et  de  tous  leurs  équipages.  Ces  hommes  si  im- 
prudens ,  si  obstinés  et  souvent  si  féroces  ,  étaient  doués 
d'un  courage  et  d'une  résolution  héroïques.  Ils  avaient 
conservé  leur  forge  :  ils  fabriquèrent  des  lances  et  des 
épées  ;  la  première  attaque  des  Indiens  fut  repoussée  avec 
succès.  L'intrépide  Soto  ne  se  rebuta  pas.  Le  22  avril  il 
recommença  ses  excursions ,  que  nul  succès  n'avait  cou- 
ronnés encore.  En  marchant  vers  l'ouest  il  se  trouva , 
après  sept  jours  de  fatigues  ,  en  face  du  roi  des  fleuves, 
le  Mississipi  ou  Meschacebé  5  devant  ce  cours  d'eau  d'un 
mille  de  large,  immense  torrent  toujours  jauni  par  le 
sol  qu'il  entraine ,  toujours  chargé  des  dépouilles  des 


Ù.4  HISTOIRE 

forêts  dont  les  rameaux  et  les  gigantesques  troncs  sui- 
vent sa  marche  triomphale.  Sur  les  hords  du  Mississipi 
vivaient  des  sauvages  qui  n'avaient  pour  armes  que  des 
flèches  de  bois,  et  qui,  écrasés  par  la  supériorité  des  Es- 
pagnols, leur  obéirent  aveuglément.  Leurs  frêles  nacelles 
ne  pouvaient  porter  les  chevaux  des  étrangers  ;  on  passa 
trois  mois  à  construire  des  chaloupes  plus  solides ,  et  l'ex- 
pédition, traversant  enfin  le  fleuve  ,  toucha  la  rive  occi-' 
dentale.  Eu  remontant  cette  rive  et  ces  marécages  fangeux, 
on  atteignit  la  Petite-Prairie  ,  son  plateau  élevé  chargé  de 
productions  végétales  et  d'arbres  fruitiers  ,  et  enfin  Pa- 
caha  ,  le  point  le  plus  septentrional  où  Soto  se  soit  arrêté. 
11  y  passa  quarante  jours.  Des  détachemens  envovés  en 
reconnaissance  ne  rencontrèrent  que  des  déserts.  A  fouest 
et  au  nord-ouest ,  les  tentatives  de  Soto  ne  furent  pas  plus 
heureuses.  Où  était-elle  donc  cette  région  si  désirée ,  cette 
terre  natale  de  l'or  ?  On  traversait  une  multitude  de  pe- 
tites villes  sauvages ,  pauvres ,  habitées  par  des  sauvages 
nus.  C'étaient  des  tribus  agricoles  exploitant  un  sol  fertile 
et  trouvant  dans  ses  produits  assez  de  ressources  pour 
vivre  en  paix  avec  leurs  voisins.  Les  arts  de  la  vie  étaient 
peu  avancés  parmi  eux,  leur  caractère  doux,  leurs  occu- 
pations champêtres.  Quand  ils  virent  arriver  ces  étrangers 
féroces  ,  armés  de  fer  et  de  feu  et  suivis  de  leurs  dogues 
meurtriers  ,  ils   se  soumirent  ;   les  Espagnols  ,  qui  se  di- 
saient chrétiens  ,  abusèrent  indignement  de  cette  facile 
soumission.  «  On  avait  pris  vingt  chefs ,  dit  l'historien 
Chauvet  de  Bcnzo  ,  cité  par  Debry  (1)  5  on  les  menaça  de 
les  briller  vifs  s'ils  n'indiquaient  le  pays  où  germait  l'or. 
Frappés  de  crainte  et  vovant  la  mort  devant  eux  ,  ils  ré- 
pondirent, tout  trcmblans,  que,  dans  huit  jours,  ils  con- 

[l)  Historia  Novi  Ch'bis,  1.  Il .  c.  13.  pcbi^ .  p.  /i ,  p.  47. 


DES  ÉTATS-UNIS  DE  l'aSIÉRIQI'E   SEPTEXTRI0\ALE.  25 

duiraient  les  étrangers  dans  un  Heu  où  se  trouvait  une 
grande  quantité  d'or.  On  les  suivit.  Pendant  douze  jours 
On  voyagea  sous  leur  direction  sans  rien  rencontrer.  Soto, 
furieux  ,  leur  fit  couper  les  mains  et  les  renvoya.))  Ce  n'é- 
tait pas  cruauté  ,  c'était  avarice  :  que  lui  importaient  la 
vie,  le  bonheur,  le  repos  des  Indiens?  Il  lui  fallait  de  l'or, 
de  l'or  à  tout  prix.  Dès  que  les  malheureux  indigènes  sa- 
vaient qu'il  s'approchait,  la  terreur  s'emparait  d'eux  : 
«  Vous  voulez  de  For,  disaient-ils,  ce  n'est  pas  ici;  c'est 
plus  loin ,  bien  plus  loin  qu'il  se  trouve.  ))  Et  les  aventu- 
riers s'enfonçaient  encore  dans  les  forêts  vierges,  où 
chaque  pas  était  une  fatigue,  ou  chaque  mille  leur  coû- 
tait des  sueurs  infinies  et  souvent  des  hommes. Voilà  com- 
ment ils  arrivèrent  au  confluent  de  Washita,  déjà  uni  à 
la  rivière  Rouge  et  au  Mississipi.  Chevaux  et  hommes 
mouraient  autour  du  chef  intrépide,  et  les  tribus  in- 
diennes lui  adressaient  le  défi  de  guerre.  Environné  de  fan- 
tômes humains,  épuisé  lui-même,  il  ne  pouvait  accepter 
le  combat.  Son  orgueil,  vaincu  et  terrassé  ,  le  conduisit  à 
la  mort.  Le  21  mai  1542  ,  après  quelques  jours  d'une  mé- 
lancolie profonde  ,  il  expira  sur  les  bords  du  fleuve  qu'il 
avait  découvert.  On  enveloppa  d'un  manteau  le  corps  de 
l'ami  de  Pizarre -,  à  minuit,  les  soldats  et  deux  prêtres 
se  dirigèrent  vers  le  fleuve  ;  les  uns  pleurèrent  le  chef  qui 
les  avait  égarés  dans  ces  solitudes;  les  autres  chantèrent, 
au-dessus  des  eaux ,  le  premier  requiem  que  le  Nouveau- 
Monde  ait  entendu  :  puis  le  corps  tomba  dans  le  fleuve,  et 
celui  qui  avait  traversé  presque  toute  l'Amérique  septen- 
trionale ,  dans  l'espoir  d'égaler  Corlez ,  n'y  trouva  pas 
même  une  tombe. 

Le  chef  désigné  par  Soto  avant  sa  mort  était  loin  de  par- 
tager ses  espérances  obstinées;  il  ne  voulait  que  le  repos. 
Sa  troupe ,  après  quelques  tentatives  infructueuses ,  s'ar- 


26  IlISTOIftE 

réta  sur  les  bords  du  Mississipi  ^  du  mois  de  janvier  au 
mois  de  juillet,  elle  travailla  sans  relâche  à  construire  cinq 
misérables  navires  faits  de  planches  légères ,  retenues  par 
des  clous  de  petites  dimensions. 

Il  fallut  cinquante  jours  à  ces  frêles  esquifs  que  le  plus 
léger  souffle  de  vent  pouvait  renverser,  dont  la  carène 
n'aurait  pu  résister  au  moindre  choc  ,  pour  atteindre  le 
golfe  du  Mexique;  les  aventuriers  n'étaient  plus  que  trois 
cent  onze  ,  la  plupart  malades  ,  et  tous  épuisés.  Le  Mis- 
sissipi était  découvert  :  c'était  là  tout  ce  qu'on  avait  gagné 
au  prix  de  tant  de  courage ,  de  persévérance  et  d'efforts 
dépensés  en  vain.  Le  fanatisme  fit  encore  une  tentative; 
trois  prêtres  dominicains  entrèrent  dans  la  Floride  et  tom- 
bèrent victimes  de  leur  foi  que  les  sauvages  ne  compre- 
naient pas.  La  Floride  était  déjà  teinte  du  sang  castillan: 
cependant  cette  nation  ne  renonçait  pas  à  sa  conquête 
prétendue  ;  non  seulement  elle  regardait  la  Floride  comme 
à  elle ,  mais  le  Canada  où  elle  ne  possédait  pas  une  seule 
citadelle ,  mais  toute  l'Amérique. 

Il  v  avait  long-tems  que Coligny avait  formé  le  plan  d'en- 
voyer en  Amérique  des  colonies  prolestantes,  plan  que  Cal- 
vin lui-même  favorisait  et  auquel  un  premier  essai  infruc- 
tueux, tenté  en  1555parVillegagnon,  ne  le  fit  pas  renoncer. 
La  cour  pensait  comme  Coligny  '•  les  colonies  protestantes 
offraient  une  issue  très-utile  à  la  turbulence  des  esprits  ,  à 
la  nouveauté  des  opinions  religieuses  :  aussi  Charles  IX  ne 
fit-il  aucune  difficulté  d'accorder  une  commission  très- 
étendue  à  Jean  Rlbault  de  Dieppe,  qui,  suivi  de  quel- 
ques jeunes  nobles  proleslans  ,  fil  voile  pour  l'Amérique. 
Ils  prirent  terre  dans  la  lalilude  de  Saint-Augustin.  La 
fécondité  apparente  du  sol,  la  beauté  du  climat,  les  char- 
mèrent :  toutes  les  rivières,  toutes  les  sources  dont  ils  ap- 
prochaient ,  reçurent  des  noms  empruntés  au  souvenir 


DES  ÉTATS-LXIS  EE  l' AMÉRIQUE  SEPTENTRIONALE.  27 

de  la  France;  ils  admirèrent  le  Port-Royal  et  la  vaste 
nappe  de  ses  eaux  ,  où  tous  les  navires  de  Venise  et  de 
l'Espa^jnc  auraient  trouvé  un  port  assuré.  Au  milieu  des 
chênes  séculaires  et  des  trésors  d'une  végétation  riche 
qui  embaumait  l'air  de  ses  parfums,  les  prolestans  purent 
se  croire  en  France  ;  les  armes  royales  s'élevèrent,  comme 
titre  de  possession ,  au  centre  de  File  des  Limons,  et  vingt- 
six  hommes,  composant  le  novau  de  la  colonie,  restèrent 
là,  sentinelles  perdues  de  l'Europe,  chargées  de  garder 
l'Amérique.  Charles  IX  donna  son  nom  à  la  Caroline, 
et  ce  pays  de  liherté  se  trouve  encore  aujourd'hui  sous 
l'invocation  du  monarque  de  la  Saint-Barthélémy. 

Au  bout  d'une  année ,  l'ennui  s'empara  de  ces  hommes 
que  leurs  divisions  intestines  avaient  déjà  décimés,  et 
qui,  entourés  de  populations  amies,  n'avaient  pas  pu 
vivre  en  paix  entre  eux.  Ils  s'embarquèrent  pour  la 
France,  furent  capturés  par  un  vaisseau  anglais,  et  con- 
duits les  uns  sur  les  rives  de  France  ,  les  autres  à  la  reine 
Elisabeth.  En  1564 ,  une  nouvelle  tentative  eut  lieu.  Lau- 
donnière,  accompagné  du  dessinateur  Demorgue,  et  pro- 
tégé par  Coligny  ,  dirigea  l'entreprise  ;  trois  nouveaux 
navires  entrèrent  dans  la  rivière  Saint-Jean  ,  nommée 
alors  rivière  Mai.  Sur  ces  bords  on  construisit  une  nou- 
velle citadelle  qui  reçut  encore  le  nom  de  Charles  ;  des 
psaumes  furent  chantés  sur  la  rive,  les  armoiries  de 
France  y  furent  élevées.  Les  indigènes ,  dans  leur  con- 
fiance et  leur  douceur  d'ame,  dans  leur  ignorance  et 
leur  simplicité,  accoururent,  placèrent  autour  de  la  pierre 
monumentale  des  corbeilles  pleines  de  grains ,  et  exécu- 
tèrent des  danses  sauvages.  A  leurs  mœurs  ingénues,  com- 
parez les  mœurs  de  nos  aventuriers ,  ramassés  la  plupart 
dans  les  bourgades  de  France,  gens  sans  aveu,  qui  espé- 
raient qu'en  mettant  le  pied  en  Amérique  ils  feraient. 


29  HISTOIRE 

aussitôt  fortune.  Non  contens  des  tributs  que  les  naturels 
apportaient,  ils  mirent  au  pillage  les  réserves  que  ces  pau- 
vres gens  avaient  faites ,  et  détruisirent  ainsi  la  confiance 
qu'on  avait  en  eux  ;  il  fallut  employer  des  punitions  sé- 
vères pour  maintenir  l'ordre  dans  la  colonie  dont  une 
partie ,  lasse  de  ses  propres  vices ,  demanda  la  permission 
de  s'embarquer  pour  la  Nouvelle -Espagne,  profita  de 
cette  permission  pour  exercer  la  piraterie ,  et  se  fit  battre 
et  prendre  par  des  vaisseaux  espagnols.  Quelques  malheu- 
reux qui  échappèrent  au  combat  ne  trouvèrent  d'asile 
que  dans  le  port  de  la  Caroline  ,  et  furent  condamnés  à 
mort  par  Laudonnière.  Le  courage  des  colonistes  défail- 
lait ;  ils  avaient  espéré  des  monceaux  d'or  -,  ils  n'avaient 
pas  su  que  le  seul  avenir  d'une  colonie  nouvelle ,  dans 
un  tel  pays,  reposait  sur  l'industrie,  la  persévérance, 
l'énergie  et  le  travail.  Aussi  s'apprôlait-on  à  quitter  le  fort 
de  la  Caroline,  lorsqu'on  aperçut  des  voiles  en  mer.  C'é- 
taient celles  de  Rigault  qui  arrivaient  de  France  avec  des 
munitions ,  des  provisions  considérables,  de  nouveaux  co- 
lons et  toutes  les  ressources  qui  manquaient  aux  habitans 
du  fort.  L'espérance  se  réveilla  dans  les  ames^  on  com- 
mençait à  oublier ,  au  milieu  d'une  abondance  nouvelle , 
les  dangers  et  les  ennuis  passés ,  lorsqu'un  nouvel  événe- 
ment détruisit  la  colonie  naissante. 

L'Espagne,  qui  n'avait  renoncé  ni  à  ses  prétentions  sur 
la  Floride,  ni  même  à  sa  prétendue  conquête  du  Canada, 
apprit  avec  une  rage,  dont  la  haine  religieuse  redoubla 
l'intensité  ,  que  des  prolestans  français  avaient  formé  un 
éla])lissement  dans  cette  région  qu'ils  regardaient  comme 
à  eux.  Mélendez  venait  d'être  nommé  gouverneur  de  ce 
grand  pays  :  c'était  un  homme  féroce ,  déjà  condamné 
judiciairement,  et  dont  la  haine  contre  les  prolestans  s'é- 
tait envenimée  dans  les  guerres  de  Hollande  qu'il  avait 


DES  ÉTATS-UNIS  DE  l'aMÉRIQUE  SEPTEXTHIONALE.  29 

faites.  Aux  yeux  de  cet  homme,  hérétique  était  synonyme 
de  criminel.  Engagé  envers  le  roi  d'Espagne  a  coloniser  le 
pavs,  il  s'apprêta,  non  seulement  à  celte  œuvre  utile,  mais 
à  l'extermination  de  l'établissement  protestant.  La  ferveur 
des  Espagnols  pour  les  colonies  lointaines  se  joignit  à  la 
ferveur  du  fanatisme.  Plus  de  deux  mille  cinq  cents  per- 
sonnes ,  prêtres,  soldats  ,  matelots  ,  gentilshommes,  sui- 
virent Mélendez;  il  aborda,  mais  non  à  l'endroit  précis 
occupé  par  la  colonie  qu'il  cherchait  avec  tant  d'activité 
ou  plutôt  de  férocité.  Après  avoir  donné  à  un  havre  le 
nom  de  Saint-Auguslin  ,  il  découvrit  enfin  la  flotte  fran- 
çaise qui  se  trouvait  à  l'ancre  et  qui  le  questionna  sur  le 
but  de  son  voyage.  «  Je  suis  Mélendez,  répondit-il,  je 
viens  de  la  part  du  roi  d'Espagne  massacrer  tous  les  pro- 
testans  ^  je  ne  ferai  grâce  qu'aux  catholiques.  » 

La  flotte  française  coupa  ses  câbles,  et  fut  poursuivie 
par  les  Espagnols.  Peu  de  jours  après,  Ribault,  apprenant 
cette  insulte  ,  résolut  d'aller  attaquer  les  vaisseaux  enne- 
mis ;  une  tempête,  dispersa  sa  flotte  et  la  brisa  sur  les 
rochers.  Cependant  la  flotte  espagnole,  en  sûreté  dans  son 
port,  avait  beaucoup  moins  souffert  :  et  déjà  les  soldats 
de  Mélendez  avaient  construit  les  premières  huttes  qui 
servirent  de  noyau  central  à  Saint-Augustin  ,  la  plus  an- 
cienne ville  européenne  des  Etats-Unis  5  on  V  voit  encore 
de  vieilles  maisons ,  dont  les  solives ,  nues  et  irréguliè- 
res ,  trahissent  une  antiquité  qui  remonte  au-delà  même 
de  la  colonisation  de  la  Floride.  Bientôt  les  forêts  et 
les  marécages  qui  séparent  Saint- Augustin  du  fleuve 
Saint-Jean  furent  traversées  par  la  troupe  fanatique.  La  pe- 
tite citadelle  fut  prise  après  quelque  résistance  :  hommes, 
femmes,  enfans,  furent  égorgés  5  deux  cents  personnes  pé- 
rirent. Huit  ou  dix  hommes ,  entre  autres  Laudonnière , 
Challas  et  Demorgue,  se  réfugièrent  dans  les  bois.  Que 


Si)  BISTOIRB 

faire  ?  se  livrer  aux  Espagnols  ?  «  Restons ,  s'écria  Chal- 
las,  restons  à  la  merci  de  Dieu  ;  ces  hommes  sont  sans  pitié .  » 
Quelques-uns  voulurent  éprouver  la  générosité  castillane, 
on  les  égorgea.  Deux  ou  trois  autres  trouvèrent  un  asile 
sur  le  pont  de  deux  petits  vaisseaux  français  qui  étaient 
encore  dans  le  havre.  Sur  le  sol  encore  fumant  du  sang 
répandu,  on  chante  la  messe,  on  plante  une  croix,  on 
jette  les  fondemens  d'une  église.  Il  s'agit  de  s'emparer  de 
ceux  qui  ont  échappé  au  carnage  ^  on  leur  adresse  des  pro- 
positions de  paix ,  en  leur  demandant  la  remise  de  leurs 
armes  :  ils  y  consentent  :  une  chaloupe  vient  les  prendre. 
A  mesure  qu'ils  débarquent  sur  le  rivage ,  on  leur  atta- 
che les  mains  derrière  le  dos  ,  et  on  les  conduit  au  fort , 
comme  un  troupeau  à  la  boucherie.  Puis,  à  un  signal 
donné  au  son  des  trompettes  et  des  clairons ,  les  catholi- 
ques implacables  se  précipitent  sur  leurs  victimes  qu'ils 
mettent  en  pièces.  On  pend  aux  arbres  les  cadavres  mu- 
tilés, avec  un  écriteau  qui  porte  :  Non  comme  Français , 
mais  comme  protestans. 

L'infâme  cour  de  France,  dirigée  par  Catherine,  une 
cour  perdue  de  luxure,  de  férocité  et  de  perfidie  ,  apprit 
cette  nouvelle  avec  indifférence.  Mais  Dominique  de  Gour- 
gues,  protestant ,  soldat  gascon,  long-tems  prisonnier  sur 
les  galères  espagnoles  ,  racheté  par  le  grand  maître  de  l'or- 
dre de  Malte,  vendit  toutes  ses  propriétés  et  aliéna  sa 
fortune  pour  équiper  trois  vaisseaux  et  venger  ses  com- 
patriotes. Il  n'avait  que  cent  cinquante  hommes  avec  lui, 
troupe  trop  peu  nombreuse  pour  occuper  le  pavs  ,  mais 
suffisante  pour  le  dessein  que  de  Gourgues  avait  formé. 
Après  avoir  pris  les  deux  forteresses  espagnoles,  il  pen- 
dit ses  prisonniers  aux  mêmes  arbres  dont  les  branches 
avaient  soutenu  les  dépouilles  sanglantes  des  Français.  Il 
écrivit  sur  l'écriteau  qui  accompagnait  les  cadavres  :  Non 


DES  ÉTATS-IXIS  DE  l' AMÉRIQUE  SEPTENTRIONALE.  31 

comme  Espagnols  ou  matelots  ,  mais  comme  traîtres  , 
voleurs  et  meurtriers .  Là,  s'arrêta  sa  vengeance.  Sa  cour 
le  désavoua,  et,  malgré  cette  expédition  dont  le  succès 
n'eut  aucune  suite,  l'Espagne  prétendit  encore  à  la  sou- 
veraineté totale  de  rAmérique. 

Il  était  tems  que  l'Angleterre  prit  part  à  cette  lutte 
lointaine.  Le  premier  qui  donna  l'impulsion  à  l'ambition 
britannique,  et  qui  la  dirigea  vers  l'Amérique,  ce  fut 
Walter  Raleigli ,  l'élève  de  Coligny,  le  contemporain  de 
L'Hôpital,  guerrier,  poète,  savant,  navigateur,  ame  hé- 
roïque et  esprit  élevé  ,  que  la  justice  inique  des  bommes 
récompensa  par  la  prison  et  l'écbafaud.  Sous  Henri  YIII, 
on  avait  tenté  quelques  expéditions  dont  le  but  était,  soit 
d'exploiter  les  pêcheries  de  Terre-Neuve ,  soit  de  décou- 
vrir ce  passage  au  nord-est  que  tous  les  navigateurs  ont 
rêvé.  Willougbbv  périt  dans  une  de  ces  expéditions.  Mar- 
tin Frobisher,  navigateur  hardi  et  prudent ,  fit  la  même 
tentative  sans  succès.  Trois  fois  il  répéta  la  même  épreuve, 
toujours  suivi  de  matelots  avides  qui ,  comme  les  Espa- 
gnols ,  croyaient  marcher  à  la  conquête  des  régions  où 
germe  l'or.  On  ne  craignait  pas  les  naufrages ,  mais  seule- 
ment de  ne  pas  découvrir  les  mines  que  l'on  cherchait. 
L'avarice  s'était  créé  mille  superstitions.  Apercevait-on 
des  araignées ,  on  creusait  la  terre  sous  prétexte  qu'elles 
étaient  signes  d'argent.  Souvent  on  entassait  dans  les 
cales  des  vaisseaux  cette  terre  qui ,  une  fois  lavée  ,  de- 
vait, à  ce  que  l'on  croyait,  fournir  d'abondantes  richesses. 
Admirez  ce  mélange  de  folie  et  de  courage  !  On  osait  s'a- 
vancer jusqu'aux  régions  situées  aux  bords  de  la  baie 
d'Hudson  et  l'on  ramenait  en  Angleterre  des  vaisseaux 
chargés  d'argile. 

Enfin,  Elisabeth,  femme  hardie  et  toujours  au  niveau 
des  découvertes  de  son  siècle,  pensa  à  former  une  colonie 


32  HISTOIRE 

en  Amérique.  Quinze  vaisseaux  partirent,  montés  par  un 
brillant  équipage  composé  de  jeunes  nobles  et  de  marins. 
L'idée  fixe  de  tous  ces  navigateurs  était  encore  de  décou- 
vrir les  trésors  cachés  des  régions  polaires.  On  avait 
arrêté  que  douze  de  ces  vaisseaux  rapporteraient  les  ri- 
chesses conquises ,  et  que  les  trois  autres  resteraient  dans 
le  pavs  pour  concourir  à  la  formation  de  l'établissement. 
En  mai  1578,  la  flotte  de  Frobisher  entra  dans  la  baie 
d'Hudson,  que  d'immenses  ilôts  de  glace  obstruaient,  et 
où  1  un  de  ces  vaisseaux  périt  corps  et  biens.  En  vain 
chercha-t-il  au  milieu  de  ces  brouillards  et  de  ces  glaciers 
l'Eldorado  que  toute  l'Europe  avait  rêvé.  Il  parvint,  après 
mille  périls,  à  jeter  l'ancre  dans  le  havre  de  la  Comtesse 
de  Warwick.  Le  sol ,  composé  d'une  terre  argileuse  et 
noire,  séduisit  l'avidité  des  navigateurs,  qui  en  remplirent 
leurs  navires.  L'histoire  n'a  pas  dit  de  quelle  manière 
on  disposa  de  ces  étranges  trésors  qui  furent  rapportés  en 
Angleterre  avec  un  soin  curieux. 

Cependant  Drake ,  ancien  flibustier ,  que  son  métier 
avait  enrichi ,  découvrait  la  partie  sud  du  territoire  des 
Orégons.  Son  exemple  tenta  la  plupart  des  matelots  an- 
glais, et  ouvrit  une  route  brillante  à  l'exercice  de  la  pira- 
terie 5  le  commerce  et  la  colonisation  n'ont  pas  d'autre 
hase  qu'une  industrie  régulière  et  patiente.  Pendant  que 
les  aventuriers  perdaient  ainsi  leur  tems  et  leur  courage 
dans  des  expéditions  périlleuses  qui  flattaient  leur  espoir 
et  leur  avidité,  les  pécheurs  de  Terre-Neuve  enrichis- 
saient leur  pays.  Tous  les  ans,  quatre  cents  vaisseaux  par- 
taient des  ports  d'Espagne  et  de  Portugal,  de  France  et 
d'Angleterre ,  pour  les  pêcheries  de  Terre-Neuve.  Sir 
Humphrey  Guilbert ,  beau-frère  de  Raleigh ,  influencé 
par  les  conseils  de  ce  grand  homme  qui  l'accompagna  dans 
son  voyage ,  partit  pour  fonder  une  colonie.  Sa  première 


DES  ÉTATS-UXIS  DE  l'aMÉRIQUE  SEPTEXTRIOXALÉ.  33 

en  Reprise  fut  sans  succès.  Il  repartit  en  1583  ;  et  la  reine, 
cette  reine  despotique  qui  avait  le  sentiment  de  tout  ce 
qui  est  grand  et  utile  ,  lui  envoya  comme  cadeau,  la  veille 
de  son  départ,  une  ancre  d'or  tenue  par  une  petite  statue 
de  femme.  Après  avoir  pris  possession  de  la  rivière  de 
Saint-Jean  et  des  environs ,  il  s'avança  vers  le  sud  où  un 
vaisseau  périt  vers  la  latitude  de  Wiscasset.  Bientôt  après, 
le  Squiirel,  qui  suivait  le  Hiiid ,  périt  à  son  tour,  au 
moment  où  le  brave  Guilbert ,  assis  sur  la  poupe ,  criait 
aux  gens  de  l'autre  navire  :  Wayez  pas  peur!  on  est 
aussi  près  du  ciel  sur  terre  que  sur  mer. 

Cependant  Raleigh  ne  se  découragea  pas  5  il  voulut 
coloniser  les  régions  plus  tempérées  que  les  protestans 
avaient  récemment  choisies.  En  avril  1584,  Philippe 
Amidas  et  Arthur  Barlow  se  trouvèrent  en  face  des  ri- 
vages de  la  Caroline.  Après  avoir  suivi  la  côte  pendant 
l'espace  de  cent  vingt  milles ,  ils  s'approchèrent  de  File 
"Wocoeken  ,  où  après  avoir  rendu  grâce  à  Dieu ,  ils  célé- 
brèrent leur  prise  de  possession.  La  beauté  du  pay- 
sage, les  vignes  chargées  de  grappes  abondantes  qui  se 
penchaient  et  se  baignaient  dans  les  vagues  de  la  mer,  la 
magnificence  des  bois ,  la  multitude  d'oiseaux  inconnus  et 
d'animaux  sauvages  qui  peuplaient  ces  solitudes  ;  tout 
donnait  aux  Anglais  l'idée  d'un  nouveau  paradis  qui  les 
enchanta  ,  et  que  l'hospitalité  caressante  des  indigènes 
leur  rendit  plus  agréable  encore.  Une  fête  leur  fut  donnée 
dans  l'ile  de  Roanoke  par  la  femme  de  Granganiméo,  père 
du  roi  Wingina.  Après  un  séjour  de  peu  de  durée,  ils 
emmenèrent  en  Angleterre  deux  naturels  du  pays ,  Mantéo 
et  Wanchese.  Au  récit  de  toutes  les  merveilles  qui  avaient 
étonné  les  voyageurs,  les  espérances  se  ranimèrent  et 
une  seconde  expédition  composée  de  sept  vaisseaux  et 
portant  cent  huit  colons  parût  pour  la  Caroline.  Le  gou- 


34  HISTOIRE 

verneur  de  la  colonie  devait  être  Ralph  Lane  ,  militaire 
distingué  ;  sir  Richard  Grenville  commandait  la  flotte; 
on  remarquait  parmi  les  aventuriers  le  peintre  With , 
Hariot,  grand  algébriste  ,  l'historien  de  l'expédition  ,  et 
Cavendish,  le  circumnavigateur.  Le  premier  acte  de  cette 
colonie  fut  encore  un  acte  barbare.  Un  Indien  avait  volé 
une  coupe  d'argent,  Grenville  fit  brûler  un  village  et  dé- 
truire la  moisson  ;  ainsi  s'annonçaient  toujours  les  Euro- 
péens. 

Ils  inspirèrent  une  terreur  profonde  à  ces  pauvres  gens 
qui  habitaient  des  cabanes  d'écorce,  et  qui ,  à  beaucoup 
de  douceur  naturelle,  à  des  habitudes  agricoles,  joignaient 
une  adresse  manuelle  très-remarquable.  Ils  prophétisè- 
rent que  les  Anglais  reviendraient  un  jour,  qu'ils  tueraient 
tous  les  Indiens  et  prendraient  leur  place.  La  prophétie 
s'est  réalisée  (1).  Après  avoir  découvert  une  très-faible 
étendue  de  pays,  déjà  l'équipage  découragé  songeait  à  re- 
gagner l'Angleterre ,  lorsque  vingt-trois  voiles  parurent 
en  mer.  Drake  venait  visiter  la  colonie.  Au  Heu  de  par- 
tager leur  découragement ,  il  essaya  de  leur  indiquer  les 
moyens  de  rendre  leur  établissement  utile  et  durable  5 
mais  enfin,  il  céda  à  leurs  prières,  les  reçut  à  bord  de 
ses  vaisseaux  et  les  ramena  dans  leur  pays.  Pendant  une 
année  de  séjour  ,  ils  s'étaient  habitués  à  l'usage  du  tabac, 
délassement  favori  des  Indiens  indolens.  Ce  fut  là  leur 
unique  trophée ,  et  l'usage  du  tabac  après  leur  retour 
devint  général  en  Angleterre. 

Ainsi  se  trouvaient  déçues  toutes  les  espérances  de  Ra- 
leigh.  La  fuite  de  Lane  avait  été  une  désertion  plutôt 
qu'un  départ.  Qui  croirait  que  sir  Walter  osa  recom- 
mencer une  tentative  si  souvent  malheureuse?  Il  réfléchit 

(I)  VoM'i  11'  G*"  Xumrro  de  la  r»r.VLE  Buitanmoue  (juin  IS."."  }. 


DES  ÉTATS-UNIS  DE  L  AMÉRIQUE  SEPTEXiniONALE.  35 

qu'une  colonie  agricole  éUiit  la  seule  qui  put  prospérer 
dans  le  Nouveau -Monde;  il  choisit  pour  son  établisse- 
ment nouveau  la   belle  baie   de   Cbesapcake.    Plusieurs 
familles  d'agriculteurs ,  commandées  par  Jones  White , 
montèrent  à  bord  des  vaisseaux  de  Raleigb ,  et  la  reine 
Elisabeth  ,   sans  consentir   à   donner  un   seul  schelling 
à  la  nouvelle  colonie,  voulut  bien  être  regardée  comme 
sa  marraine.  On  visita  Tile  Roanoke  où  Grenville  avait 
laissé  quelques  hommes  de  garnison.  Les  cabanes  étaient 
détruites  et  couvertes  de  végétations  parasites,  des  daims 
sauvages  en  habitaient  les  ruines ,  des  ossemens  humains 
couvraient  les  champs.  La  malheureuse  garnison  avait 
été  massacrée.  Dans  l'ile  de  Croatan,  on  retrouva  Man- 
téo ,  l'ancien  ami  des  Anglais  ,  avec  lequel  on  renou- 
vela une  vieille  alliance,  et  que,  par  un  étrange  caprice 
féodal ,  on  investit  du  titre  de  baron.  Cependant ,  on  avait 
acquis  peu  de  prudence:  quelques  Indiens  se  présentèrent 
avec  des  intentions  bienveillantes ,  on  les  prit  pour  des 
ennemis,  et  l'on  tira  sur  eux.  Telles  étaient  toutes  les  pré- 
mices des  colonies  européennes.  Quatre-vingt-dix-neuf 
hommes ,   dix-sept   femmes  et  deux  enfans  s'établirent 
dans  l'ile  de  Roanoke.   Ils  craignirent  que  les  renforts 
ne  leur  manquassent ,  que  le  gouvernement  ne  les  ou- 
bliât ,  et  ils  supplièrent  leur  nouveau  gouverneur  de  par- 
tir pour  l'Angleterre  et  de  leur  ramener  des  ressources. 
Il  partit  malgré  lui ,  laissant  sa  fille  Eléonore  Dare  comme 
otage  entre  leurs  mains.  Peu  de  tems  avant  son  départ, 
elle  avait  mis  au  jour  le  premier  enfant  européen  que 
l'Amérique  ait  vu  naître ,  et  que  l'on  nomma  Virginia 
Dare. 

A  son  arrivée  en  Angleterre,  il  trouva  tout  le  pays 
ému  par  les  menaces  de  Philippe  ,  roi  d'Espagne,  dont 
l'invincible  Armada  devait  envahir  les  côtes  brilanniques 


36  HISTOIRE 

et  venger  la  religion  catholique  outragée.  Cependant ,  les 
supplications  de  Whiîe  obtinrent  l'envoi  de  deux  vais- 
saeux  dont  l'un  fit  naufrage ,  et  dont  l'autre  rencontra  un 
vaisseau  de  La  Rochelle  qui  lui  donna  la  chasse  et  le  coula. 
Les  pauvres  colons  de  Roanoke  attendirent  en  vain  les 
secours  qu'ils  espéraient,  et  Walter  Raleigh,  le  patron 
de  la  colonisation  ,  ayant  perdu  dans  ses  tentatives  réité- 
rées plus  de  quarante  mille  livres  sterling ,  se  trouva  in- 
capable de  continuer  cette  ruineuse  entreprise.  En  1590, 
dès  que  White  put  aller  chercher  sa  fille  et  sa  petite-fille, 
l'ile  était  déjà  déserte,  une  inscription  gravée  sur  l'écorce 
d'un  arbre  portait  les  mots  suivans  :  lie  de  Croatan.  Il 
fut  impossible  de  visiter  celte  dernière  lie ,  dans  une  sai- 
son de  l'année  où  les  tempêtes  rendent  la  mer  imprati- 
cable. On  n'eut  plus  aucune  nouvelle  de  la  colonie,  et 
Raleigh ,  qui  envoya  cinq  fois  à  la  recherche  de  ces  mal- 
heureux ,  n'obtint  pas  plus  de  succès.  Une  tradition  in- 
dienne qui  s'est  perpétuée  jusqu'à  ces  derniers  Icms 
rapporte  que  Manléo  ,  l'ami  des  Anglais ,  accueillit  les 
habilans  de  la  colonie  en  proie  à  la  disette,  et  les  fit  rece- 
voir dans  la  tribu  des  Indiens  Hatteras ,  dont  la  physio- 
nomie et  la  conslilulion  semblent  en  effet  indiquer  le  mé- 
lange des  deux  races. 

Ruiné  par  la  protection  généreuse  qu'il  avait  accordée 
aux  entreprises  maritimes ,  désolé  de  leur  insuccès ,  per- 
sécuté par  le  despotique  Jacques,  Raleigh,  dont  la  sanlé 
était  détruite  et  la  fortune  dissipée  j  Raleigh  ,  victime  de 
tant  d'injustices  et  auquel  la  tardive  reconnaissance  de 
l'Amérique  a  consacré  ,  pour  monument,  une  ville  de  la 
Caroline  du  Nord  ,  continua  à  protéger  tous  les  efforts  des 
navigateurs  que  tant  de  désastres  n'épouvanteraient  pas. 

En  mars  1633  ,  Mathieu  Gosnold  s'embarqua  dans 
une  simple   chaloupe,  traversa  l'Atlantique,  cl  en  sept 


DES  ÉTATS-UNIS  DE  L'AMÉntQUE  SEPTENTRIONALE.  37 

semaines  se  trouva  clans  la  baie  de  Massachussets.  Il  dé- 
couvrit le  promontoire  qu'il  appela  le  cap  Cod ,  fut  le  pre- 
mier Anglais  qui  toucha  la  Nouvelle- Angleterre,  et  finit 
par  entrer  dans  la  baie  des  Buses.  La  végétation  était  tou- 
jours belle  et  primitive.  Au  milieu  d'un  groupe  d'iles , 
dont  la  principale  fut  nommée  Ile  de  la  reine  Êlisa~ 
heth ,  on  choisit  l'emplacement  d'une  colonie;  mais  ceux 
qu'il  avait  désignés  pour  l'habiter  craignirent  le  sort  de 
leurs  prédécesseurs,  et  refusèrent  d'habiter  l'ilot  qu'on  leur 
assignait.  Martin  Pring  et  Weymoulh  leur  succédèrent. 
Tous  s'accordaient  à  dire  que  le  terrain  était  fertile  et  la 
nature  riante  :  mais  le  sort  des  colons  qui  étaient  venus 
mourir  sur  cette  plage  effrayait  les  nouveaux  aventu- 
riers. Que  de  victimes  en  effet,  que  de  cadavres  anglais 
peuplaient  ces  rives  !  Quelle  audace  n'a-t-il  pas  fallu  pour 
braver  les  périls  inconnus  de  l'Atlantique  !  Et  quels  étaient 
les  navires  qui  le  montaient?  Des  bàtimens  de  quatre-vingts 
à  quatre-vingt-dix  tonneaux.  Celui  de  Frobisher  n'en  por- 
tait pas  vingt-cinq.  Les  deux  vaisseaux  de  Colomb  étaient 
sans  pont.  Deux  fois  naufragé ,  ce  dernier  passa  huit  mois 
dans  une  ile  déserte.  Hudson ,  en  lutte  avec  un  équipage 
rebelle ,  fut  jelé  sur  le  vaste  Océan  dans  une  petite  barque. 
"VVilloughby  mourut  gelé.  La  plupart  de  ceux  qui  marchè- 
rent sur  leurs  traces  n'échappèrent  que  par  miracle  à  tant 
de  dangers.  Cependant  la  Firginie,  ainsi  nommée  par  cette 
reine  amoureuse  et  coquette  qui  garda  jusqu'à  soixante 
ans  ses  prétentions  de  virginité  et  ses  amans ,  devait  être 
colonisée.  Un  surplus  de  population  fatiguait  l'Angle- 
terre. Le  timide  Jacques  préférait  les  guerres  théologi- 
ques aux  guerres  meurtrières ,  et  une  multitude  de  sol- 
dats et  de  matelots  à  la  réforme  demandaient  de  l'emploi. 
Plusieurs  hommes  distingués  de  l'époque,  Gosnold,  qui 
avait  déjà  tenté  l'entreprise,  Smith,  aventurier  d'un  rarQ 


38  HisTOir.E 

ffénie,  sîr  Ferdinand  Gorges,  homme  riche,  Richard 
Hakluyt,  le  premier  historien  du  Nouveau-Monde,  ob- 
tinrent de  Jacques  une  charte  pour  la  Virginie  ;  charte 
arbitraire ,  reposant  sur  le  monopole  et  empreinte  de  vues 
étroites  et  despotiques.  Un  conseil  siégeant  en  Angleterre 
devait  juger  tous  les  différends  qui  surviendraient.  Au 
roi  restait  Tautorité  législative ,  à  lui  devait  appartenir  le 
résultat  pécuniaire  de  tant  d'efforts.  Ainsi ,  les  premières 
lois  données  au  pavs  du  monde  qui  jouit  aujourd'hui  de 
la  plus  vaste  liberté  furent  des  lois  tyranniques. 

On  consacra  une  année  aux  préparatifs  nécessaires  5 
et  le  19  décembre  1606,  cent  neuf  ans  après  la  découverte 
de  l'Amérique,  quarante-un  ans  après  la  fondation  du 
premier  établissement  dans  la  Floride  ,  trois  vaisseaux, 
portant  cinq  cents  hommes,  firent  voile  pour  la  Yirginie. 
On  était  jaloux  de  Smith,  dont  le  génie  et  l'activité 
avaient  conquis  cette  influence  qui  leur  appartient  tou- 
jours et  partout.  Le  choix  des  colons  était  ridicule  -,  il  y 
avait  quatre  gentilshommes  pour  un  charpentier.  Battus 
par  une  tempête,  les  aventurfers  parvinrent  à  se  réfugier 
dans  la  baie  de  Chesapeake  :  en  mai  1607,  après  dix-sept 
jours  de  recherches,  on  s'arrêta  au  lieu  nommé  Janies- 
towji  (ville  de  Jacques),  située  à  cinquante  milles  au- 
dessus  de  l'embouchure  du  fleuve.  L'arrivée  des  colons  fut 
signalée  par  ces  discordes  auxquelles  la  vanité  et  la  cupi- 
dité des  Européens  les  livrèrent  toujours  en  proie  dans  de 
telles  entreprises.  «Placez,  ditMontaignc,  deuxEuropéens 
ensemble  au  bout  du  monde,  dans  un  désert;  au  lieu  de 
s'aider,  ils  se  querelleront.  »  Il  y  avait  déjà  rivalité  de  pou- 
voir, ambition ,  envie.  Ce  ne  sont  pas  des  bases  solides 
pour  les  empires.  L'instinct  des  sauvages  leur  fit  prévoir 
que  l'arrivée  des  Européens  leur  serait  fatale.  «  Pourquoi 
vous  irriter,  leur  dit  Powhaltan  ?  ils  ne  vous  prennent  que 


DES  ÊTATS-IXIS  DE   l'aMÊHIQUE  SEPTEXTHIOXALE.  39 

quelques  terres  inutiles.  »  Celait  le  continent  tout  entier 
qu'ils  prenaient  -,  c'étaient  les  races  indigènes  qu'ils  allaient 
anéantir. 

Vers  le  milieu  de  juin  1607,  le  commandant  Newport 
repartit  pour  l'Angleterre.  Il  laissa  la  naissante  colonie 
dans  une  situation  misérable  ;  la  plupart  des  colons  périrent 
de  faim,  de  froid  ou  de  maladie.  Gosnold  lui-même  suc- 
comba. Le  président  RadclifF  manquait  d'énergie  et  de 
prévoyance  ;  il  fallut  avoir  recours  à  ce  même  Smith 
dont  on  avait  été  jaloux.  Ce  fut  lui  qui  releva  le  courage 
et  ranima  les  espérances  des  colons  5  lui  qui ,  conciliant 
les  indigènes ,  remplit  enfin  les  greniers  vides  de  ses  com- 
patriotes. Fatigué  cependant  de  leurs  conspirations  ,  de 
leurs  intrigues  et  de  leurs  continuelles  querelles  ,  il  les 
quitta ,  remonta  là  rivière  Chickahomini ,  s'enfonça  dans 
l'ihtérieur  et  fut  fait  prisonnier  par  les  Indiens.  Quelques 
hommes  qui  l'avaient  accompagné  furent  aussitôt  mis  à 
mort-,  lui ,  conservant  son  sang-froid ,  tira  de  sa  poche  une 
boussole  ,  la  montra  aux  indigènes ,  amusa  leur  ignorance 
de  ce  spectacle,  et  leur  donnant  quelques  vagues  notions 
de  la  forme  de  la  terre  et  du  mouvement  des  astres  ,  il  les 
frappa  d'étonnement.  Au  lieu  de  le  massacrer,  on  le  retint 
captif.  Il  demanda  la  permission  d'écrire  à  Jamestown  5 
et  quand  les  sauvages  virent  ces  caractères,  regardés  par 
eux  comme  magiques ,  communiquer  au  papier  la  pensée 
et  les  intentions  de  Smith,  leur  surprise  fut  plus  grande 
encore.  Conduit  en  triomphe  de  tribu  en  tribu  sur  les 
bords  du  Chickhahomini ,  considéré  comme  un  être  supé- 
rieur, peut-être  comme  un  dieu  ,  il  vit  partout  les  sorciers 
des  nations  hidiennes  multiplier  les  invocations  pour  sa- 
voir s'il  était  un  génie  bienfaisant  ou  un  démon  funeste. 
Smith  ,  dont  le  caractère  était  plein  de  force,  restait 
calme  et  grave  dans  cette  épreuve  de  vie  et  de  mort  qui  se 


40  HISTOIRE 

prolongea  deux  mois.  Enfin  le  conseil  s-assembla,  et  tous 
les  chefs  célèbres  du  pays  s'y  rendirent  dans  leur  plus 
belle  parure.  On  s'en  remit  à  la  décision  souveraine  du  roi 
Powhattan.  Malgré  Tintérèt  qu'inspirait  Smith  et  la  vé- 
nération qu'on  avait  pour  lui,  la  terreur  qui  se  mêlait  à 
cette  vénération  l'emporta  5  on  lui  rendit  tous  les  hon- 
neurs dus  à  un  guerrier  brave ,  il  baissa  la  tète  et  le  to- 
mahawk se  leva  pour  le  frapper. 

Alors  s'élança  vers  le  captif  une  jeune  fille  indienne , 
Pocahontas,  la  fille  chérie  du  roi  Powhattan  -,  elle  supplia 
le  conseil  d'épargner  cet  étranger  si  habile  qui  pouvait 
tout  faire  ,  fabriquer  des  haches  pour  la  guerre ,  et  des 
bijoux  brillans  pour  la  paix.  Les  guerriers  crurent  voir 
dans  cette  intercession  le  doigt  de  la  Providence  ;  ils  reçu- 
rent  Smith  comme  membre  de  leur  tribu  ,  et  lui  propo- 
sèrent de  les  accompagner  dans  une  expédition  qu'ils  médi- 
taient contre  Jameslown.  Cet  homme,  dont  la  supériorité 
de  caractère  ne  se  démentait  pas,  réussit  à  les  dissuader. 
Il  retourna  auprès  des  colons,  chargé  des  présens  et  sur 
de  l'amitié  des  Indiens. 

A  son  retour  Smith  trouva  la  colonie  réduite  à  qua- 
rante hommes ,  prêts  à  s'embarquer  et  à  déserler.  Il  étouffa 
l'émeute  au  péril  de  sa  vie.  Bientôt  cent  vingt  nouveaux 
colons  arrivèrent  à  Jamestown  5  c'étaient  des  vagabonds  , 
quelques-uns  orfèvres  ruinés ,  qui  donnèrent  une  direc- 
tion fausse  à  l'industrie  coloniale.  On  ne  pensa  plus,  dit 
l'historien  de  la  colonie  nouvelle ,  qu'à  chercher  de  l'or, 
à  le  laver,  à  le  raffiner,  à  creuser  les  montagnes  et  à 
sonder  les  rivières.  Smith  luttait  en  vain  contre  ce  pré- 
jugé fatal.  Il  laissa  Newport  partir  pour  l'Angleterre  sur 
un  vaisseau  chargé  de  terre  inutile  5  quant  à  lui ,  avec 
une  petite  chaloupe,  il  fit  on  trois  mois  deux  voyages  de 
près  de  trois  mille  milles,  remonta  jusqu'à  la  Susque- 


DES  ÉTATS-UXIS  DE  l' AMÉRIQUE  SEPTEXTniONALE.  4l 

hanna,  et  pénétra  dans  le  havre  de  Ballimorc.  Partout  il 
liait  amitié  avec  les  indigènes.  La  carte  qu'il  a  tracée ,  et 
qui  existe  encore  à  Londres,  donne  une  idée  très-exacte 
des  rives  qu'il  a  visitées.  Bientôt  soixante-dix  nouveaux 
émigrés,  dont  deux  femmes,  débarquèrent  à  Jameslown. 
Encore  des  gens  inutiles  aspirant  à  une  fortune  subite, 
et  accoutumés  à  l'oisiveté.  «  Lorsque  vous  m'enverrez  de 
nouveaux  renforts  ,  écrivit  Smith  au  conseil  de  Londres, 
choisissez-moi,  je  vous  prie,  des  charpentiers  ,  des  labou- 
reurs, des  jardiniers,  des  pécheurs  ,  des  maçons.  Trente 
de  ces  gens-là  valent  mieux  qu'un  millier  de  ceux  que 
j'ai  ici.  )) 

Il  fallut  toute  la  force  de  caractère  de  Smith  pour 
forcer  les  gentilshommes  au  travail.  La  première  loi  pro- 
clamée dans  la  colonie  fut  que  «  quiconque  ne  travaillerait 
pas  ne  mangerait  pas.  »  En  1 609,  on  n'était  parvenu  à  cul- 
tiver que  trente  ou  quarante  acres  de  terrain.  Pour  éloi- 
gner la  famine ,  il  fallut  avoir  recours  à  la  bienfaisance 
des  Indiens  ,  qui  partagèrent  leur  blé  avec  les  colons. 

Malgré  tout  ce  mauvais  succès ,  TAngleterre  rêvait  en- 
core, non  seulement  la  colonisation,  mais  une  récolte 
abondante  de  trésors  américains.  L'esprit  public  favori- 
sait ces  entreprises.  Une  foule  de  malheureux ,  que  l'An- 
gleterre ne  pouvait  nourrir,  demandèrent  la  permission  de 
s'expatrier,  et  cinq  cents  émigrés  ,  montés  sur  le  vaisseau 
que  commandait  l'amiral  Xev.port ,  partirent  pour  la  Vir- 
ginie. C'étaient  des  jeunes  gens  perdus  de  dettes  ,  des 
banqueroutiers,  des  joueurs  ruinés ,  des  faussaires  graciés. 
Une  nouvelle  charte,  beaucoup  plus  étendue  que  les  pre- 
mières ,  avait  été  accordée  à  lord  Delaware ,  nommé 
gouverneur  et  capitaine-général  de  la  colonie  ,  et  qui ,  peu 
de  tems  après,  devait  venir  la  visiter.  Le  vaisseau  amiral 
toucha  un  écueil  des  Bermudes  et  périt  5  une  petite  em- 


42  HISTOIRE 

barcation  coula  bas.  Sept  vaisseaux  seulement  atteignirent 
le  lieu  de  leur  destination. 

Smith  avait  commencé  à  établir  son  autorité  sur  la 
troupe  turbulente  qu'on  lui  envoyait ,  lorsqu'un  accident, 
l'explosion  d'un  baril  de  poudre  à  canon ,  le  mutila.  Il  alla 
chercheren  Angleterre  les  secours  de  Tartqui  manquaient 
à  la  nouvelle  colonie.  A  peine  l'avait-il  quittée ,  l'anarchie 
s'en  empara.  Rendons  hommage  à  cet  homme  vraiment 
grand,  qui  ne  reçut ,  pour  prix  de  ses  sacrifices  et  de  son 
courage ,  ni  un  pied  de  terre  ni  une  parole  de  reconnais- 
sance. Plus  de  vingt  fois  il  avait  sauvé  la  colonie.  Il  est 
impossible  d'unir  à  plus  d'énergie  d'action  un  bon  sens 
et  une  sagacité  plus  constante.  En  butte  à  la  jalousie  de  tous 
les  colons ,  il  était  devenu  leur  roi  par  la  seule  puissance 
de  sa  supériorité.  C'était  une  nature  d'homme  ferme, 
droite,  sans  artifice ,  sans  crainte ,  et  pleine  de  ressources. 
Il  répétait  sans  cesse  aux  Anglais  :  «  Vous  demandez  des 
trésors  à  la  Virginie  :  elle  n'a  rien  à  espérer  que  du  tra- 
vail. » 

Bientôt  la  colonie  imprévoyante  dévora  son  patri- 
moine ,  blessa  les  Indiens ,  négligea  tous  les  moyens  d'as- 
surer son  avenir ,  et  fut  décimée  par  la  famine.  Six 
mois  après  le  départ  de  Smith,  les  quatre  cent  quatre- 
vingt-dix  colons  étaient  réduits  à  soixante.  Quelle  fut  la 
douleur  de  sir  Thomas  Gâte ,  échappé  à  son  naufrage  sur 
les  roches  des  Bermudes,  lorsqu'il  trouva  ,  au  lieu  d'une 
colonie  florissante  ,  ces  soixante  fantômes!  Tel  était  le  dé- 
sespoir des  colons,  qu'ils  voulaient  mettre  le  feu  à  la  ville 
naissante  où  ils  avaient  été  si  malheureux.  Lord  Dela- 
ware  eut  grand'  peine  à  les  ramener.  Il  fit  célébrer  une  cé- 
rémonie solennelle  et  religieuse  pour  demander  à  Dieu 
raffermissement  de  la  colonie  et  la  fin  de  ses  misères.  A 
force  de  fermeté  ,  il  avait  réussi  à  ramener  la  confiance  et 


DES  ÉTATS-UNIS  DE  l' AMÉRIQUE  SEPTENTRIONALE.  43 

l'amour  du  travail  parmi  les  colons ,  lorsque  sa  santé ,  al- 
térée par  les  fatigues  et  le  climat,  le  força  de  repartir  pour 
l'Angleterre.  On  commençait  à  se  lasser  de  cet  établisse- 
ment toujours  détruit  et  toujours  reformé.  La  Virginie  était 
un  sujet  de  sarcasme  pour  les  théâtres  de  Londres.  Cepen- 
dant ,  sir  Thomas  Dale  ariivait  avec  un  nouveau  renfort  et 
un  code  dont  toutes  les  pages  étaient  trempées  dans  le  sang 
humain,  et  dont  Tunique  base  était  la  loi  martiale.  En  1 61 1 , 
sir  Thomas  Gâte  vint  à  son  tour,  amenant  trois  cents  émigrés 
nouveaux.  On  avait  eu  le  bon  sens  de  charger  son  navire 
de  provisions  nombreuses  et  d'un  troupeau  de  cent  porcs 
qui  fut  un  bienfait  immense  pour  la  colonie.  De  cette 
époque  seulement  date  la  colonisation  virginienne.  Sept 
cents  hommes  composaient  l'établissement;  on  assigna  à 
chaque  homme  quelques  acres  de  terrain  ,  mesure  indis- 
pensable à  laquelle  on  n'avait  pas  songé ,  et  qui ,  en  fon- 
dant la  propriété  individuelle,  activait  l'unique  ressort  de 
l'industrie.  On  vit  les  colons  exécuter  en  un  seul  jour  pour 
eux-mêmes  ce  qu'ils  n'exécutaient  pas  en  trois  jours  pour 
la  communauté.  En  même  tems ,  une  nouvelle  charte 
donnait  à  la  corporation  des  colons  virginiens  une  forme 
démocratique.  On  lui  laissait  le  soin  de  discuter  ses  propres 
intérêts  5  et,  tandis  que  l'on  crovait  s'armer  d'une  pré- 
caution assez  forte  en  se  réservant  les  bénéfices  futurs, 
on  jetait,  sans  le  savoir,  les  premiers  fondemens  de  l'in- 
dépendance américaine. 

Vous  vous  souvenez  de  cette  jeune  fille  qui  s'est  déjà 
montrée  comme  l'ange  sauveur  de  Smith  ,  la  jeune  Poca- 
hontas ,  fille  de  Powhattan.  C'est  l'héroïne  sauvage  des 
premiers  tems  delà  colonisation.  Frappée  de  la  supério- 
rité des  Anglais,  elle  les  avait  constamment  protégés  5 
très-jeune  à  l'époque  où  elle  avait  sauvé  Smilh,  sa  beauté 
s'était  développée  avec  les  années.  Un  nommé  Ai'gall ,  à 


44  msToir.E 

la  tête  d'une  troupe  de  fourrageurs  ,  rencontra  Pocahon- 
tas,  l'enleva,  la  conduisit  à  Jamestown  et  envoya  de- 
mander sa  rançon.  Pendant  la  captivité  de  Pocahontas  , 
les  colons  furent  frappés  de  sa  beauté  délicate  ,  de  sa  grâce 
naïve  ,  de  sa  facilité  à  apprendre  l'anglais.  Un  nommé 
John  Rolfe,  âgé  de  vingt-deux  ans,  pénétra  jusqu'à  elle, 
lui  plut  et  la  demanda  en  mariage.  Une  ambassade  fut  en- 
voyée au  vieux  chef  Powhattan  ,  qui  accepta  avec  joie  ce 
moyen  de  conciliation.  Le  mariage  fut  célébré  avec  une 
espèce  de  splendeur  ,  et  la  paix  fut  scellée  entre  les  Eu- 
ropéens et  les  indigènes.  Plusieurs  tribus  se  déclarèrent 
vassales  du  roi  Jacques.  Pocahontas  partit  pour  Londres 
avec  son  mari ,  et  fut  reçue  à  la  cour  :  son  élégance  natu- 
relle, son  esprit  gracieux  et  ingénu  ,  et  sa  beauté  que  la 
teinte  brune  de  sa  peau  rendait  plus  piquante  sans  en 
détruire  le  charme ,  firent  long-tems  l'admiration  de 
Londres,  où  elle  tint  sa  place  parmi  les  femmes  célèbres 
du  tems  ,  et  donna  le  modèle  d'une  conduite  exemplaire 
jusqu'à  sa  mort. 

A  peine  la  colonie  anglaise  commençait-elle  à  fleurir, 
elle  devint  usupatrice  et  envahissante.  Les  Français 
avaient  formé  un  petit  établissement  à  Port-Royal.  Ar- 
gall,  que  nous  avons  déjà  nommé,  homme  entreprenant 
et  fougueux  ,  surprit  et  détruisit  de  fond  en  comble  la  co- 
lonie française  :  ce  fut  le  premier  acte  d'hostilité  entre 
les  Anglais  et  les  Français  dont  l'Amérique  fut  le 
théâtre  :  une  escarmouche  de  pirates  et  de  maraudeurs 
qui  ,  un  siècle  plus  tard ,  devait  se  transformer  en 
guerre  sanglanlo  et  se  renouveler  encore  pour  fonder  la 
liberté  de  l'Amérique.  Il  s'agissait ,  à  l'époque  dont  nous 
parlons,  de  deux  ou  trois  acres  de  terre  que  personne  ne 
pouvait  cultiver. 

Déjà  les  Hollandais  s'étalent  établis  à  Mamhattan  qui 


DES  ÉTATS-IMS  DE  l'aMÉRIQUE  SEPTENTRIONALE.  45 

leur  servait  de  relâche  et  de  point  de  dépôt.  Argall,  à  son 
retour  de  l'Acadie,  parut  au  milieu  d'eux,  les  traita 
comme  ses  vassaux  ,  et  exigea  leur  hommage.  A  peine 
avait-il  quitté  la  côte  ,  les  Hollandais  recommencèrent 
paisiblement  leur  trafic. 

Sir  Thomas  Dale,  celui  qui  avait  mis  en  vigueur  la  loi 
martiale ,  peut-être  nécessaire  au  milieu  de  cette  colonie 
turbulente,  avait  réglé  le  partage  des  terres  d'une  ma- 
nière inégale  et  injuste,  sans  doute,  mais  qui  enfin  don- 
nait aux  cultivateurs  l'espérance  et  le  droit  de  devenir  pro- 
priétaires du  sol.  Cette  répartition  sauva  la  colonie.  Peu  à 
peu  la  manie  des  chercheurs  d'or  se  dissipa.  On  com- 
mença par  donner  à  lindustrie  une  mauvaise  direction,  on 
voulut  fabriquer  du  verre ,  du  savon  et  de  la  résine  :  pour 
ces  objets,  les  colons  ne  pouvaient  soutenir  la  concurrence 
des  nations  des  bords  de  la  Baltique.  Enfin  on  songea ,  en 
1615,  à  la  culture  du  tabac.  Le  tabac  fit  la  richesse  de  la 
Virginie.  Jardins  ,  champs  ,  places  publiques  ,  jusqu'aux 
rues  de  Jamestown  ,  tout  fut  semé  de  tabac.  On  se 
payait  en  tabac  :  c'était  le  symbole  général  de  la  richesse 
publique.  L'industrie  virginienne  s'éveilla  ,  et  les  colons 
ne  songeant  qu'à  multiplier  leur  gain  s'éparpillèrent  sur 
le  sol,  au  lieu  de  se  grouper  pour  se  défendre  en  cas 
d'attaque.  Au  milieu  de  cette  prospérité,  Argall,  qui  par 
ses  intrigues  et  son  influence  était  devenu  gouverneur, 
abusa  du  pouvoir  que  la  loi  martiale  lui  conférait  et  de- 
vint tyran.  Il  réduisait  les  uns  en  esclavage,  confisquait 
les  biens  des  autres ,  et  la  colonie  opprimée  fut  obligée 
d'adresser  une  requête  à  la  compagnie  de  Londres  qui 
destitua  Argall  et  le  remplaça  par  Yeardlev,  homme  po- 
pulaire et  dont  l'administration  fut  bienfaisante  et  paci- 
fique. 

Sous  son  gouvernement ,  l'Amérique  vit  poindre  la 


46  HISTOIRE 

première  aurore  de  la  liberté  législative.  La  compagnie  de 
Londres  venait  de  limiter  l'autorité  du  gouverneur  par  la 
nomination  d'un  conseil  chargé  de  contrôler  ses  actes.  Il 
s'assembla  pour  la  première  fois,  en  juin  1619,  à  James- 
town  :  époque  mémorable  à  laquelle  se  rapporte  ,  comme 
un  germe  inaperçu  ,  la  liberté  future  du  continent  améri- 
cain. Une  fois  engagés  dans  cette  route  de  succès ,  les 
colons  ne  s'arrêtèrent  pas.  Edwin  Sandys,  nouveau  tré- 
sorier de  la  compagnie ,  et  qui  déjà  avait  corrigé  plus 
d'un  abus  et  réformé  plus  d'une  faute ,  fit  partir  pour  la 
Virginie,  en  une  seule  année,  douze  cent  soixante-et-une 
personnes ,  entre  autres  quatre-vingt-dix  jeunes  filles  qui 
devaient  épouser  des  colons.  L'année  suivante  ,  quatre- 
vingt-dix  autres  jeunes  personnes  partirent  à  leur  tour. 
C'étaient  des  jeunes  filles  pauvres ,  mais  honnêtes  et  la 
plupart  remarquables  par  leur  beauté.  Le  prix  d'une 
femme  variait  de  cent  vingt  à  cent  cinquante  livres  de 
tabac  5  et  l'on  décida  que  de  toutes  les  dettes ,  celle-là  se- 
rait payée  la  première. Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  marché  qui 
paraît  étrange  ,  il  apporta  une  grande  amélioration  dans 
l'état  de  la  colonie.  L'esprit  de  famille  se  répandit  de  plus 
en  plus  :  il  est  le  père  de  toutes  les  vertus  sociales. 

Pour  compléter  et  asseoir  la  base  sur  laquelle  devait 
reposer  une  colonisation  si  péniblement  commencée,  il 
fallait  encore  la  liberté  civile.  Les  Virginiens  l'acquirent 
sous  la  protection  du  duc  deSouthamptom,  ami  de  Sbaks- 
peare,  de  sir  Edwin  Sandys  et  du  parti  patriote  d'Angle- 
terre :  une  nouvelle  charte  soumit  la  Virginie  aux  mêmes 
lois  qui  régissaient  l'Angleterre.  La  libéralité  et  la  justice  de 
cette  charte,  dans  une  telle  époque,  est  digne  d'attention 
et  fait  le  plus  grand  honneur  à  ceux  qui  l'ont  provoquée. 
Elle  instituait  un  gouverneur  élu  par  la  compagnie,  un 
conseil  permanent  élu  par  elle,  une  assemblée  générale  et 


DES  ÉTATS-UMS  DE    l'aMÉRIQUE   SEPTESTRIOXALE.  47 

annuelle  composée  du  conseil  et  de  deux  députes  envoyés 
par  chaque  plantation.  Le  conseil  exerçait  l'autorité  lé- 
gislative ,  et  le  gouverneur  avait  le  droit  du  'veto.  Les  dé- 
libérations du  conseil  devaient  être  ratifiées  par  la  com- 
pagnie de  Londres ,  et  celles  de  la  compagnie  de  Londres 
devaient  être  ratifiées  par  le  conseil.  Les  cours  de  justice 
étaient  régies  par  les  mêmes  lois  qui  gouvernaient  celles 
d'Angleterre. 

Ainsi,  le  gouvernement  représentatif ,  le  jury,  l'élec- 
tion ,  tout  était  consacré.  Voilà  le  vrai  berceau  de  la  li- 
berté américaine.  Honneur  immortel  à  ces  deux  hommes 
qui,  vivant  sous  la  loi  d'un  roi  théologien  et  puérile  , 
firent  pénétrer  dans  les  institutions  du  Nouveau-Monde 
cette  sève  d'indépendance  que  les  calamités  de  leur  pays 
ne  cessaient  point  de  combattre,  et  qui  se  développa  si 
glorieusement. 

(North  Americaji  JRewiew.) 


^eaiu-^r(.. 


PROGRÈS  ET  DÉCADENCE 


PEINTURE  EN  ESPAGNE. 


Quel  peuple  est  plus  fier  que  le  peuple  espagnol  ?  Toute 
riiistoire  porte  témoignage  de  sa  fierté  5  mais  au  milieu 
de  cette  fierté  si  haute,  il  est  singulier  que  l'on  rencontre 
peu  de  traces  d'amour-propre.  Le  véritable  Espagnol , 
l'Espagnol  du  vieux  tems  ,  reste  ,  silencieux  et  confiant  en 
lui-même ,  appuyé  sur  le  sentiment  de  sa  propre  force  , 
de  ses  vertus  et  de  sa  vaillance.  Altier ,  impérieux ,  sou- 
vent voué  à  une  idée  fixe  ,  plein  de  grandeur  dans  ses  dé- 
fauts^ ceux  qui  veulent  le  régénérer  en  détruisant  tout 
son  vieux  génie  se  trompent  grossièrement.  C'était  ce 
génie  lui-même  qu'il  fallait  régénérer.  Dans  le  drame , 
dans  la  poésie  et  dans  la  peinture,  comme  dans  l'histoire, 
l'Espafjnol  a  quelque  chose  d'héroïque  qui  se  distin- 
gue plutôt  ])ar  des  faits  et  par  des  exemples  que  par  des 
dissertations  critiques  et  un  grand  étalage  de  mois. 

Les  Italiens,  au  contraire  ,  doués  d'un  esprit  fécond  , 
pénétrant  et  souple ,  mais  un  peu  charlataniquc ,  n'ont 
pas  eu  seulement  le  don  et  la  facilité  des  créations  artisti- 
ques :  le  talent  de  se  faire  valoir  leur  appartenait  avant 
tout.  Nation  intéressante  par  son  éclat ,  sa  verve  et  sa  belle 
compréhension  de  la  nature ,  surtout  sous  le  rapport  phy- 


PROGRÈS  ET  DÉCADENCE  DE  LA  PEINTURE  EN  ESPAGNE.         49 

sique  ;  à  peine  avait-elle  produit  des  chefs-d'œuvre  ,  elle 
les  proposait  pour  modèles  à  l'Europe  entière.  Tout  grand 
artiste  était  un  triomphateur,  un  valiente  uonio.  Il  y  avait 
pour  lui  des  couronnes,  des  fleurs,  des  médailles,  des  arcs 
de  triomphe.  C'était  un  bel  élan  de  lu  nation  que  celui  qui 
divinisait  de  leur  vivant  Raphaël  et  Michel-Ange.  Yoyez-la 
recueillir  avec  soin  les  plus  minces  détails  relatifs  à  tous  ses 
graveurs,  à  tous  ses  artistes,  à  ses  plus  minces  poètes. 
C'est  ainsi  qu'au  seizième  siècle ,  l'Italie  ,  centre  de  lu- 
mières, commanda  l'admiration  de  l'Europe.  Elleenvovait 
des  historiens  dans  tous  les  pays  connus ,  elle  avait  des 
poètes  et  des  sonnets  pour  toutes  les  conquêtes  5  elle  avait 
des  peintres  et  des  sculpteurs  pour  tous  les  princes.  Si  ses 
prétentions  étaient  hautes ,  le  talent  varié  de  ses  enfans 
justifiait  ces  prétentions.  Elle  se  parait  de  tous  ses  souve- 
nirs, de  toutes  ses  ruines  5  elle  évoquait  toutes  ses  grandes 
ombres-,  elle  recueillait  dans  des  musées  magnifiques 
tout  ce  qu'elle  avait  de  monumens  et  de  chefs-d'œuvre  : 
métropole  du  catholicisme,  elle  invitait  les  étrangers  à  ses 
fêtes ,  et  le  monde  entier  y  accourait.  Elle  faisait  jouir 
des  productions  de  ses  arts  toute  l'Europe  civilisée. 

L'Espagne,  au  contraire,  se  renfermant  dans  ses  pro- 
pres limites,  d'un  caractère  plus  ferme  et  plus  entier ,  dé- 
daignait de  se  proposer  comme  type  à  l'enthousiasme  des 
peuples.  Son  plus  remarquable  chef-d'œuvre  littéraire ,  le 
Voji  Quichotte  de  Cervantes ,  est  une  moquerie  des  dé- 
fauts même  inhérens  au  caractère  espagnol.  Sans  pré- 
tendre, comme  les  Italiens,  relever  l'art  dramatique, 
ressusciter  Sophocle  et  Ménandre  et  donner  les  règles  du 
théâtre  à  tous  les  autres  peuples,  Lope  de  Vega  et  Calderon 
fournissaient ,  avec  une  inconcevable  fécondité  ,  des  intri- 
gues et  des  sujets  de  pièces  à  tous  les  dramaturges  français, 
anglais,  allemands,  italiens  même,  qui  ont  paru  depuis. 

4 


50  PROGRÈS  ET  DÉCADENCE 

L'école  de  peinture  espagnole  a  procédé  de  la  même  ma- 
nière. Elle  est  aussi  grande  ,  aussi  belle  ,  aussi  féconde  > 
nous  le  pensons  du  moins,  que  l'école  italienne.  Si  les 
Espagnols  cultivèrent  les  arts ,  ce  fut  moins  pour  faire  pa- 
rade de  leur  talent,  moins  peut-être  pour  suivre  un  pen- 
chant intime  à  reproduire  la  beauté  de  la  forme,  que  pour 
orner  leurs  églises  d'images  qui  reproduisissent  dans  toute 
son  exaltation  la  force  du  sentiment  religieux ,  leurs  pa- 
lais, de  tableaux  qui  perpétuassent  le  souvenir  des  exploits 
héroïques  de  la  nation.  Aussi  le  sentiment  religieux  et  hé- 
roïque est-il  peut-être  plus  vivement  prononcé  ,  plus  hau- 
tement caractérisé  dans  les  tableaux  espagnols  que  chez 
les  Italiens.  Ces  derniers  ,  dont  le  génie  pour  les  arts  est 
si  admirable,  se  sont  peut-être  éloignés  quelquefois  par  ce 
génie  même  de  la  véritable  inspiration  chrétienne.  Il  y  a 
dans  le  génie  de  Michel-Ange,  comme  aussi  dans  celui 
de  Dante ,  quelque  chose  qui  se  rapproche  du  génie  gi- 
gantesque de  l'ancien  paganisme.  La  nudité  des  figures  , 
l'expression  à  demi  voluptueuse  des  têtes,  l'éclat  bizarre 
des  accessoires  chez  les  maîtres  de  l'école  vénitienne  , 
tout  en  excitant  la  surprise  et  même  lenthousiasme  sous 
le  rapport  de  la  perfection  de  l'art,  s'éloignent  assuré- 
ment du  spiritualisme  chrétien.  C'est  en  Espagne  que 
toutes  les  têtes  de  vierge  sont  idéales  ,  que  la  spiritualité 
catholique  domine  sans  obstacle  et  sans  contre-poids.  Il 
€st  impossible  de  contempler  certaines  productions  de  Ye- 
lasquez ,  de  Murillo  et  de  leurs  émules  ,  sans  que  le  cœur 
le  moins  porté  aux  dispositions  ascétiques  ne  se  sente  ému 
d'un  sentiment  de  dévotion  qui  le  surprend  malgré  lui. 
Dans  leur  littérature  ,  les  Espagnols  se  sont  également 
distingués  par  deux  talens  placés  à  la  limite  extrême  et 
opposée  des  productions  de  l'esprit  :  le  génie  lyrique ,  et  la 
.peinture  des  m(rurs  vulgaiies.  D'une  part ,  l'entliDusiasme 


DE  LA  PELML'RE  ExN  ESPAGKE.  51 

le  plus  ardent  et  le  plus  vrai  anime  leurs  grands  poètes  ly- 
riques ;  de  l'autre,  rien  n'est  plus  piquant,  plus  bur- 
lesque et  plus  bizarre  que  ces  compositions  picaresques  , 
essentiellement  espagnoles  ,  qui  ont  servi  de  modèle  à 
Guzman  d yJ Ifaraclie  et  à  Gil  Blas.  Les  louanges  de 
rëternel  et  la  vie  des  gueux  ,  voilà  ,  il  faut  en  convenir  , 
d'étranges  points  de  rapprochement  :  à  côté  de  l'exalta- 
tion romanesque  et  religieuse  ,  la  bassesse  des  goûts  et 
l'intrigue  affamée;  quel  contraste!  Mais  ne  vovez-vous 
pas  que  ce  contraste  même  s'explique  admirablement 
bien  par  le  caractère  et  les  mœurs  de  l'Espagne.  Le  plus 
grand  homme  que  ce  pavs  ait  produit  n'a  du  son  im- 
mense supériorité  qu'au  talent  avec  lequel  il  a  su  fondre 
et  combiner  ce  double  caractère.  Don  Quichotte  est  che- 
valeresque 5  Sancho  est  picaresque.  Dans  les  chefs-d'œuvre 
des  peintres  espagnols ,  même  observation.  Ils  excellent 
dans  ce  qu'il  y  b  de  plus  grand  ;  ils  excellent  dans  ce  quil 
y  a  de  plus  bas.  A  coté  des  vierges  vraiment  célestes  des 
grands  maîtres  espagnols  ,  vous  trouvez  avec  étonnement 
des  gueux  dans  leur  tanière,  des  scènes  d'ivrognes,  de 
bohémiens  et  de  bohémiennes^  des  meudians  en  lambeaux, 
de  vieilles  diseuses  de  bonne  aventure  ,  des  tableaux  d'in- 
térieur qui  ne  rappellent  pas  la  manière  flamande ,  et  qui 
sont  d'une  singulière  originalité.  Au  milieu  de  détails  sou- 
vent repoussans,  c'est  une  fraicheur,  une  vie,  une  cha- 
leur, qui  surprennent.  Le  soleil  qui  éclaire  ces  tableaux 
semble  les  échauffer;  l'admirable  relief  des  figures,  la  ma- 
gie du  coloris,  la  largeur  du  pinceau,  relèvent  la  vulgarité 
desobjets  reproduits.  Ce  n'est  pas,  commedans  les  tableaux 
flamands,  une  minutieuse  imitation  delavie  domestique: 
une  théière  peinte  en  un  mois,  un  panier  de  carottes  au- 
quel on  a  sacrifié  une  année;  c'est  le  coloris  vénitien  par- 


52  PROGRÈS  ET  DÉCADENCE 

venu  à  un  degré  de  chaleur  plus  intense  et  jetant  un  vernis 
poétique  sur  de  misérables  détails. 

Ce  qui  prouve  que  les  Espagnols  ont  cultivé  les  arts 
pour  eux-mêmes ,  c'est  le  peu  de  documens  que  l'on  a  sur 
leurs  peintres  et  le  petit  nombre  de  tableaux  espagnols  qui  se 
trouvent  à  l'étranger.  La  collection  du  maréchal  Soultest 
unique  en  Europe.  Il  y  a  en  Angleterre  quelques  bons  ta- 
bleaux espagnols ,  mais  qui  ne  s'élèvent  pas  à  plus  d'une 
douzaine.  Le  musée  de  Paris  possède  en  tout  six  tableaux 
espagnols.  Impossible  d'arracher  aux  sanctuaires  les  chefs- 
d'œuvre  qui  les  décorent.  C'est  dans  toutes  les  villes  d'Es- 
pagne, dans  chaque  église,  dans  chaque  cathédrale,  dans 
chaque  couvent,  que  sont  dispersés  les  plus  beaux  ouvrages 
des  Ribera  et  des  Murillo.  Au  lieu  de  les  trouver  renfer- 
més dans  un  musée,  ce  n'est  qu'en  voyageant  à  travers 
toute  l'Espagne  que  l'on  peut  connaître  le  mérite  et  la 
grandeur  de  cette  école.  Ces  tableaux  sont  dispersés  à  Ca- 
dix ,  à  Séville,  à  Cordoue,  à  Badajoz,  à  Grenade,  à  Va- 
lence, à  Valladolid,  à  Madrid  et  dans  les  palais  royaux. 
Chaque  tableau  ,  chaque  statue ,  sont  devenus  des  objets 
d'adoration  attachés  à  l'autel  lui-même  ,  et  qu'on  ne  pour- 
rait enlever  sans  sacrilège.  Les  artistes  ont  peu  visité  l'Es- 
pagne, et  la  plupart  de  ces  grandes  compositions  n'ont 
pas  même  été  reproduites  par  le  dessin  et  la  gravure. 

L'impulsion  artistique  a  été  donnée  aux  Espagnols  par 
les  Italiens,  qui  ont  jeté  toute  TEuropo  dans  la  voie  des 
arts.  Comme  les  Romains,  les  Espagnols  du  moyen- 
âge  cherchaient  à  s'illustrer  par  des  actes  et  non  par  des 
tableaux.  Les  Italiens  de  la  même  époque  ne  sont  pas 
sans  ressemblance  avec  les  Grecs.  «  La  Grèce  captive  , 
devenue  la  maîtresse  de  son  maître  ,  dit  un  poêle  latin  , 
porta  dans  le  Latium  farouche  la  culture  des  arts  qu'elle 


DE  LA  PEIXTUHE  EX  ESPAGNE.  53 

pratiquait.  »  C'est  ainsi  que  l'Espagne  conquérante  alla 
puiser  aux  sources  italiennes  le  goût  de  la  peinture  et  de 
la  sculpture.  On  vit  des  hommes  tels  que  Diego,  Hur- 
tado  de  Mendoza ,  ambassadeurs  en  Italie  ou  chargés  de 
gouverner  les  cités  conquises  avec  la  rigueur  et  la  sévérité 
qui  ont  toujours  caractérisé  les  maîtres  espagnols  ,  em- 
plover  leurs  loisirs  à  pénétrer  dans  le  génie  littéraire 
du  pavs  vaincu ,  à  s'imprégner  de  ce  génie.  Les  biblio- 
thèques d'Italie  firent  l'éducation  de  cette  nation  guer- 
rière ,  qui  s'était  emparée  de  Naples  et  de  la  Sicile  ,  et  qui 
menaçait  toute  la  Péninsule  italique.  Une  multitude  de 
manuscrits  précieux  enrichirent  les  couvens  espagnols. 
Des  hommes  qui  avaient  toujours  porté  la  cuirasse  et  ma- 
nié l'épée  apprirent  de  Pétrarque  l'art  de  rimer  des  vers 
amoureux.  Le  génie  poétique  espagnol ,  originairement 
énergique  et  dévot,  mais  privéde  raffinement  et  d'élégance, 
changea  de  forme,  lorsqu'un  jeune  soldat,  Garcilaso  de  la 
Yéga  ,  qui  mourut  à  trente  ans  ,  eut  importé  dans  son 
pays  la  mélancolie  plaintive  et  la  douceur  élégiaque  des 
chantres  italiens.  C'était  précisément  là  l'effet  que  la  Grèce 
avait  produit  autrefois  sur  Rome  victorieuse.  Le  génie 
poétique  des  Romains,  tel  qu'on  en  retrouve  encore  des 
traces  rares  dans  Lucrèce ,  génie  religieux ,  agricole,  rus- 
tique et  guerrier,  céda  à  l'influence  de  la  supériorité 
grecque  et  s'amollit,  se  polit,  se  façonna  pour  devenir  ce 
qu'on  l'a  vu  sous  la  loi  de  Virgile  et  d'Ovide.  De  même 
l'esprit  espagnol ,  essentiellement  profond  et  sévère,  subit 
une  métamorphose  commandée  par  le  contact  des  mœurs 
italiennes  5  en  échange  de  la  force  et  de  l'originalité  qui 
le  distinguaient ,  et  dont  il  perdit  une  partie  ,  il  acquit  de 
la  grâce ,  de  l'élégance  ,  et  le  sentiment  exquis  du  goût. 
Un  caractère  plus  oriental ,  plus  méditatif  à  la  fois  et  plus 
ardent  sépare  les  Espagnols  des  Romains,  Ces  derniers , 


64  PROGRÈS  ET  DÉCADENCE 

hommes  tout  politiques ,  nés  pour  le  camp  et  le  sénat ,  dé- 
daignaient et  repoussaient  les  arts  que  leur  république  pri- 
mitive reléguait  parmilesarausemens  indignes  de  l'homme. 
Le  catholicisme  espagnol,  au  contraire,  devait  tôt  ou  tard 
favoriser  le  développement  des  arts.  Les  Romains ,  sans 
le  secours  des  Grecs,  auraient  créé  de  grands  ouvrages 
d'utilité  publique,  des  aqueducs,  des  ponts,  des  amphi- 
théâtres, des  grandes  routes  magnifiques.  Jamais  ils 
n'eussent  pensé  à  couler  le  bronze  ,  à  tailler  le  marbre ,  à 
couvrir  le  canevas  ou  les  lambris  de  leurs  édifices  de  splen- 
dides  images.  L'art ,  proprement  dit ,  n'était  pas  utile  à  la 
vie  publique,  et  c'était  surtout  à  l'utile  que  les  Romains 
vouaient  un  culte. 

En  Espagne  au  contraire,  même  sans  le  secours  de  l'Ita- 
lie ,  il  aurait  bien  fallu  que  les  arts  vinssent  à  germer  tôt 
ou  tard.  Navarette,  Zurbaran  ,  Murillo  .  ne  sont  pas  des 
imitateurs  patiens  de  Titien  ou  de  Rubens.  Ce  n'est  pas 
comme  à  Rome,  à  force  de  travail  et  en  copiant  servile- 
ment le  modèle,  qu'ils  ont  créé  leurs  chefs-d'œuvre.  Un 
caractère  tout  particulier,  tout  national,  les  distingue;  on 
ne  peut  s'y  méprendre  ;  c'est  le  ciel  de  l'Espagne,  c'est  le 
soleil  de  l'Espagne ,  ce  sont  les  mœurs  espagnoles.  Sans 
doute  les  Italiens  furent  leurs  maîtres  ;  ils  reçurent  de 
l'Italie  mille  leçons  utiles  ,  quant  à  la  ])arlie  technique 
et  matérielle  de  l'art.  Sous  l'aile  des  Raphaël  et  des  Ti- 
tien ,  les  progrès  de  la  peinture  espagnole  furent  plus  ra- 
pides que  s'ils  eussent  été  leurs  propres  maîtres.  Ils  durent 
à  l'Italie  des  exemples  et  des  préceptes  :  ils  ne  durent  leur 
génie  qu'à  eux-mêmes  et  au  caractère  national. 

L'époque  où  les  Espagnols  s'allièrent  à  Tllalic  d'une  ma- 
nière intime,  était  grande  et  féconde.  Un  petit  peuple  de 
guerriers  sans  nom  venait,  par  l'union  de  la  Castille  et  de 
l'Aiagon  et  par  la  conquête  du  dernier  royaume  maure ,  de 


DE  LA  PEINTURE  EX  ESPAGNE.  OO 

s'élever  au  rang  des  nations  indépendantes.  La  même  année 
vit  la  croix  clirélienne  dominer  l'Alhambra,  traverser  l'At- 
lanlique  et  conquérir  un  nouveau  monde.  Les  trésors  du 
Mexique  s'offraient  à  1  E5j)agne,  pendant  que  ses  conquêtes 
en  Italie  lui  ouvraient  la  carrière  des  arts.  Les  philosoplies 
ont  observé  que  la  plus  {grande  partie  des  richesses  nou- 
vellement acquises  avaientété  se  perdre  dansles  coffres  du 
clergé-,  cela  est  vrai.  Ils  ont  dit  aussi  que  Tesprit  exclusi- 
vement   catholique   et   monacal  de    cette  contrée   a   du 
rétrécir  la  sphère,  borner  les  efforts  et  éteindre  Tenlhou- 
siasme  des  artistes  espagnols.  Nous  admettons  en  effet  que 
les  sujets  sacrés  ont  envahi  la  presque  totalité  des  travaux 
exécutés  en  peinture,  en  architecture  et  en  sculpture; 
sous  le  rapport  de  l'économie  politique  ,  et  peut-être  aussi 
de  la  morale  privée  ,  nous  ne  contesterons  pas  la  fatale 
prépondérance  contre   laquelle  les  penseurs  du  dernier 
siècle  se  sont  élevés  si  fortement.  Mais  quant  à  l'effet  dé- 
létère de  cette  prépondérance  sur  les  arts,  nous  en  dou- 
tons beaucoup.  La  grande  peinture,  la  peinture  historique 
ne  prospère  que  sous  la  protection  des  grandes  corporations 
assez  opulentes  pour  récompenser  dignement  l'artiste, 
assez  puissantes  pour  l'honorer,  propriétaires  de  palais  et 
de  temples  où  ses  chefs-d'œuvre  apparaissent  dans  tout 
leur  éclat.  C'est  la  force  du  clergé  au  moven-àge  qui  a  fait 
les  cathédrales  gothiques  ;  jamais  prince  n'en  fût  venu  à 
bout.  Voyez  ce  qu'est  devenue  la  peinture  historique  en 
Angleterre;  ses  particuliers  si  riches,  son  aristocratie  qui 
possédait  tant  de  trésors ,  n'ont  jamais  pu  lui  donner  une 
existence  convenable.  L'art  s'est  rétréci ,  on  a  fait  le  por- 
trait et  le  paysage  pour  satisfaire  aux  jouissances  indivi- 
duelles ;  la  peinture  a  donné  à  ses  œuvres  la  forme ,  la 
dimension  et  l'importance  qu'exigeait  la  place  qu'elle  de- 
vait occuper.  Les  fresques  du  Vatican  ,  les  merveilles  pit- 


56  PROGHÈS  ET  DÉCADEÎCCE 

toresques  dont  l'Italie  est  semée,  celles  d'un  autre  ordre 
et  d'un  mérite  presque  égal  qui  remplissent  les  cathédrales 
espagnoles  ,  sont  écloses  sous  l'influence  protectrice  de  ce 
haut  clergé,  dont  la  domination  effraie  encore  les  esprits. 
Jusqu'au  seizième  siècle,  il  est  hien  difficile  de  fixer 
avec  précision  l'état  de  la  peinture  en  Espagne  ;  cependant 
dès  l'année  1291,  au  milieu  des  guerres  civiles  suscitées 
par  les  maisons  de  Haro  et  de  Lara  ,  Rodrigo  Estevan  est 
peintre  du  roi  Sanche  IV.  Quel  était  son  talent?  quel 
était  son  style?  c'est  ce  qu'il  est  bien  difficile  de  décider 
aujourd'hui.  Pendant  près  d'un  siècle ,  l'histoire  ne 
fait  mention  d'aucun  autre  artiste.  En  1376,  le  maître 
Jaymes  Castavls  exécute  les  statues  de  la  façade  princi- 
pale de  l'église  de  Tarragone.  Peu  de  tems  après,  Hen- 
riqueet  Hernan  Gonzalez  ornent  de  statues  les  magnifiques 
tombeaux  de  la  cathédrale  de  Tolède.  Vers  le  commence- 
ment du  quinzième  siècle,  les  arts  se  développent  avec 
plus  de  force-,  l'architecture  et  la  sculpture,  étroitement 
alliées  depuis  que  la  religion  catholique  a  créé  ses 
belles  cathédrales ,  marchent  ensemble  d'un  pas  égal  et 
rapide.  On  compte  jusqu'à  vingt-trois  artistes  qui  travail- 
lent aux  ornemens  de  la  rathédrale  de  Tolède.  Bientôt 
on  fait  venir  des  peintres  étrangers  sous  les  règnes  turbu- 
lens  mais  brillans  de  Juan  P'  et  de  Juan  II.  Gérard 
Slarnina  etDello,  tous  deux  élèves  d'Antoine  Veneziano, 
sont  anoblis.  S'il  faut  en  croire  Vasari  ,  Starnina  , 
homme  grossier  et  sans  éducation ,  apprit  en  Espagne  les 
bonnes  manières  et  le  ton  d'un  gentilhomme.  Dello  est  en- 
core plus  célèbre;  il  commença  par  s'occuper  de  la  sculp- 
ture ,  fit  ensuite  des  tableaux  de  petite  dimension  et  fut 
très-honoré  en  Espagne ,  où  Juan  II  lui  conféra  l'ordre  de 
chevalerie ,  et  lui  permit  de  retourner  à  Florence  pour  y 
jouir  de  la  réputation  et  des  richesses  qu'il  avait  acquises, 


DE  LA  rEIXTlT.E  EX  ESPAGNE.  67 

L'histoire  du  vaniteux  Dcllo,  telle  que  la  rapporte  Vasari, 
est  vraiment  curieuse.  Il  voulait  que  le  sénat  de  Florence 
sanctionnât  le  titre  que  le  roi  d'Espagne  lui  avait  conféré , 
et  même  il  exi(jeait  que  son  investiture  se  fit  avec  une  so- 
lennité toute  spéciale.  Sans  attendre  la  réponse  du  sénat , 
que  d'aussi  hautes  prétentions  devaient  étonner,  il  quitta 
l'Espagne  ,  et  de  retour  à  Florence  ,  il  y  fit  une  entrée 
presque  triomphale,  monté  sur  un  cheval  que  recouvrait 
une  housse  de  pourpre  ,  et  vêtu  lui-même  de  brocard 
d'or  enrichi  de  pierreries.  Il  avait  été  pauvre  apprenti 
dans  la  même  ville ,  et  quelques-uns  de  ses  camarades  le 
reconnurent  en  passant.  Ce  fut  alors  un  bruit  de  huées, 
un  concert  de  sifflets  qui  le  poursuivirent  jusque  dans  sa 
demeure.  Les  compagnons  de  sa  jeunesse  et  de  sa  pauvreté 
ne  lui  pardonnaient  ni  son  opulence,  ni  son  orgueil.  Forcé 
de  quitter  Florence  pour  l'Espagne,  il  revint  mourir  à 
Madrid  où  il  est  enseveli.  L'humiliation  qu'il  avait  subie 
ne  l'avait  pas  corrigé  ;  jusqu'à  ses  derniers  jours  il  ne  se 
mit  à  l'œuvre,  et  ne  peignit  ses  tableaux  qu'ayant  devant 
lui  un  tablier  de  brocard.  Ornemaniste  distingué,  ce  fut 
lai  qui  décora  l'intérieur  de  la  plupart  des  palais,  où  il 
introduisit  le  premier  la  manière  et  le  goût  italiens. 
L'admiration  qu'on  eut  pour  lui  prouve  le  peu  de  progrès 
des  arts  à  celte  époque.  Le  stvle  des  ornemens  était  déjà 
très-précieux ,  très-recherché ,  très-délicat  dans  le  moyen- 
àge;  et  Dello  semble  plutôt  avoir  continué  et  amélioré  ce 
style,  qu'avoir  opéré  une  révolution  dans  la  peinture.  Le 
même  genre  de  mérile  appartient  à  maitre  Rogel,  flamand, 
célèbre  pour  avoir  décoré  de  j)einlures  très-finies  et  bril- 
lantes un  oratoire  des  chartreux  de  Miraflores.  Leur 
contemporain,  maitre  Georges  Inglès,  sans  doute  an- 
glais de  naissance  ,  comme  son  prénom  semble  l'attester, 
brilla  auprès  d'eux  sans  les  éclipser  j  ce  fut  lui  que  le 


68  PROGRÈS  ET  DÉCADENCE 

marquis  de  Santillane  chargea  de  peindre  le  maitre-autel 
de  son  hôpital  de  Buytrago.  Au-dessus  du  maître-autel 
devait  se  trouver  le  portrait  du  marquis,  et  l'on  ne  peut 
trop  regretter  le  hasard  ou  l'incurie  qui  ont  fait  dispa- 
raître ces  ouvrages,  si  précieux  comme  portraits  et  sous  le 
rapport  de  l'histoire  de  l'art.  On  a  conservé  un  hien  petit 
nombre  de  ces  antiques  productions;  Séville  possède  en- 
core quelques  peintures  de  Juan  Sanchez  de  Castro  et  de 
son  élève  Juan  Nunez. 

Pour  se  faire  une  idée  des  efforts  et  du  talent  des  ar- 
tistes de  cette  époque  ,  il  faut  les  voir  réunis  sous  le  pa- 
tronage d'un  chapitre  ecclésiastique ,  concourir  à  l'orne- 
ment d'une  cathédrale,  tous  animés  du  même  sentiment 
pieux,  confondant  leurs  noms  et  absorbant  leur  gloire 
personnelle  dans  la  grande  idée  qui  les  occupe.  En  1500, 
dix-huit  artistes  sont  occupés  à  décorer  le  maitre-autel 
de  Tolède  sous  la  direction  du  chapitre  de  la  même  église. 
Il  y  reste  encore  des  fragmens  de  peintures  admirables  qui 
rappellent,  pour  le  stvle,  les  compositions  simples,  bien 
senties,  mais  un  peu  raides ,  du  Pérugin.  Soit  qu'on  les 
attribue  à  Juan  de  Borgona  ou  à  Pierre  Berruguelte,  elles 
sont  très-remarquables  de  pensée  et  d'exécution.  Quel- 
ques petits  villages  qui ,  pendant  les  troubles  de  la  guerre 
et  le  laps  des  siècles,  ont  conservé  précieusement  leurs 
vieux  tableaux  d'autel,  offrent  aujourd'hui  même  les 
débris  curieux  de  ces  anciennes  peintures.  Ainsi,  on  ad- 
mire à  Mobk'do  de  Chevala,  petit  hameau  voisin  de  l'Es- 
curial,  un  tableau  de  Rincol,  élève,  à  ce  qu'on  croit,  de 
Dominique  Ghirlandaio -,  l'un  des  premiers  qui  s'affran- 
chirent de  la  sécheresse  et  de  la  froideur  gothi([ue ,  pour 
étudier  ,  dans  la  nature ,  la  rondeur  des  formes  et  les  phé- 
nomènes de  la  perspective. 

L'artiste  alors  n'était ,  à  proprement  parler,  qu'un  ou- 


DE  LA  PEINTLT.E  EX  ESPAGNE.  59 

vrier  de  Téglise;  on  exi;^eaitde  lui  qu'il  fût  doreur,  cise- 
leur, sculpteur.  Le  tableau  qui  sortait  de  son  pinceau 
n'était  jamais  isolé  des  autres  ornemens  du  maitre-autel  ; 
il  fallait  que  le  cadre  et  la  peinture  ,  les  ornemens  et  le 
fond  fussent  exécutés  par  la  même  main.  Cependant  l'art 
italien  ne  cessait  de  suivre  une  route  progressive.  Les  Al- 
lemands, de  leur  coté,  ayant  à  leur  tête  Albert  Durer  et  Hol- 
bein,  cherchaient  une  imitation  de  la  nature  plus  stricte  , 
plus  immédiate,  jilus  minutieuse.  Les  rois  d'Espagne,  dont 
la  puissance  était  gigantesque  ,  n'oublièrent  rien  pour  fa- 
voriser l'essor  des  arts  dans  leur  pavs.  Les  plus  illustres 
étrangers,  François  Pisan  ,  Jérôme  Bos ,  enfin  le  grand 
Titien  ,  reçurent  des  encouragemens  et  des  commandes  de 
la  cour  et  de  l'église  espagnoles.  Fernando  Gallego  imita 
Durer  de  si  près ,  que  le  peintre  français  Lebrun  ne  put 
décider  si  un  oratoire  peint  par  le  premier  de  ces  ar- 
tistes n'était  pas  l'œuvre  du  second. 

Nous  retrouvons  en  Italie,  dans  cette  grande  école  des 
arts,  beaucoup  de  peintres  espagnols  :  entre  autres  Alonzo 
Berruguette ,  l'un  des  élèves  de  Michel-Ange ,  et  que 
Charles-Quint  choisit  pour  peintre  etsculpteur  delà  cour. 
Le  premier,  Berruguette,  importa  en  Espagne  le  stylegran- 
diose  de  sculpture  et  les  larges  masses  architecturales  de 
Michel-Ange.  Avec  lui  commence  une  nouvelle  époque 
dont  l'Alcazar  deGrenade ,  construitpar  ordre  de  Charles- 
Quint,  offre  un  exemple  intéressant.  Les  ornemens  y  abon- 
dent ,  sans  cette  surcharge  de  mauvais  goût  qui  déparait 
autrefois  les  édifices.  Les  détails  sont  italiens,  et  l'ordon- 
nance générale  est  gothique.  Les  connaisseurs  espagnols 
ont  donné  à  ce  genre  le  nom  de  plateresque ,  stvle  de 
joaillerie  ,  expression  singulière  qui  rend  assez  bien  l'as- 
pect général  de  cette  architecture.  Le  chœur  de  la  ca- 
thédrale de  Tolède  dont  les  sculptures  en  bois  ont  été  des- 


60  rROGRÈS  ET  DÉCADENCE 

sinées  par  le  même  artiste  ,  sont  un  modèle  de  ce  genre. 

On  serait  tenté  de  croire  que  la  fierté  des  Hidalgos  devait 
regarder  la  profession  des  arts  comme  indigned'eux.  Cepen- 
dant, le  troisième  fils  de  don  Diego  de  Guevara,  don  Felipe, 
destiné  par  sa  naissance  aux  plus  hautes  fonctions,  se  livre 
tout  entier  à  la  passion  que  lui  avait  inspirée  l'art  de  pein- 
dre. Comme  il  accompagnait  son  père  à  Bologne ,  il  y  fit 
la  connaissance  de  Titien,  qui  lui  donna  les  premiers  prin- 
cipes de  son  art.  Non  seulement  il  se  distingua  comme 
peintre,  mais  comme  critique.  Ses  commentaires  sur  la 
peinture  ont  été  publiés  à  Madrid  par  Ponz-,  il  ne  reste 
d'ailleurs  aucun  tableau  de  lui  ^  l'histoire  rapporte  qu'il  se 
battit  avec  bravoure  devant  Tunis. 

Parmi  les  artistes  étrangers  qui  influèrent  par  leurs 
travaux  et  leurs  exemples  sur  l'école  espagnole,  citons 
encore  deux  Flamands  :  François  Frutel  et  Pierre  de  Cam- 
pana,  élèves  assez  habiles  des  écoles  romaine  et  vénitienne. 
Le  fameux Murillo  avait  coutume  de  se  mettre  à  genoux  et 
de  prier  devant  une  descente  de  croix  peinte  dans  la  cathé- 
drale de  Séville  par  Campana.  Un  soir  qu'il  y  était  resté 
trop  long-tems,  le  bedeau,  qui  voulait  fermer  les  portes,  lui 
frappa  sur  l'épaule  :  «  J'attends,  dit  Murillo  en  se  rele- 
vant ,  que  ces  saints  hommes  aient  fini  leur  prière.  » 

-Le  goût  italien  pénétrait  de  toutes  parts  en  Espagne. 
Un  artiste,  Louis  de  Vargas,  après  avoir  passé  vingt-huit 
ans  en  Italie,  rapporta  dans  son  pays  un  goût  si  complè- 
tement modelé  sur  celui  de  Raphaël  et  de  Perino  del  Vaga 
•que l'on  serait  tenté  de  lui  reprocher  cette  complète  as- 
similation (pii  lui  enlève  tout  caractère  national.  Nous  ne 
sommes  point  partisans  de  ce  développement  factice  qui 
détruit  la  nationalité  et  qui  confère  à  un  peuple,  au  moyen 
d'une  éducation  artificielle,  tous  les  caractères  d'un  autre 
peuple.  Cependant  Louis  de  Vargas  que  l'on  doit  classer 


DE  LA  PEINTURE  EN  ESPAGNE.  61 

parmi  les  peintres  italiens  plutôt  que  parmi  les  peintres 
espagnols ,  occupe  une  belle  place  dans  l'histoire  de  l'art 
moderne.  Il  possédait  à  un  haut  degré  la  science  des  rac- 
courcis. On  rapporte  que  l'un  des  élèves  de  Michel- Ange, 
Pierre  de  Alesio ,  romain ,  avait  été  chargé  de  peindre  un 
Saint  Christophe  dans  la  cathédrale  de  Séville  où  Vargas 
peignait  Adam  et  Eve.  Le  relief  singulier  de  la  jambe 
d'Adam  parut  si  remarquable  au  peintre  italien,  qu'après 
avoir  fini  son  Saint  Christophe,  il  s'écria  :  Fia  vale  la 
tua  gamba  que  clie  il  iiiio  San  Cristoforo.  «  Ta  jambe 
vaut  mieux  que  mon  Saint  Christophe.  »  Quand  même 
il  faudrait  reléguer  cette  petite  anecdote  parmi  les  contes 
nombreux  qui  se  sont  mêlés  à  la  biographie  des  peintres  , 
le  tableau,  qui  a  conservé  le  nom  de  la  gamba,  mé- 
rite les  éloges  des  contemporains  et  ceux  des  connais- 
seurs ,  qui  cependant  désireraient  qu'une  exposition 
meilleure  leur  permit  d'en  apprécier  tout  le  mérite. 
Le  maître-autel  représentant  la  naissance  du  Christ, 
par  le  même  artiste ,  est  vraiment  admirable  :  malheu- 
reusement Vargas  a  souvent  peint  à  fresque ,  et  le  tems , 
l'humidité,  le  défaut  de  soin  ont  anéanti  la  plupart  de 
ses  productions.  Celui  de  ses  ouvrages  qui  est  le  mieux 
conservé  décore  l'autel  d'une  des  cahpelles  latérales  de 
Sainte-Marie-la-Blanche.  Le  Sauveur  est  représenté  mort 
entre  les  bras  de  sa  mère  ,  sous  les  yeux  de  la  Madeleine  , 
de  saint  Jean  et  de  quelques  autres  personnages.  Tout  est 
simple  et  naturel  dans  cette  composition  qui  forme  le 
contraste  le  plus  parfait  avec  le  style  recherché ,  tour- 
menté, des  écoles  modernes.  Ce  sont  bien  la  langueur  et  la 
pâleur  de  la  mort ,  la  sérénité  douloureuse  du  Christ  sa- 
crifié, et  le  religieux  désespoir  de  ses  disciples.  Vargas  a 
laissé  un  souvenir  presque  sacré  de  douceur  d'ame ,  de 
sentimens  pieux  ^  de  bonté  de  caractère.  On  trouva  dans 


$3  PROGRÈS  ET  DÉCADENCE 

son  atelier,  après  sa  mort ,  un  cercueil  qui  lui  servait  de 
lit,  preuve  d'humilité  et  de  mortification  chrétienne  qui 
fut  hautement  louée  par  ses  contemporains.  «  Que  pensez- 
vous  de  cette  œuvre  ,  lui  demanda  un  mauvais  sculpteur 
en  lui  présentant  un  crucifix  qui,  par  sa  détestahle  exé- 
cution, semblait  plutôt  une  caricature  qu'un  portrait  du 
Sauveur  des  hommes.  «  Pardonnez-leur  ,  Seigneur  ,  s'é- 
cria A'argas ,  car  ils  ne  savent  ce  qu'ils  font.  »  Ses  ou- 
vrages sont  extrêmement  rares,  même  en  Espagne.  La  ga- 
lerie de  Madrid  n'en  possède  pas  un  seul  ;  le  duc  de  Dal- 
matie  est  possesseur  d'un  Christ  au  jardin  ;  M.  William 
de  Séville  ,  d'une  Sainte-Vierge ,  qui  sont  incontestable- 
ment de  lui.  On  en  voit  un  autre  dans  la  galerie  du  palais 
d'Esterha^y,  à  Vienne. 

Après  Vargas,  il  faut  citer  Alonzo  Sanchez  Coëllo,  qui, 
né  dans  la  province  de  Valence  vers  le  commencement  du 
seizième  siècle,  accompagna  Antonio  de  Moro  à  Lisbonne, 
et  y  demeura  quelque  tems,  sous  la  protection  de  don 
Juan  qui  avait  épousé  la  fille  de  l'empereur  Charles- 
Quint.  La  carrière  de  Coëllo  fut  brillante;  et  Philippe  II 
le  choisit,  moins  pour  son  peintre  de  prédilection  que  pour 
son  ami  intime.  La  froideur  hautaine  qui  caractérisait  ce 
monarque  et  l'étiquelle  sévère  de  sa  cour  cédèrent  à  l'in- 
fluence de  l'art  et  à  la  supériorité  de  l'artiste.  Il  plaça  son 
peintre,  ditPacheco,  dans  une  belle  maison  aliénante  au 
palais,  maison  dont  le  roi  avait  la  clef,  et  dans  laquelle  il 
pénétrait  souvent  à  l'improvisle,  se  plaisant  à  surprendre 
le  peintre  au  milieu  de  sa  famille,  pendant  ses  repas  ou 
dans  son  atelier.  Il  ne  lui  permellait  ni  de  se  lever  pour 
le  recevoir,  ni  de  suspendre  son  travail.  Jamais  il  ne  lui 
écrivait  qu'en  plaçant  sur  l'adresse  la  suscriplion  sui- 
vante :  ^  mon  trcs-airné  fils,  uilonzo  Sanchez  Coëllo. 
Comme  peintre  de  portrails ,  Coëllo  mérite  celte  haule 


DE  LA  PEIMIRE   E-N  ESPAGNE.  63 

estime.  Rien  de  plus  intéressant  que  le  portrait  de  1  in- 
fortuné don  Carlos  ,  qui  se  trouve  dans  le  Musée  royal 
de  Madrid.  Le  malheureux  fils  du  sévère  Philippe  II  y  est 
représenté  velu  de  drap  d'or,  une  main  dans  la  ceinture 
et  une  autre  sur  le  pommeau  de  son  épée.  Sa  ressemhlance 
avec  son  père  et  son  aïeul  est  frappante,  et  il  est  impos- 
sihle  de  trouver  dans  celte  physionomie  expressive  le 
moindre  indice  de  l'idiotisme  que  les  historiens  lui  ont 
imputé.  Le  plus  beau  portrait  qui  soit  sorti  du  pinceau 
de  Sancbez  est  certainement  celui  du  père  Siguenza , 
ami  de  Fartiste  et  qui  se  trouve  dans  la  cellule  du  prieur 
à  l'Escurial.  Comme  Sanchez  Coëllo  ,  Gaspard  Becerra 
voyagea  beaucoup  ;  mais  ce  fut  en  Italie  qu'il  puisa  les 
principes  de  la  sculpture ,  de  l'architeclure  et  de  la  pein- 
ture. Protégé  par  Philippe  II,  il  avait,  pendant  son  séjour 
à  Rome,  fourni  les  dessins  du  grand  ouvrage  anatomique 
de  Jean  de  Yalverde.  Il  se  distingua  surtout  comme  sculp- 
teur. 

doublions  pas  Juan  Fernandez  Navarette,  sourd-et- 
muet,  qui,  si  la  tradition  mérite  quelque  croyance,  étu- 
dia dans  la  maison  du  Titien.  Ce  qui  nous  reste  de  ses  ta- 
bleaux semble  appartenir,  non  à  l'école  vénitienne  ,  mais 
à  l'école  florentine  ^  c'est  le  même  ton  de  couleur,  le  même 
agencement  de  draperies,  le  même  système  de  composi- 
tion et  le  même  style  de  dessin.  Philippe  II,  dans  son 
admiration  pour  cet  artiste,  lui  assigna  une  pension  de 
400  ducats. 

ylbrahani  recelant  les  Anges,  magnifique  tableau  de 
Navarelle  ,  qui,  par  l'opposition  de  l'ombre  et  de  la  lu- 
mière et  la  vigueur  du  ton,  caractérise  merveilleusement 
l'école  et  le  talent  de  son  auteur,  se  trouve  aujourd'hui 
dans  la  galerie  du  duc  de  Dalmalie.  Les  moines  de  l'Es- 
curial ,pour  lesquels  le  peintre  travaillait  habituellement. 


64  PROGRÈS  ET  DÉCADENCE 

avaient  conclu  avec  lui  un  traité  bizaiTC,  dont  les  conditions 
que  nous  allons  rapporter  peuvent  donner  l'idée  de  l'in- 
fluence que  la  religion  exerçait  alors  sur  les  arts,  et  des  en- 
traves que  cçs  derniers  acceptaient  sans  se  plaindre.  Na- 
varetle  s'engagea  à  exécuter  trente-deux  peintures  pour 
l'église,  dont  cinq  de  treize  pieds  sur  neuf ,  et  vingt-sept 
de  sept  pieds  et  demi  sur  sept  pieds  un  quart.  Il  était 
stipulé  que  Navarette  ne  représenterait  que  des  saints,  des 
saintes,  et  ne  se  permettrait  d'introduire  aucun  person- 
nage comique,  encore  moins  un  animal,  dans  les  tableaux 
commandés.  Il  lui  était  arrivé  de  placer  un  combat  de 
chiens  dans  le  coin  d'un  tableau  représentant  la  sainte 
famille  ,  et  la  vérité  même  ,  l'énergie,  et  la  franchise  de 
son  pinceau  distrayant  l'attention  des  novices,  avaient 
causé  du  scandale  dans  la  congrégation.  Il  était  stipulé  en 
outre  que  le  roi  approuverait  toutes  les  figures  ;  que  si  le 
peintre  pouvait  se  procurer  le  portrait  authentique  des 
saints,  il  le  copierait  exactement  et  qu'il  ne  s'aviserait 
pas  de  représenter  deux  fois  le  mémo  personnage  sous 
deux  formes  différentes.  Chacun  de  ces  tableaux  devait 
lui  rapporter  deux  cents  ducals.  Il  ne  vécut  pas  assez 
pour  terminer  sa  gigantesque  entreprise.  Les  huit  pre- 
miers de  ses  tableaux  représentent  les  douze  apôtres  et  les 
quatre  évangélistes  :  pour  le  grandiose  des  physiono- 
mies il  se  rapproche  de  Fra  -  Barlolomeo  ,  et  de  Ti- 
tien pour  la  beauté  du  coloris.  Ln  jour,  Philippe  II  ayant 
fait  cadeau  d'un  tableau  du  Titien  aux  moines  de  l'Escu- 
rial,  et  apprenant  que  sa  dimension  ne  convenait  pas  au 
réfectoire  auquel  on  l'avait  desliné,  donna  devant  Nava- 
rette l'ordre  de  mutiler  le  tableau  par  les  quatre  côtés,  de 
manière  à  le  faire  tenir  à  la  place  que  les  moines  voulaient 
qu'il  occupât.  Navarelte,  comprenant  par  les  gestes  de 
ceux  qui  l'entouraient  l'intention  barbare  et  ridicule  du 


DE  LA  PEINTURE  EN  ESPAGNE.  65 

prince,  s'élança,  demanda  grâce  par  signes  pour  le  chef- 
d'œuvre  de  Titien  ,  et  exprima  par  sa  pantomime  qu'il 
était  prêt,  même  au  péril  de  sa  tête,  à  exécuter  une 
copie  du  tableau  en  le  réduisant  un  peu.  Ce  grand  artiste 
mourut  à  Tolède  en  1579,  et  nous  sommes  tout-à-fait 
de  l'avis  du  père  Siguenza  qui  dit  qu'un  voyage  à  l'Escu- 
rial,  entrepris  uniquement  pour  voir  ses  tableaux,  serait 
digne  d'un  artiste  et  d'un  amateur.  Une  des  plus  intéres- 
santes productions  de  Navarette  orne  la  galerie  du  duc  de 
Lansdowne.  On  y  voit  l'héroïne  des  Communes ,  la  veuve 
de  Pacheco ,  dona  Maria,  montée  sur  une  mule  et  revêtue 
de  grand  deuil ,  parcourir  les  rues  de  Tolède  pour  réveil- 
ler par  sa  présence  l'énergie  patriotique  des  habitans  dé- 
sespérés. 

Le  nom  de  Louis  Morales  le  Dwin  (el  Divino)  a  été 
souvent  répété,  non  seulement  en  Espagne,  mais  dans  les 
pays  étrangers.  C'est  surtout  par  l'expression  qu'il  est  re- 
marquable. Cette  expression,  il  faut  le  dire,  est  quelquefois 
exagérée,  et  nous  ne  croyons  pas  qu'il  mérite  entièrement 
le  haut  degré  de  réputation  qu'il  a  conquis.  Morales  , 
homme  d'un  grand  talent,  nous  semble  avoir  outré,  d'une 
part ,  l'énergie;  de  l'autre,  la  délicatesse  et  le  fini.  Chacun 
des  cheveux  de  ses  têtes  est  caressé  par  son  pinceau  5  la 
physionomie  de  ses  vierges  rappelle  le  Parmesan  ;  et  par  la 
dégradation  habile  de  ses  couleurs  et  l'emploi  des  tons 
sombres ,  il  se  rapproche  de  l'école  lombarde.  On  admire 
surtout  ses  Ecce  Homo.  Il  est  impossible  d'exprimer  la 
douleur  avec  une  force  plus  poignante  ;  mais  selon  nous, 
celte  douleur  n'est  pas  divine  5  il  y  a  là  une  résignation 
trop  abandonnée ,  trop  timide ,  trop  humaine.  L'expres- 
sion matérielle  de  la  douleur  n'est  pas  tout  ce  qu'exige 
une  pareille  œuvre.  Demandez  aux  peintres  italiens  com- 
ment ils  ont  su  concilier  l'agonie  du  Christ  devenu 
XI.  5 


66  PROGRÈS  ET  DÉCADENCE 

homme ,  et  la  grandeur  de  Dieu  qui  expire  pour  racheter 
le  genre  humain. 

Peu  de  tems  avant  l'époque  de  sa  mort,  arrivée  en  1 586, 
Philippe  II  revenant  de  Portugal,  rencontra  l'artiste  dans 
les  rues  de  Madrid ,  et  l'arrêta  en  lui  disant  :  «  Morales, 
tu  es  bien  'vieux  l  —  Oui ,  répondit  Morales ,  et  bien 
pauvre.  »  En  effet ,  dans  la  distribution  des  faveurs  que 
le  roi  avait  faites  aux  peintres,  Morales  avait  été  oublié. 
Une  pension  de  trois  cents  ducats  lui  fut  assurée. 

Dominique  Théotocopouli ,  surnommé  le  Grec  ,  appar- 
tient, malgré  son  nom,  à  l'école  espagnole.  La  tradition  le 
donne  pour  élève  du  Titien ,  et  son  style  se  rapproche 
assez  de  ce  maître  pour  prouver  la  vérité  de  la  Iradilion. 
En  1577,  il  habitait  Tolède  et  travaillait  à  son  admirable 
tableau  le  Dépouillement  du  Chiist ,  que  l'on  voit  au- 
dessus  du  maitre-autel  delà  sacristie.  Le  vêtement  pourpre 
dont  le  Christ  est  revêtu  ,  non  seulement  attire  les  regards 
sur  le  centre  et  le  principal  personnage  du  tableau ,  mais 
jette  un  reflet  éclatant  sur  tous  ses  groupes  et  leur  prêle 
une  harmonie  merveilleuse.  On  voit  dans  l'église  de  Saint- 
Thomas  de  la  même  ville  un  autre  chef-d'œuvre  du 
même  maitre.  Le  sujet  en  est  étrange  et  repose  sur  une 
tradition  antique.  On  voit  l'intérieur  de  la  chapelle ,  une 
tombe  ouverte ,  et  beaucoup  de  seigneurs  en  grand  deuil 
auprès  d'un  cadavre.  Dans  le  ciel  qui  s'ouvre  tout  rayon- 
nant de  flammes  célestes,  apparaissent  saint  Augustin  et 
saint  Etienne  qui ,  selon  la  légende ,  viennent  rendre  hom- 
mage au  mort,  et  pour  prouver  l'estime  qu'il  leur  inspire, 
s'emparer  de  son  cadavre  qu'ils  s'apprêtent  à  déposer  dans 
le  tombeau  de  leurs  mains  bienheureuses.  L'effet  général 
de  celte  composition  est  sui)lime.  La  plupart  des  person- 
nages qui  composent  les  groupes  inférieurs  sont  des  por- 
traits. Il  y  a  de  singulières  inégalités  dans  ses  ouvrages  ;  et 


DE  LA  PEINTURE  EN  ESPAGNE.  67 

quand  il  se  néglige ,  on  est  étonné  de  le  voir  redescendre 
au  niveau  des  artistes  les  moins  habiles  :  mais  aussi  les 
belles  parties  de  ses  tableaux  le  placent  sur  la  même 
ligne  que  les  Titien  et  les  Tintoret.  Il  mourut  très-âgé  à 
Tolède ,  en  1625 ,  après  avoir  fait  école. 

Le  chef  de  l'école  de  Valence,  Vincent  Joannès,  mérite 
d'être  cité.  Sa  manière  raphaëlesque  offre  un  reflet  assez 
exact  de  la  vieille  école  italienne.  Né  en  1523,  Joannès 
mourut  en  1579.  On  regrette  que  l'imitation  du  Pérugin 
et  des  vieux  peintres  d'Italie  aient  usurpé  dans  ses  ta- 
bleaux la  place  que  le  caractère  spécial  de  son  génie  aurait 
du  occuper.  La  solennité  calme  de  ses  figures  du  Christ, 
la  grâce  simple  de  ses  portraits ,  la  belle  disposition  de  sa 
Cène  que  l'on  admirait  au  musée  de  Paris  ,  et  que  la 
France  a  rendue  à  l'Espagne  en  1815  ,  justifient  l'enthou- 
siasme avec  lequel  Palomino  parle  de  cet  artiste.  Nous 
préférons  encore  à  ces  tableaux  le  Man.jre  de  saint 
Etienne  parle  même  auteur.  Il  se  compose  de  six  tableaux, 
dont  cinq  exécutés  de  sa  propre  main ,  et  un  seul  exécuté 
d'après  ses  dessins  par  un  de  ses  élèves.  Celui  qui  repré- 
sente le  saint  conduit  au  supplice  nous  a  surtout  frappé. 
Une  populace  furieuse  entoure  lemartvr;  elle  s'enivre 
d'avance  du  sang  qu'elle  va  verser  5  le  saint  reste  calme  et 
impassible.  Auprès  de  lui ,  le  chef  des  persécuteurs  , 
homme  fanatique ,  mais  non  cruel ,  marche  d'un  pas  tran- 
quille, d'un  air  sombre,  grave  et  douloureux.  C'est  une 
belle  idée,  un  coup  de  maître,  d'avoir  établi  cette  profonde 
différence  entre  la  férocité  aveugle  de  la  populace  et 
la  résolution  du  fanatique  chez  lequel  une  conviction 
fausse  mais  ardente  fait  taire  les  sentimens  de  l'humanité. 
Joannès  avait-il  étudié  cette  scène  dans  la  nature  ?  L'avait- 
il  empruntée  à  quelqu'un  des  nombreux  auto-da-fé  dont 


68  PROGRÈS  ET  DÉCADENCE 

l'Espagne  était  le  théâtre  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  Poussin  lui- 
même  a  eu  peu  d'idées  plus  philosophiques. 

PhiUppe  II ,   sur  ses  derniers  jours ,  appela  beaucoup 
d'artistes  italiens  en  Espagne.  L'objet  de  tous  ses  désirs 
dans  sa  vieillesse,  ou  plutôt  d'une  passion  véritable,  c'était 
l'embellissement  de  l'Escurial.  Dans  cet  étrange  monu- 
ment ,  la  sévérité  du  génie  monastique  s'allie  à  la  magni- 
ficence royale  ,  avec  une  bizarrerie  et  une  grandeur  qui 
caractérisent  bien   ce  monarque.    Souvent,   pendant  la 
construction  de  l'édifice,   il  s'arrêtait  sur  le  penchant 
de  la  montagne  voisine ,  et  assis  sous  les  chênes  sombres 
qui  la  couvrent ,  il  observait  le  travail  des  ouvriers.  Dès 
que  la  dernière  pierre  fut  placée,  il  alla  s'asseoir  dans  le 
chœur  avec  les  moines ,  et  chanta  la  messe  avec  eux.  Ce 
fut  là  qu'on  vint  lui  apprendre  la  victoire  de  Lépante. 
Pendant  sa  dernière  maladie ,  il  se  fit  placer  dans  la  tri- 
bune royale  ,  et  les  yeux  fixés  sur  le  grand  autel,  pendant 
que  l'orgue  retentissait  et  que  les  solennités  catholiques 
s'accomplissaient  sous   ses   yeux,  il  mourut  dans  l'en- 
ceinte même  de  ce  temple  magnifique  qu'il  avait  bâti. 
Beaucoup  de  peintres  florentins  vinrent  en  Espagne,  attirés 
par  ce  monarque  ^  nous  ne  nous  occuperons  pas  d'eux, 
bien  qu'ils  aient  contribué  à  maintenir  la  souveraine  in- 
fluence que  l'Italie  artiste  avait  conquise  sur  l'Espagne. 
C'est  dans  le  dix-septième  siècle,  à  l'époque  où  Nico- 
las Poussin,  Dominiquin  et  le  Guerchin  soutiennent  seuls 
la  gloire  de  la  peinture  en  Italie  :  c'est  au  moment  où 
Carie  Maratte,  Carie  Dolce  et  Piètre  de  Cortonc  intro- 
duisent dans  leurs  tableaux  la  reproduction  éternelle  et 
fatigante  de  certaines  formes  conventionnelles  ,  et  pous- 
sent l'art  vers  sa  décadence  5  que  Yelasqucz  et  Zurbaran, 
leurs  coulemporains  espagnols,  s'élèvent  à  ce  que  l'art  a 


DE  LA.  PEINTCHE  EN  ESPAGNE.  69 

de  plus  grandiose  et  de  plus  délicat.  Pendant  ce  siècle  la 
peinture  espagnole  atteint  son  apogée.  Pedro  Orrente,  imi- 
tateur du  Bassan  et  né  dans  la  province  de  Murcie  ,  vi- 
vait en  1610.  La  plupart  de  ses  tableaux  sont  préférables 
pour  la  force  du  coloris  et  la  beauté  de  l'ensemble  à  ceux 
du  maitre  qu'il  avait  choisi  pour  modèle.  L'école  véni- 
tienne trouva  un  élève  non  moins  babile,  le  célèbre  Roë- 
las,  né  en  1560,  à  Séville,  et  surnommé  le  clerc  Roëlas, 
{el  Clejigo  jRoèlas).En  1609,  il  exécuta  ce  beau  tableau 
que  l'on  voit  dans  la  cathédrale  de  Séville,  et  qui'repré- 
sente  saint  Yago  triomphant  des  Maures  pendant  la  bataille 
de  Clavijo.  A  voir  la  profonde  terreur  dont  les  ennemis 
sont  saisis  à  son  aspect,  on  ne  peut  douter  qu'une  force 
surhumaine  ne  l'anime.  On  admire  aussi  dans  l'église  de 
l'Université  une  Sainte  Famille  du  même  maître,  qui  joint 
à  la  vigueur  du  ton  et  à  la  beauté  de  coloris  de  Tintoret 
une  douceur  et  une  expression  inconnues  de  cet  artiste. 
Le  Saint  Jérôme  du  Dominiquin  ,  chef-d'œuvre  immor- 
tel, a  trouvé  un  rival  dans  le  tableau  que  Roëlas  a  exécuté 
pour  l'église  de  la  même  ville,  et  qui  représente  la  mort 
de  saint  Isidore.  On  ne  peut  se  faire  une  idée  du  talent 
de  Roëlas  que  lorsqu'on  a  vu  cette  belle  tête  du  saint 
mourant  au  milieu  de  son  clergé  qui  le  soutient.  Ce 
grand  peintre  ,  trop  peu  connu  ,  mourut  dans  sa  ville 
natale,  en  1625. 

Vers  la  même  époque,  l'école  valencienne  s'honorait 
d'un  nom  fameux,  Ribalta,  qui  ne  peut  être  dignement 
apprécié  de  quiconque  n'a  pas  visité  cette  ville  ,  sa  patrie. 
L'amour  ne  le  lit  pas  peintre,  mais  lui  donna  le  courage 
d'espérer  et  d'atteindre  un  haut  degré  de  supériorité  dans 
son  art.  Epris  de  la  fille  de  son  maitre  ,  il  demanda  sa 
main  et  fut  repoussé  par  le  père  qui  le  regardait  comme  un 
artiste  inhabile ,  incapable  de  parvenir  à  la  fortune  et  au 


rTO  PROGRÈS  ET  DÉCADENCE 

talent.  Il  partit  pour  l'Italie,  étudia  long-temsles  maîtres 
italiens,  revint  en  Espagne,  et  rendit  visite  à  son  maître 
et  à  la  jeune  fille  qu'il  aimait  :  le  peintre  absent  avait 
laissé  son  atelier  vide ,  et  sur  son  chevalet  un  tableau 
ébauché.  Ribalta  prit  le  pinceau  et  termina  rapide- 
ment et  en  maitre  l'œuvre  commencée.  Qu'on  imagine  la 
surprise  du  père  à  son  retour  !  a  Voilà  du  génie ,  voilà  un 
artiste ,  s'écria-t-il  !  Je  te  marierais  volontiers  à  un  homme 
aussi  habile  que  celui-ci  et  non  à  ce  barbouilleur  Ribalta  !» 
La  jeune  fille  nomma  son  amant  et  le  mariage  ne  tarda 
pas  à  se  conclure.  Ribalta,  bon  coloriste,  n'a  laissé  de 
traces  de  son  talent  que  dans  sa  ville  natale. 

Cependant  l'école  rivale  de  Séville  faisait  de  grands 
progrès.  Louis  Fernandez  formait  d'excellens  élèves  :  Pa- 
checo  et  Herrera-le-Yieux  ,  Cuno  et  Murillo,  recevaient 
les  leçons  de  Juan  de  Gastille  ,  bon  professeur ,  mais  pein- 
tre médiocre.  Nous  passerons  rapidement  sur  Pacheco , 
dont  le  mérite  fut  peu  remarquable,  mais  qui  mérite  un 
souvenir  en  qualité  de  beau-père  de  Velas(juez  ,  et  comme 
auteur  d'un  Traité  de  la  Peinture.  En  1594,  il  peignait 
sur  damas  cramoisi  les  armoiries  et  les  emblèmes  de  la 
flotte  qui  partait  pour  l'Amérique  du  Sud.  On  vante  la 
perfection  de  ses  statues  peintes ,  genre  de  travail  singu- 
lier ,  qui  appartient  spécialement  à  l'EsjJagne  et  qui  con- 
court à  la  décoration  de  presque  toutes  les  cathédrales. 
L'Inquisition,  dont  la  domination  s'étendait  sur  toutes  les 
branches  de  la  vie  publique  et  privée ,  le  nomma  inspec- 
teur général  de  la  peinture;  l'homme  investi  de  cet 
office  était  un  véritable  censeur  qui  devait  surveiller  ri- 
goureusement la  moralité,  la  décence ,  la  convenance  et 
la  catholicité  des  œuvres  d'art  :  «  C'était,  dit  Léon  Ber- 
mudcz ,  une  charge  très-honorable.  » 

Ycksquez ,  le  rival  de  Yau-Dick ,  reçut ,  comme  nous 


DE  LA  PEINTUP.E  EN  ESPAGNE.  71 

Tavoiis  clil,  les  leçons  de  Pacheco,  son  beau-père^  mais 
auparavant  il  avait  travaillé  dans  l'atelier  d'Herrera-le- 
Yieux,  singulier  peintre,  d'un  génie  fougueux  et  extrava- 
gant, et  dont  le  caractère  répondait  bien  à  son  génie.  Sa 
■violence  éloignait  de  lui  ses  élèves  ,  et  souvent  son  atelier 
se  trouvait  désert.  Alors ,  il  appelait  sa  servante,  la  char- 
geait d'étendre  ses  couleurs  sur  la  toile  par  larges  masses 
qu'il  indiquait,  et  ensuite  de  ces  taches  informes  il  faisait 
des  draperies  et  des  personnages.  C'était  un  homme  d'assez 
mauvaise  vie  et  d'une  grande  habileté  :  habitué  à  graver 
sur  cuivre,  il  fut  soupçonné  d'avoir  fabriqué  de  la  fausse 
monnaie.  Pour  se  soustraire  à  cette  accusation,  il  se  réfugia 
dans  l'ermitage  de  Saint-Hermenegilde  qui  alors  apparte- 
nait aux  jésuites.  Ce  fut  là  qu'il  peignit  le  tableau  qui  re- 
présente ce  martyr,  la  tète  fendue  d'un  coup  de  hache, 
et  baigné  des  rayons  de  la  gloire  céleste.  Philippe  IV  alla 
visiter  l'ermitage  en  1G24  ,  et  voulut  connaître  le  nom  de 
l'auteur.  On  nomma  \efaux  inonnajeur Herrera.  «  Non, 
reprit  le  prince,  cela  ne  peut  être-,  l'homme  qui  a  de  si 
grands   talens  ne  peut  en  abuser.  )>  Le  peintre  obtint 
la  permission  de  rentrer  dans  sa  famille  ;  mais  à  peine  s'y 
trouvait-il,  que  sa  fille  entra  dans  un  couvent ,  et  son  fils 
qui  le  vola  s'enfuit  à  Naples.  Ce  dernier  ,  assez  bon  colo- 
riste, se  distingua  surtout  par  sa  manière  de  pehidre  les 
poissons.  En  Italie,  on  l'avait  svxvnomxi\él Espagnol  aux 
poissons. 

Il  est  tems  d'arriver  à  ce  grand  homme  que  la  variété , 
l'universalité  et  la  facilité  merveilleuse  de  son  talent  ont 
élevé  au-dessus  de  tous  ses  compatriotes  :  Yelasquez  ,  né 
-en  1599,  de  parens  portugais.  Il  se  nommait  don  Diego 
de  Sylva.  On  peut  dire  qu'il  fut  son  propre  maître;  il 
conserva  peu  de  traces  du  talent  spécial  du  violent  Her- 
rera et  du  timide  Pacheco.  Pour  mieux  étudier  la  nature, 


yi  PROGRÈS  ET  DÉCADESCE 

faisait  sans  cesse  des  esquisses  différentes  de  tous  les 
objets  qui  se  présentaient  à  ses  yeux.  Tantôt  c'était  la 
nature  morte  quil  copiait,  tantôt  des  modèles  vivans 
qu'il  payait  et  reproduisait  dans  toutes  les  attitudes  :  aussi 
grâce  à  ses  études  approfondies  et  variées,  n'est-il  pas  de 
sujets,  depuis  le  plus  noble  jusqu'au  plus  vulgaire,  que 
Velasquez  n'ait  traités  avec  supériorité.  Souvent  il  peint 
de  premier  jet,  tant  il  est  maitre  de  son  pinceau  et  de  ses 
contours.  L'école  vénitienne ,  l'école  hollandaise  et  l'école 
florentine  semblent  s'être  confondues  et  réunies  dans  le 
talent  de  Velasquez  :  homme  étonnant  qui  a  fait  des  ta- 
bleaux d'intérieur,  des  portraits  en  pied ,  des  paysages  d'un 
effet  admirable  ;  qui  a  traité  la  nature  morte  et  la  nature 
vivante  avec  la  même  grandeur.  Il  n'atteignit  toute- 
fois le  dernier  terme  de  son  talent  que  pendant  sa  ma- 
turité ,  et  sa  première  manière  est  beaucoup  plus  froide 
que  celle  qui  caractérise  ses  plus  beaux  ouvrages.  Sa  vie 
d'ailleurs  ne  fut  qu'une  suite  de  succès.  Après  avoir 
épousé  la  fille  de  Pacheco ,  il  fît,  en  1622  ,  un  voyage  à 
Madrid  ,  obtint  la  protection  du  premier  ministre  et  du 
favori  le  comte-duc  Olivarès,  et  reçut  de  lui  une  pension 
avec  le  titre  de  peintre  du  roi.  Il  commença  un  porlrait 
de  Charles,  prince  d'Angleterre,  qui  devint  Charles  I", 
et  que  le  duc  de  Buckingham  ,  guide  insensé  d'un  maitre 
insensé ,  conduisait  en  Espagne  dans  l'espérance  d'ob- 
tenir le  cœur  et  la  main  de  Tlnfanle  espagnole.  L'esquisse 
du  portrait  de  Charles  I",  par  Velasquez,  n'existe  plus. 
11  aurait  été  curieux  de  comparer  cet  ouvrage ,  même 
ébauché  ,  aux  nomljreux  portraits  du  même  roi ,  par  Van- 
Dyck.  Philippe  III  expulsant  les  Maures  il  Espagne  : 
tel  fut  le  sujet  du  premier  tableau  important  commandé  à 
Velasquez  ,  tableau  qui  lui  valut  le  titre  d'huissier  de  la 
chambre  et  le  droit  de  rester  à  la  cour. 


DE  La  PEINtURË  EN  ESPAGNE.  73 

En  1627,  Rubens  se  trouvait  à  Madrid.  Ces  deux  grands 
artistes  se  rapprochèrent,  et  le  peintre  flamand  inspira 
au  peintre  espagnol  le  désir  de  visiter  l'Italie ,  la  mère- 
patrie  des  arts.  Le  roi  eut  quelque  peine  à  lui  accorder 
cette  permission  ardemment  sollicitée  5  enfin  ,  cependant 
il  partit  vers  la  fin  de  1629 ,  muni  de  lettres  de  recom- 
mandation qui  prouvaient  la  haute  estime  que  le  roi  et 
le  comte-duc  avaient  pour  lui.  Logé  à  Venise,  dans  le 
palais  de  l'ambassadeur  ,  il  traversa  ensuite  Ferrare,  Bo- 
logne et  Lorette.  De  là  il  se  rendit  à  Rome.  Le  pape  remit 
entre  ses  mains  les  clefs  des  Loges  du  Vatican,  et  pendant 
une  année  entière  il  put  étudier  à  loisir  les  chefs-d'œuvre 
de  Michel-Ange  et  de  Raphaël. 

Le  génie  de  Velasquez  était  tout  instinctif.  Les  ouvrages 
qu'il  produisit  pendant  son  séjorur  à  Rome,  quoique  re- 
marquables par  la  beauté  des  formes ,  ont  quelque  chose 
de  gêné  et  d'indécis,  qui  atteste  la  recherche  d'une  imita- 
tion inaccoutumée.  Après  avoir  passé  à  Naples  quelque 
tems  auprès  de  son  compatriote  le  peintre  Ribera,  sur- 
nommé VEspagnolet ,  il  revint  à  Venise,  en  1631  ,  et 
fut  accueilli  avec  le  plus  grand  honneur.  Pendant  son 
absence  le  roi  n'avait  permis  à  aucun  peintre  de  faire 
son  portrait.  La  disgrâce  qui  frappa  Olivarès  n'atteignit 
pas  Velasquez.  En  1648,  il  obtint  de  nouveau  la  per- 
mission de  visiter  l'Italie  et  fit  à  Venise  un  plus  long  sé- 
jour, pendant  lequel  il  étudia  cette  belle  école  de  pein- 
ture qui  semble  servir  d'anneau  et  de  point  de  transition 
entre  l'école  italienne  proprement  dite  et  l'école  flamande. 
A  Rome,  il  étonna  les  membres  de  l'académie  de  Saint- 
Luc  ses  confrères  ,  en  leur  offrant  l'admirable  portrait  de 
son  esclave  Pareja  et  le  tableau  vraiment  sublime  qui  re- 
présente Innocent  X.  Le  roi  le  rappelait  en  Espagne  et 
l'attendait  avec  impatience.  A  son  arrivée  il  fut  nommé 


74  PROGRÈS  ET  DÉCADENCE 

aposentador-mayoi\  et  en  cette  qualité  on  l'envoya, 
en  1 660 ,  à  Irun ,  après  la  paix  des  Pvi'énées  ,  pour  y  pré- 
parer les  lof^emens  rovaux.  Ce  fut  le  7.juin  de  la  même 
année  que  Pliilippe  IV  donna  l'Infante  Marie-Thérèse 
en  mariage  à  Louis  XIV  :  préparant  ainsi  l'abaissement 
complet  de  ce  noble  royaume,  que  son  gouvernement 
imbécille  et  imprévoyant  avait  déjà  fait  descendre  du 
haut  rang  qu'il  occupait.  Velasquez,  après  avoir  rempli 
dans  l'ile  des  Faisans  les  devoirs  de  sa  charge  ,  revint  à 
Madrid,  y  tomba  malade-,  et  l'Espagne  eut  à  pleurer  son 
plus  grand  peintre. 

Il  est  difficile  de  donner  une  idée  des  nombreux  ou- 
vrages de  Velasquez,  tant  ils  appartiennent  à  des  genres 
différens.  S'il  est  une  qualité  spéciale  qui  le  caractérise, 
c'est  l'extrême  liberté  de  son  pinceu  qui  semble  se  jouer 
de  toutes  les  difficultés  et  qui  attaque  également  tous  les 
sujets  avec  une  force  et  une  grâce  inimitables  ;  ses  por- 
traits égalent  ceux  du  Titien  ;  comme  Van-Dvck ,  il  sait 
donner  à  ses  figures  cet  air  de  gentilhomme ,  cette  no- 
blesse et  cette  élégance  du  regard  que,  depuis  ces  grands 
maîtres  ,  sir  Thomas  Lawrence  a  si  bien  saisies  :  témoin 
ses  nombreux  portraits  de  Philippe  IV  et  du  comte-duc 
Olivarès.  Dans  les  sujets  vulgaires ,  cette  même  liberté  , 
cette  même  énergie  de  touche  se  reproduisent  avec  un 
singulier  effet ,  et  prêtent  de  la  poésie  aux  figures  et  aux 
effets  qui  en  ont  le  moins.  Rien  de  plus  brillant,  rien  de 
plus  gai ,  rien  de  plus  dithyrambique,  si  l'on  peut  le  dire, 
que  son  assemblée  de  buveurs ,  tableau  qui  se  trouve 
dans  la  galerie  rovale  de  ^ladrid.  Au  milieu  .  assis  sur 
une  tonne  qui  lui  sert  de  trône,  un  homme  à  demi  nu, 
couronné  de  pampres,  confère  l'ordre  de  chevalerie  de 
la  Bouteille  à  l'un  de  ses  confrères  qui  porte  l'habit  de 
soldat ,  et  qui,  les  mains  jointes,  la  tète  courbée ,  semble 


DE  LA  PEIATURE  EN  ESPAGNE.  75 

recevoir  avec  une  vénération  profonde  la  couronne  dont 
on  lui  fait  cadeau.  Tous  les  buveurs  célèbrent  ce  succès, 
et  semblent  applaudir  au  choix  du  monarque  de  la  tonne. 
Jamais  peiulre  flamand  n'a  composé  une  bacchanale 
plus  vigoureuse  5  ajoutons  qu'il  n'en  est  pas  un  qui  ait 
mêlé  à  ses  idées  triviales  et  sensuelles  une  poésie  aussi 
joyeuse  et  aussi  brillante  -,  une  teinte  dorée  semble  se  mê- 
ler à  toutes  les  nuances  de  cette  scène. Un  autre  tableau  de 
genre  a  mérité  une  réputation  européenne.  Le  sujet  en 
est  bien  simple.  Dans  une  chambre  dont  une  porte  ou- 
verte occupe  le  fond,  l'Infante  dona  Margarita  d'Autri- 
che, fille  de  Philippe  IV  ,  reçoit  de  la  main  d'une  de  ses 
dames  une  coupe  pleine  d'eau  :  à  sa  gauche  ,  Yelasquez 
lui-même,  la  palette  en  main,  fait  le  portrait  de  Tlnfante; 
à  droite ,  deux  nains  de  cour,  Nicolas  Perlusano  et  Maria 
Barbola  amènent  un  chien  favori  qu'ils  taquinent  et  qui 
semble  accoutumé  à  leurs  mauvais  traitemens  •  car  il 
les  regarde  d'un  œil  résigné,  patient  et  presque  endormi. 
L'effet  de  lumière  qui  part  du  fond  et  qui  se  répand  dans 
toute  la  chambre  est  d'une  vérité  et  d'un  effet  qui  tient 
du  prodige.  Lucas  Jordaens  ,  ce  peintre  flamand  qui  des- 
sinait avec  une  facilité  si  surprenante  et  si  incorrecte , 
pour  exprimer  qu'il  ne  comprenait  pas  les  moyens  em- 
ployés par  Yelasquez  pour  vaincre  les  difficultés  de  la 
perspective  aérienne  et  créer  sur  la  toile  cette  réalité 
presque  magique,  disait  de  ce  tableau  :  «  C  est  de  la  théo- 
logie en  peinture.  » 

Ce  peintre  n'était  pas  moins  grand  paysagiste  que  por- 
traitiste. Presque  tous  ses  fonds,  peinls  di prima  inien- 
zione ,  sont  des  chefs-d'œuvre.  Quand  il  a  introduit  des 
animaux  dans  ses  compositions,  ils  peuvent  rivaliser  avec 
ceux  de  Snyders.  Peut-être  son  plus  remarquable  ouvrage 
est-il  celui  qui  représente  le  marquis  de  Spinola  à  la  tête 


76  PROGRÈS  ET  DÊCADEXCE 

de  son  armée ,  recevant  du  gouverneur  de  Bréda  les  clefs 
de  la  place.  Une  grande  masse  de  lumière  sépare  l'armée 
espagnole  de  l'escorte  du  général  flamand.  Entre  ces  deux 
groupes  si  ingénieusement  divisés  et  si  distincts,  non  seu- 
lement par  leur  position ,  mais  par  les  phvsionomies ,  on 
aperçoit  un  vaste  horizon  dont  la  verdure  fraîche  et  ahon- 
dantë  atteste  la  fertilité  flamande,  et  quelques  maisons  in- 
cendiées qui  fument  encore,  et  qui  rappellent  les  ravages 
de  la  guerre.  Le  général  espagnol  appuie  amicalement  son 
bras  sur  l'épaule  du  gouverneur  ,  comme  s'il  voulait , 
par  une  démonstration  cordiale ,  lui  rendre  moins  dou- 
loureuse sa  situation  de  vaincu.  On  ne  peut  trop  admirer 
la  résignation  grave  et  triste  du  général  flamand ,  la  tenue 
noble,  franche  et  presque  caressante  de  son  ennemi  vain- 
queur, et  les  expressions  variées  des  deux  groupes.  Il  y  a 
peu  de  peintres  qui  se  soient  tenus  aussi  près  de  la  nature  5 
il  y  en  a  peu  qui  aient  su  lidéaliser  avec  autant  d'éner- 
gie sans  jamais  s'écarter  d'elle.  Il  n'v  a  rien  de  convenu 
dans  sa  manière,  rien  d'affecté  ;  l'indépendance  de  son 
pinceau  touche  toujours  juste,  et  cet  homme  dont  lestvle 
est  si  individuel  et  si  difficile  à  imiter  ,  traite  tous  les  su- 
jets sans  le  moindre  effort. 

Il  avait,  comme  la  plupart  des  gentilshommes  espa- 
gnols à  cette  époque  ,  un  esclave  nommé  Pareja ,  qui ,  à 
force  de  préparer  la  palette  de  son  maitre,  s'avisa  de  vou- 
loir l'imiter,  sans  oser  le  lui  dire.  Ln  jour  le  roi,  en  visi- 
tant l'atelier  de  son  peintre,  voulut  qu'on  retournât  tous 
les  tableaux  qui   se   trouvaient  du  côté  de  la  muraille. 

«  Quel  est  ce  portrait?  demanda  le  roi;  il  ressemble  à 
Velasquez. 

— C'est  mon  ouvrage,  dit  rcsclave  en  se  jetant  aux  pieds 
du  roi  -,  j'ai  essayé  de  peindre  à  l'insu  de  mon  maitre  !  m 

—  Don  Diego  !  s'écria  le  roi  en  se  retournant  vers  le 


DE  LA  PEINTURE  EN  ESPAGNE.  77 

peintre,  un  homme  qui  a  ce  talent  ne  doit  pas  être  es- 
clave. » 

En  effet ,  Velasquez  ,  étonné  du  mérite  de  ce  ta- 
bleau ,  donna  la  liberté  à  Pareja  qui ,  dans  sa  reconnais- 
sance, resta  chez  son  maître  jusqu'à  la  mort  de  ce  dernier. 
Velasquez  mort ,  l'esclave  affranchi  Pareja  demeura  chez 
la  fille  de  son  maître  qui  avait  épousé  Martinez  Mazo, 
excellent  peintre  de  paysa^je.  La  galerie  de  Madrid  con- 
tient plusieurs  portraits  de  Pareja  5  c'est  dans  ce  genre 
qu'il  a  surtout  brillé.  Pour  la  facilité  et  la  précision  de  la 
touche ,  il  rappelle  Yelasquez  lui-même. 

Nous  sommes  obligés  de  passer  sous  silence  une  multi- 
tude de  noms  secondaires ,  mais  qui  suffiraient  pour  il- 
lustrer une  école  de  peinture  moins  riche.  Tels  sont  Eu- 
gène Caxès  ,  Antoine  de  Pereda,  Joseph  Leonardo ,  Fran- 
cisco Collantes,  auteur  de  cette  f^ision  (VEzéchiel  où  l'on 
voit  surgir  des  squelettes,  les  uns  enlièrement  dépouillés 
de  chair,  les  autres  reprenant  à  demi  leurs  vétemens  ter- 
restres 5  composition  terrible  et  étrange  dont  le  pavsage 
est  un  chef-d'œuvre  :  Sébastien  de  Llanosa  y  Valdès  ,  de 
l'école  de  Séville  ,  élève  d'Herrera-le-Vieux ,  et  dont  le 
maréchal  Soult  possède  un  excellent  tableau  ;  enfin ,  Ja- 
cinthe Hiéronyme  et  Espinosa  ,  deux  peintres  de  l'école 
de  Valence  qui  ne  manquaient  pas  de  génie  ,  mais  aux- 
quels on  peut  reprocher  de  l'exagération.  Espinosa  était 
poète  dans  ses  idées.  Le  musée  royal  de  3Iadrid  possède 
deux  tableaux  de  lui ,  l'un  représentant  une  ame  en  peine, 
et  l'autre  une  ame  bienheureuse.  Quant  à  Estevan  March , 
bon  peintre  de  batailles ,  il  traitait  les  tètes  avec  une  sorte 
d'affectation  maniérée  qui  a  nui  à  sa  gloire.  Nous  ne  par- 
lerons pas  de  Joseph  Ribera,  surnommé  l'Espagnolet, 
qui ,  né  en  Espagne ,  demeura  si  long-tems  en  Italie  où  il 


7S  MlOGRftS  ET  DÉCADENCE 

mourut,  que  l'Italie  a  droit  de  le  compter  au  nombre  de 
ses  peintres. 

François  Zurbaran  ,  le  Caravage  de  l'Espagne ,  s'éleva 
peut-être  au-dessus  de  son  modèle.  C'est  un  des  peintres 
qui  ont  manié  le  pinceau  avec  le  plus  de  largeur  et  qui, 
tout  en  opposant  de  fortes  ombres  à  des  lumières  vigou- 
reuses, a  su  les  harmonier  le  plus  habilement  par  la  magie 
du  clair-obscur.  Il  procède  par  grandes  draperies ,  par 
larges  masses  d'ombres  portées  ;  ne  tourmentant  jamais  ni 
son  expression  ni  ses  effets  de  lumière.  Dans  les  sujets  de 
piété  ,  cette  manière  grandiose  produit  beaucoup  d'effet. 
Le  Saint  Thomas  de  Zurbaran  est  un  des  plus  beaux  ta- 
bleaux qui  soient  au  monde.  Dans  les  nuages ,  au  milieu  des 
quatre  docteurs  de  l'église  latine,  on  aperçoit  saint  Tho- 
mas-d'Aquin  au-dessus  duquel  plane  une  gloire  qui  laisse 
apercevoir  le  Christ,  la  Yierge,  saint  Paul  et  saint  Do- 
minique. A  genoux  ,  au  bas  du  tableau ,  sont,  d'un  côté, 
l'archevêque  Diego-Deza ,   fondateur  du  collège,  et  de 
l'autre,  Tempereur  Charles-Quint,  revêtu  de  son  manteau 
roval  et  la  couronne  en  tête.  Les  premiers  plans,  qui  sont 
dans  l'ombre ,  ressortent  admirablement ,  repoussés  et  mis 
en  saillie  par  un  fond  lumineux  et  chaud.  Rien  de  plus 
beau  que  les  quatre  docteurs-,  saint  Jérôme  surtout  qui , 
la  main  levée  et  le  doigt  dirigé  vers  le  ciel ,  semble  se  li- 
Trer  à  une  profonde  méditation.  Hors  d'Espagne,  le  duc 
de  Dalmatie  possède  environ  douze  tableaux  de  Zurbaran. 
Nous  avons  vu  dans  la  galerie  de  Munich  un  saint  Jean  et 
la  Vierge  du  même  auteur. 

Alonzo  Cano,  né  à  Grenade  en  1601,  fds  d'un  de  ces 
artistes  connus  en  Espagne  pour  ne  faire  que  des  maitre- 
aulels  (  retablos  )  ,  aj)pril  la  sculpture  dans  l'atelier  de 
Monlauès,  et  la  peinture  dans  les  écoles  de  Pacheco  et  de 


DE   LA  PKINTUnE   EN  ESPAGNE.  79 

Castillo.  On  prétend  qu'il  fut  accusé  du  meurtre  de  sa 
femme.  Il  parait  du  moins  que  son  caractère  était  violent 
et  bizarre,  et  que  plus  d'un  événement  fâcheux  de  sa 
vie  en  fut  le  résultat.  Ayant  blessé  dans  un  duel  son  con- 
frère Sébastien  de  Llanos  y  \  aidés  ,  il  eut  recours  à  la 
protection  toute -puissante  de  Velasquez  qui  le  sauva. 
Nommé  chanoine  de  la  cathédrale  de  Grenade  par  Phi- 
lippe IV,  qui  lui  fit  promettre  de  prendre  les  ordres  dans 
le  cours  de  l'année  ,  il  se  contenta  de  toucher  ses  revenus 
et  négligea  celte  dernière  formalité  5  aussi  fut-il  banni  par 
le  chapitre;  ce  ne  fut  qu'après  avoir,  malgré  lui,  ac- 
cepté le  sous-diaconat  qu'il  rentra  en  possession  de  sa 
stalle.  Il  venait  d'achever  un  Saint  Antoine  pour  l'audi- 
teur de  Grenade,  qui  n'en  paraissait  pas  satisfait;  Alonzo 
mit  le  tableau  en  pièces  sous  ses  yeux.  Les  chanoines  de 
la  cathédrale  de  Malaga  lui  ayant  fait  quelques  observa- 
tions sur  les  tableaux  du  chœur  qu'il  peignait  pour  eux , 
il  laissa  ces  tableaux  inachevés.  Enfin,  pour  mourir 
comme  il  avait  vécu,  il  refusa  de  baiser  à  l'agonie  le  cru- 
cifix qu'on  lui  présentait ,  sous  prétexte  qu'il  était  mal 
travaillé.  C'était  un  peintre  très -remarquable  par  la 
transparence  du  coloris,  la  suave  idéalité  de  ses  figures  de 
vierges  ,  et  le  soin  avec  lequel  il  travaillait  les  extrémités 
de  ses  personnages ,  qui  sont  d'une  délicatesse  et  d'une 
perfection  bien  peu  communes. 

Comme  Montanès  ,  sou  maître ,  il  a  exécuté  beaucoup 
de  sculptures  peintes,  et  c'est,  de  tous  les  artistes  espa- 
gnols, celui  qui  a  le  mieux  réussi  dans  cette  étrange  partie 
de  l'art.  LesEspagnols  n'ont  rien  oublié  de  ce  qui  pouvait 
exalter  la  dévotion.  Ils  ont  pensé  qu'une  vierge  ayant  les 
couleurs  et  l'apparence  de  la  réalité ,  un  martyr  qui  sem- 
blerait vivant,  souffrant  et  agonisant,  exciteraient  chez 
les  spectateurs  un  sentiment  de  commisération  et  de  pitié 


80  PROGRÈS  ET  DÉCADENCE 

plus  intense.  Les  artistes  ont  obéi  aveuglément  aux  ordres 
qui  leur  étaient  imposés.  De  là  naquit  cette  sculpture  bâ- 
tarde qui  étonne  noire  goût,  et  qui,  quelque  étrange 
qu'elle  puisse  nous  paraître,  a  été  mise  en  œuvre  par  des 
hommes  de  génie.  Je  ne  sais  s'il  n'est  pas  possible  de  dé- 
couvrir quelque  ressemblance  entre  la  mode  espagnole 
des  gloses  poétiques,  ou  amplifications  destinées  à  faire 
valoir  en  soixante  ou  quatre-vingts  vers  la  pensée  exprimée 
dans  un  seul  vers ,  par  un  autre  auteur  ,  et  cette  espèce 
d'exagération  pittoresque  qui  veut  prêter  à  la  sculpture 
monochrone  les  couleurs  variées  de  la  peinture  sa  sœur.  Il 
est  impossible  de  voir  le  crucifix  de  Montanès  ,  dans  le 
couvent  des  Chartreux  ,  à  Séville ,  sans  avouer  que  la  con- 
ception et  l'exécution  de  cette  œuvre  attestent  un  grand 
maître.  Le  Sauveur,  que  la  mort  va  bientôt  frapper,  tourne 
la  tête  du  coté  de  sa  mère  ;  et  l'expression  de  toute  la 
scène  est  d'un  pathétique  déchirant.  Le  Saint  Jérôme  du 
même  auteur  n'est  pas  moins  étonnant  ;  son  élève , 
Roldan ,  exécuta  pour  l'hospice  de  la  Charité  un  maître- 
autel  représentant  l'ensevelissement  du  Christ.  Les  ar- 
rière-plans sont  en  bas-reliefs,  les  figures  principales 
sont  détachées  :  c'est  à  proprement  parler  de  la  peinture 
sculptée  en  bois  5  rien  de  plus  beau  dans  ce  genre  que  les 
vierges  d'Alonzo  Cano ,  surtout  quand  elles  sont  d'une 
petite  dimension ,  et  qu'il  est  impossible  de  les  regarder 
comme  une  parodie  de  la  vie  réelle.  Leur  expression  est 
pensive  et  mélancolique. 

Si  nous  écrivions  une  histoire  complète  de  la  peinture 
espagnole ,  nous  aurions  plusieurs  autres  artistes  à  citer. 
Hâtons-nous  de  nous  occuper  de  Murillo ,  de  celui  qui 
passe  auprès  des  étrangers  pour  l'unique  représentant  de 
la  peinture  en  Espagne.  Baptisé  à  Séville,  le  1"  jan- 
vier 1638,  il  montra  de  bonne  heure  des  dispositions 


DE  LA  PEINTURE  EN  ESPAGNE.  81 

pour  son  ait,  el  fut  placé  comme  élève  chez  Jean  de 
Castlllo.  Sa  première  manière,  puisée  à  celte  école,  fut 
sèche  et  décharnée,  comme  celle  de  son  maître.  On  trouve 
cependant  du  mérite ,  de  l'expression  et  une  étude  hieu 
sentie  dans  les  ouvrages  de  sa  jeunesse.  L'exemple  deZur- 
haran  et  de  Roëlas  lui  indiqua  une  route  meilleure  :  vers 
l'âge  de  vingt-quatre  ans,  il  retrouva  dans  Séville  son 
ancien  compagnon  d'atelier,  Pedro  de  Moya,  qui,  un 
peu  plus  âgé  que  lui,  avait  été  en  Flandre  étudier  les 
œuvres  de  Van-Dyck,  et  à  Londres,  recevoir  les  leçons 
de  ce  grand   maître.  Le   récit   et  l'exemple    de   Moya 
inspiraient  à  Murillo  le  désir  de  faire  le  même  pèleri- 
nage. Mais  il  avait  si  peu  d'argent  que  ,  pour  aller  de 
Séville  à  Madrid,  il  fut  obligé  de  peindre  et  de  vendre 
une  certaine  quantité  de  tableaux  de  dévotion.  Une  fois  à 
Madrid  ,  Yelasquez  lui  fit  ouvrir  les  portes  du  palais  de 
l'Escurial  ,   oîi  pendant  deux  ans  il  copia  avec  assiduité 
les  œuvres  des  grands  maîtres.   Depuis  cette  époque  jus- 
qu'en 1648,  son  talent  se  perfectionna  toujours  j  et  cène 
fut  qu'à  l'époque  de  son  mariage,  lorsqu'il  eut  épousé 
dona  Béatrix  de  Cabrera  y  Sotomavor ,  qu'on  le  vit  s'é- 
lancer dans  la  carrière  qu'il  a  si  glorieusement  parcourue. 
Son  style  devint  plus  facile  ,   son  pinceau  s'anima  ,  son 
coloris  s'échauffa ,  et  sans  rien  perdre  de  son  idéalité ,  il 
se  rapprocha  davantage  de  la  nature.  Les  biographes  es- 
pagnols attribuent  ce  miracle  à  l'amour  dont  il  était  épris 
pour  sa  femme ,  et  nous  ne  prétendons  pas  ici  révoquer 
en  doute  leur  assertion.  Appelé  à  Cadix  pour  y  peindre  le 
grand  tableau  des  Finçailles  de  sainte  Cathenne  dans 
l'église  des  Capucins  ,  il  tomba  du  haut  d'un  échafaud  , 
ne  put  jamais  se  guérir  complètement  des  suites  de  sa 
chute,  et  expira  en  1682  ,  dans  les  bras  de  son  élève  et  de 
son  ami ,  Nunez  de  Yilla-Yicencio, 

XI.  G 


82  Pr.OGP.ÈS  ET  DÉCADENCE 

Les  tableaux  de  ce  grand  maître  sont  nombreux,  et  il  ne 
le  cède,  selon  nous,  qu'au  seul  Yelasquez.  Les  Espagnols 
le  nomment  le  peintre  aimable.  En  effet,  rien  déplus  gra- 
cieux que  ses  figures ,  rien  de  plus  naïf  à  la  fois  et  de  plus 
angélique.  Il  excelle  à  peindre  les  femmes  et  les  enfans. 
C'est  une  délicatesse  de  pensée  et  d'exécution  ,  une  suavité 
d'expression  que  nul  autre  peintre  n'a  égalée.  Nous  ne 
croyons  pas  qu'un  voyage  et  un  séjour  en  Italie  eussent 
pu  perfectionner  ce  rare  talent.  Quelles  leçons  utiles  ce 
grand  homme  aurait-il  pu  recevoir  de  l'affectation  qui 
règne  dans  les  œuvres  de  Carie  Dolce ,  de  Piètre  de  Cor- 
tone  et  de  Cignani!  Les  productions  de  son  meilleur  tems 
sont  touchées  avec  une  rapidité  et  une  légèreté  qui  éton- 
nent. On  dirait  que  le  pinceau  n'a  fait  qu'effleurer  la  toile, 
et  que  laissant  çà  et  là  des  taches  brillantes ,  comme  des 
paillettes  de  couleur  ,  il  a  su  accomplir  son  œuvre  en  se 
jouant  et  au  hasard.  Souvent  aussi  le  faire  de  Murillo 
est  plus  solide  ,  et  l'habile  artiste  se  plaît  à  réunir  dans  le 
même  tableau  ces  deux  espèces  de  peinture.  Ainsi ,  les 
saints  et  les  êtres  célestes  qu'il  représente  assis  ou  debout 
dans  les  nuages  ne  paraissent  pas  être  formés  de  la  même 
chair  et  du  même  sang  que  les  personnages  terrestres  qui 
occupent  les  autres  parties  de  ses  tableaux.  De  là,  une  ri- 
chesse ,  une  variété  et  un  prestige  dont  on  ne  peut  donner 
aucune  idée.  Comme  coloriste,  il  n'est  pas  moins  remar- 
quable ;  souvent  ses  fonds  sont  d'un  gris  pâle  et  froid  , 
qui  rehausse  les  teintes  chaudes  de  ses  principaux  per- 
sonnages. Comme  les  églises  et  les  couvens  ont  gardé  pré- 
cieusement les  chefs-d'œuvre  de  ce  maître,  on  n'a  exporté 
que  ses  tableaux  de  genre ,  et  le  vulgaire  des  amateurs 
s'est  persuadé  que  Murillo  n'avait  jamais  fait  que  des 
mendians  et  des  petits  enfans  jouant  aux  quilles.  Ses  ou- 
vrages de  cette  dernière  espèce  sont  en  effet  d'un  coloris 


DE  LA  PEINTURE  EN  ESPAGNE.  83 

et  d'une  verve  remarquables  ;  mais  pour  bien  connaître 
Murillo ,  il  faut  avoir  vu  ses  ^nnonciations  ,  ses  Made- 
leines y  et  surtout  son  Martjre  de  saint  André.  Au- 
cun peintre  n'a  peint  le  ciel  ouvert  et  la  lumière  céleste 
avec  une  vérité  aussi  idéale.  Nous  citerons  encore  son  ad- 
mirable Adoraiion  des  Pasteurs ,  que  possède  le  musée 
de  Madrid ,  et  sa  Conception  de  la  F^ierge.  Il  a  fait  plu- 
sieurs bons  élèves ,  entre  autres  Tobar ,  Menesès  et  Nunez 
de  Villa- Vicencio. 

Ici  s'arrête  la  grande  époque  de  la  peinture  espagnole, 
elle  n'a  pas  trouvé  d'historien  digne  d'elle,  et  nous  ne  nous 
flattons  pas  d'avoir  donné  une  analyse  exacte  de  tous  les 
maîtres  et  de  tous  les  chefs-d'œuvre  qu'elle  a  produits. 
Elle  cesse  de  briller  à  l'époque  où  la  grandeur  de  l'Es- 
pagne commence  à  s'éclipser.  L'Espagne  dégénérée  ne 
compte  plus  de  grands  peintres  5  mais  c'est  bien  assez  pour 
elle  d'avoir,  dans  l'espace  d'un  siècle  et  demi,  fait  éclore 
tant  de  productions  merveilleuses.  Une  grande  œuvre 
reste  à  entreprendre.  Qu'un  dessinateur  et  un  graveur 
enthousiaste  de  l'art  et  d'une  habileté  consommée  par- 
courent l'Espagne,  ses  couvens,  ses  palais,  ses  églises,  ses 
galeries;  et  que,  munis  des  autorisations  nécessaires, 
ils  copient  avec  exactitude  et  avec  éclat  les  œuvres  des 
principaux  maîtres:  le  recueil  qui  contiendra  ce  travail, 
exécuté  avec  conscience  et  avec  talent ,  formera  l'un  des 
plus  beaux  musées  du  monde ,  et  offrira  à  la  peinture  une 
source  inattendue  de  renouvellemens  d'études  et  de  hautes 
inspirations. 

(  Foreign  Quarterlj  Review.  ) 


;c0nomîe  ^^<>fitt(|u^. 


DES  DIVERS  SYSTEMES 

P'ASSURANCES  SUR  LA  VIE 

EN  rRiVNCE  ET  EN  ANCI-BTERR?, 


Depuis  quelques  années,  les  philantropes,  les  publicistes 
et  le  gouvernement  lui-même  ont  fait  les  plus  grands 
efforts  pour  donner  à  l'institution  des  Caisses  d' Epargne 
tout  le  développement  dont  elles  sont  susceptibles  ^  impul- 
sion louable  ,  dont  le  résultat  nécessaire  «  déterminera  , 
comme  le  disent  eux-mêmes  les  protecteurs  de  ces  institu- 
tions, une  amélioration  notable  dans  l'existence  pbysique 
et  morale  des  classes  inférieures.))  Telle  est  aussi  notre  opi- 
nion *,  mais  nous  pensons  queles  Compagnies  d'assurances 
sur  la  vie j  complément  des  caisses  d'épargne,  doivent 

(1)  Note  de  l'Éd.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  nous  entretenons 
nos  lecteurs  de  ce  sujet;  déjà  dans  le  2  4°  numéro  de  la  1"  série 
(juin  1827)  ,  nous  avons  présenté  un  résumé  rapide  de  Ihisloire  et 
des  bases  des  sociétés  d'assurances  sur  la  vie;  dans  le  35'  (mai  1828), 
en  nous  occupant  des  moyens  de  préparer  le  bien-être  des  classes  in- 
férieures ,  nous  avons  indiqué  les  avantages  cpc  ces  classes  pourraient 
retirer  des  placemens  soumis  à  la  double  combinaison  de  laccumula- 
tion  et  de  la  loi  de  mortalité.  IVIais,  dans  ces  divers  articles ,  nous 
avions  plutôt  considéré  ces  sociétés  sous  un  point  de  vue  général  (juo 
dans  les  détails  de  leur  organisation.  Ici ,  au  contx-airc  ,  leurs  divers 
systèmes  et  leurs  nombreuses  combinaisons  sont  scientifiquement 
exposés,  et  leurs  inconvéniens  ainsi  (jue  leurs  avantages  sont  discutés 
et  analysés  avec  soiu.  JVIaiuleuant  que  ,  grâce  au  concours  dUommcs 


DES  DIVERS  SYSTÈMES  D  ASSURANCES  SUR  LA  VIÉ^  85 

puissamment  contribuer  à  opérer  celte  salutaire  reforme. 
Des  rapports  intimes  existent  entre  ces  deux  institutions  ; 
toutes  deux  recommandent  Tordre  et  l'économie ,  mais 
la  première  n'a  pour  base  que  l'accumulation  ,  tandis 
que  la  seconde ,  plus  savante  ,  combine  la  puissance 
de  l'accumulation  avec  la  loi  de  mortalité  ;  enfin ,  les 
caisses  d'épargne  stimulent  seulement  l'intérêt  indivi- 
duel ,  tandis  que  les  assurances  sur  la  vie  développent 
les  qualités  les  plus  généreuses  de  l'homme.  W.  Morgan 
en  Angleterre  disait  «  que  les  assurances  faites  dans  le 
but  de  laisser  des  ressources  à  sa  famille  sont  non  seule- 
ment un  avantage  particulier,  mais  encore  un  bien  pu- 
blic. »  En  France  ,  Laplace  ,  Fourrier  et  M.  Lacroix  se 
sont  empressés  d'appuyer  de  leur  puissante  autorité  ces 
institutions  naissantes  ,  et  ont  hautement  proclamé  que 
leurs  transactions  étaient  non  seulement  morales ,  mais 
encore  aussi  utiles  au  pays  qu'aux  particuliers  ,  car  elles 
tendent  à  rendre  moins  inégale  la  distribution  de  la  ri- 
généreux  et  éclaii'és ,  le  système  des  caisses  d'épargne  sctend  et  se 
propage  eu  France  ;  que  notre  population  laborieuse  commence  à  en 
comprendre  la  portée,  le  tems  est  venu  pour  nous  de  faire  apprécier 
tout  ce  que  les  assurances  sur  la  \ïe  présentent  d  avautageux,  d  utile  et 
d  applicable.  Un  seul  fait  démonh'cra  combien  nous  sommes,  à  cet 
égard,  en  anière  de  la  Grande-Bretagne.  Il  n'existe  aujourd'hui  ,  ea 
France,  que  trois  compagnies  d  assurances  sm*  la  vie,  et  le  capital 
assuré  par  elles  ne  dépasse  pas  10  à  12,000.000  de  fr.  En  Angleterre, 
ou  plutôt  à  Londres ,  vingt-quatre  sociétés  sont  en  pleine  activité  ,  et 
le  capital  assuré  par  elles  s'élève  à  plus  de  3,000,000,000  de  fr.  La 
somme  totale  des  polices  d'une  seule  compagnie,  ÏEqiiitable,  est  de 
14,800,000  liv.  st.  (370,000,000  fr.)  !  Macculoch  estime  que  le  ca- 
pital assuré  par  les  compagnies  d'assurances  contre  1  incendie,  en 
Angleterre,  est  de  560,000.000  liv.  st.  (1/1,000,000,000  fr.  )  En 
France  le  montant  des  polices  daus  les  diverses  sociétés  peut  s'élever 
à  8  ou  9  milliards» 


86  DES  DIVElliS  SYSTÈMES  d'aSSURAXCES  SUR  LA  VIE. 

chesse  ,  à  propager  clans  les  familles  l'esprit  d'ordre  et 
d'économie ,  et  à  exalter  les  sentimens  les  plus  élevés  qui 
peuvent  germer  dans  le  cœur  de  l'homme.  Malheureuse- 
ment les  résultats  lointains  de  ces  sortes  de  placemens , 
les  obligations  qu'ils  imposent,  et  par -dessus  tout,  cet 
appareil  scientifique  dont  s'environnent  ces  sociétés, 
leurs  tableaux  ,  leurs  calculs  ,  éloignent  beaucoup  de  per- 
sonnes qui  seraient  souvent  disposées  à  courir  les  chances 
de  leurs  combinaisons.  Aussi  pensons-nous  que  les  détails 
que  nous  allons  donner ,  puisés  à  de  bonnes  sources ,  mais 
dégagés  de  toute  espèce  de  formules  algébriques ,  ne  pour- 
ront qu'intéresser,  et  concourront  en  même  tems  à  hâter 
le  développement  de  ces  utiles  institutions. 

On  entend  par  assurances  sur  la  vie  un  placement  de 
fonds  à  intérêts  composés  ,  combinés  avec  la  loi  de  morta- 
lité. Ainsi,  lorsque  l'on  veut  établir  une  société  d'assu- 
rances sur  la  vie,  il  faut  d'abord  fixer  le  taux  de  l'intérêt 
auquel  la  société  pourra  faire  valoir  les  fonds  versés  par 
les  assurés ,  et  reconnaître  ensuite  quelles  sont  les  chances 
de  mortalité  dans  le  pays  où  l'on  veut  assurer. 

Le  taux  de  l'intérêtse  détermine  ordinairement  en  raison 
du  cours  des  fonds  publics ,  parce  que  c'est  presque  tou- 
jours en  rentes  sur  l'état  que  ces  sociétés  convertissent 
leurs  capitaux.  Mais,  comme  le  cours  des  rentes  peut 
varier ,  et  que  d'ailleurs  une  société  a  des  frais  considé- 
rables à  supporter ,  elle  doit  fixer  un  taux  d'intérêt  infé- 
rieur cà  celui  qu'elle  reçoit  de  l'état.  En  Angleterre,  les 
sociétés  d'assurances  avaient  anciennement  fixé  ce  taux 
à  3  p.  yoî  ïï^ais  les  cours  avant  conlinuellement  haussé, 
elles  ont  du  refaire  leurs  calculs  et  porter  leur  taux  d'in- 
térêt à  2  et  2  1/2  p.  %. 

Les  cours  de  la  rente  étant  variables,  il  était  intéres- 
sant de  rechercher  quel  avait  été  leur  taux  moyen  pen- 


DES  DIVERS  SYSTÈMES  d' ASSURANCES  SUR  LA  VIE.  87 

dant  un  grand  nombre  d'années.  En  compulsant  les  bul- 
letins de  la  bourse  de  Londres ,  depuis  le  commencement 
de  1 731  jusqu'à  la  fin  de  1822  ,  c'est-à-dire  pendant  92  ans 
de  paix  et  de  guerre,  on  a  trouvé  que  le  cours  moyen  du 
3  p.  °fo  a  été  de  : 

73, iO  pendant  48  années  de  gueiTe. 

86.14  pendant  44  années  de  paix. 

79,33  pendant  92  années  de  paix  et  de  guerre. 

Les  taux  de  l'intérêt  résultant  de  ces  cours  sont  de  : 

4,10  pour  cent  pendant  la  guerre. 

3,48         —  —         la  paix. 

3,78         —  —         la  paix  et  la  guerre  (1). 

Le  second  élément  des  calculs  d'assurances  sur  la  vie  est 
une  loi  de  mortalité ,  c'est-à-dire  l'observation  mathéma- 
tique de  la  durée  ordinaire  de  la  vie  aux  différens  âges  et 
dans  les  différentes  classes  de  la  société.  Rien  n'est  plus 
incertain  que  la  durée  de  la  vie  lorsqu'on  considère  un 
petit  groupe  d'individus  isolément  ,  mais  cette  appré- 
ciation devient  plus  positive  à  mesure  que  l'on  étend  le 
champ  de  ses  observations.  Ainsi  le  chiffre  des  décès,  ob- 
servé parmi  un  très-petit  nombre  de  personnes,  varie 
considérablement  d'une  année  à  l'autre  5  il  peut  doubler, 
tripler,  ou  èlre  nul,  selon  les  années.  Mais  si  les  calculs 

(1)  Note  du  Tr.  Les  mêmes  reclierclies  faites  en  France  ne  donne- 
raient pas  des  résultats  aussi  bien  établis  ;  en  effet ,  les  élémens  néces- 
saii-es  pour  cette  estimation  ne  datent  guère  que  de  1800  ;  or  ,  une 
péiiode  de  trente-quatre  ans  n'est  pas  assez  étendue  pom'  en  déduiie 
un  taux  moyen  suffisamment  exact.  Les  trois  compagnies  d'assurances 
sur  la  vie  qui  opèrent  en  France  ont  fixé  lem-  taux  d'intérêt  à  4 
p.  °/„,  mais  si  toutes  les  rentes  françaises  étaient  converties  en  3  p.  °/o, 
ces  compagnies  seraient  obligées  de  diminuer  le  taux  dintéret  qu'elles 
accordent  aujom'd'hui. 


88  DES  DIVERS  SYSTÈMES  d' ASSURANCES  SUR  LA  VÏË.' 

embrassent  un  plus  grand  nombre  de  personnes  ,  tous  les 
habitans  d'une  ville ,  par  exemple ,  nous  trouvons  déjà  plus 
d'uniformité  dans  le  cbiffredes  décès  annuels  ^  et  si  enfin 
nous  considérons  un  pays  tout  entier,  nous  reconnaîtrons 
que  les  variations  dans  le  nombre  des  décès  sont  très- 
faibles.  Il  y  a  plus,  ces  variations  deviennent  à  peine  sen- 
sibles si  l'on  abandonne  les  classes  de  la  population  les 
plus  exposées  aux  accidens ,  à  la  misère ,  à  l'intempérie 
des  saisons,  ainsi  que  le  démontrent  toutes  les  tables  de 
mortalité  dressées  jusqu'à  ce  jour.  Une  table  de  mortalité 
est  donc  le  résultat  d'une  longue  série  de  calculs  qui ,  sup- 
posant par  exemple  un  million  de  naissances  simultanées, 
donne  d'année  en  année  le  nombre  des  individus  restant , 
jusqu'à  l'extinction  du  dernier.  C'est  avec  le  secours  d'une 
table  de  cette  nature,  qu'on  déduit  la  durée  moyenne  et 
probable  de  la  vie  pour  chaque  àge(l). 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  développer  les  diverses  mé- 
thodes employées  par  les  mathématiciens  pour  construire 

(1)  Note  du  ïr.  U  ne  faut  pas  coufoudre  la  vie  moyenne  avec  la  vie 
probable.  La  vie  moyenne  s'obtient  en  répartissant  également  sur  toutes 
les  têtes  existant  à  un  âge  donne  la  totalité  dos  années  de  vie  de  tous 
les  individus  vivans  à  cet  âge.  La  vie  probable  à  un  âge  donné  s'ob- 
tient en  cherchant  dans  la  table  de  mortalité  à  quelle  époque  il  n  existe 
plus  que  la  moitié  du  nombre  d  individus  marqué  par  la  table  à  1  âge 
donné.  Par  exemple  ,  d'après  la  loi  de  Deparcicux,  il  y  a  814  vivans 
à  Tàge  de  2  0  ans  et  A 09  à  1  âge  de  6/i  ans  ;  or  409  est  à  très-peu  de  chose 
près  la  moitié  de  814  :  donc  un  individu  âgé  de  20  ans  a  autant  de 
chances  d'être  vivant  à  64  ans  que  de  mourir  avant,  mais  de  20  .î  64  ans 
il  y  a  44  ans;  ainsi ,  à  Lige  de  20  ans ,  la  vie  probable  est  de  44  ans. 
Dans  un  Mémoire  plein  de  faits  cmieux ,  et  que  1  Académie  des 
Sciences  a  accueilli  avec  distinction ,  un  jeune  et  savant  mathémati- 
cien ,  M.  Ph.  Pellis  ,  a  démontré  avec  une  rare  lucidité  la  différence 
sensible  qui  existe  entre  ces  deux  termes.  Sa  Théorie  des  Rentes 
viagères  a  éclairé  celle  question  d  un  jour  nouveau  ,  et  fait  vivement 
désirer  que  ce  mathémalicieu  poiusuive  la  série  de  ses  études. 


DES  DIVERS  SYSTÈMES  d'aSSURAXCES  SUR  LA  VIE.  89 

des  labiés  de  morUiliu'.  Dans  un  pays  il  y  a  toujours  deux 
lois  de  morlalilé  bien  distinctes  :  l'une  est  celle  qui  com- 
prend les  têtes  choisies,  c'est-à-dire  les  personnes  que  leur 
état  expose  îx  moins  de  dangers  ,  ou  dont  la  fortune  exige 
de  leur  part  moins  de  fatigues  et  de  travaux  ;  l'autre  est 
celle  qui  s'applique  à  la  généralité  des  habilans.  La  pre- 
mière de  ces  lois  donne  toujours  une  mortalité  moins  ra- 
pide que  la  seconde  -,  elle  sert  à  calculer  les  primes  d'assu- 
rances faites  par  les  rentiers  viagers,  et  la  seconde  donne 
celles  des  assurances  pour  les  classes  dont  la  vie  présente 
plus  de  chances  défavorables. 

En  Angleterre  la  morlalilé  ,  parmi  les  classés  aisées,  a 
été  observée  dans  la  ville  de  Carlisle ,  ville  saine  et  bien 
située-,  la  loi  de  morlalilé  pour  la  généralité  de  la  popu- 
lation a  été  déduite  des  registres  mortuaires  de  Nortbamp- 
ton ,  ville  qui  est  considérée  comme  peu  saine,  et  où  la 
mortalité  est  assez  rapide.  Pour  rédiger  celte  dernière 
table ,  on  a  dépouillé  les  registres  des  décès  pendant  une 
période  de  46  ans,  savoir  :  du  commencement  de  1735 
à  la  fin  de  1780.  Les  deux  tables  correspondantes  dont  on 
fait  usage  en  France  sont  celles  de  Deparcieux  pour  les 
tètes  choisies ,  et  celle  de  Davillard  pour  la  mortalité 
parmi  la  généralité  des  Français  (1). 

La  table  deDeparcieux,  quoique  ancienne,  puisqu'elle  a 
été  publiée  en  1745,  parait  être  aujourd'hui  d'une  exac- 
titude remarqua])Ie  ^  elle  concorde  d'une  manière  surpre- 
nante avec  toutes  les  tables  partielles  que  l'on  a  publiées 
récemment.  Toutefois,  comme  on  le  verra  plus  loin,  les 
légères  difl'érences  que  l'on  y  trouve  sembleraient  indi- 

(1)  Voyez  en  outre  ,  dans  le  57' Numéro  de  la  1  " série  ( anùl  1830), 
l'article  inlilulé  :  Durée  comparée  de  la  vie  humaine  en  Eut-ope  et  en 
Amérique ,  et  dans  le  6"  de  la  3°"  série  (juin  1833  ),  celui  qui  a  pour 
titre  :  Durée  comparée  de  la  vie  chez  l'homme  et  chez  la  femme. 


90  DES  DIVERS  SYSTÈMES  d'aSSCRAXCES  SUR  LA  VIE. 

quer  qu'elle  donne ,  pour  les  divers  âges ,  une  durée 
moyenne  de  la  vie  plutôt  un  peu  inférieure  qu'égale  à 
celle  qui  existe  réellement  parmi  les  classes  aisées  ou  par- 
mi les  rentiers  viagers. 

La  table  de  Duvillard,  publiée  en  1786  ,  est  plus  ré- 
cente ^  construite  sur  la  généralité  des  Français ,  elle  donne 
pour  chaque  âge  une  vie  moyenne  plus  courte  que  celle 
de  la  table  de  Deparcieux-,  mais  elle  a  été  faite  avec 
un  grand  soin ,  comme  on  peut  s'en  assurer  en  lisant 
l'ouvrage  même  de  Duvillard.  Si  donc  aujourd'hui  elle 
donne  une  vie  trop  courte,  on  est  fondé  à  en  tirer  la  con- 
séquence que,  depuis  1786  ,  la  vie  moyenne  a  augmenté  ; 
cette  augmentation  est  de  3  à  4  ans.  Daniel  Bernouilli, 
dans  l'année  1760  ,  avait  estimé  que,  si  Ton  parvenait  à 
paralyser  les  effets  de  la  petite-vérole,  la  vie  moyenne  se- 
rait augmentée  de  3  ans  1/2  5  Duvillard  trouva  les  mêmes 
résultats ,  et  l'expérience  confirme  chaque  jour  l'exac- 
titude de  ces  calculs. 

Il  ne  sera  pas  sans  intérêt  de  comparer  les  deux  tables 
anglaises  avec  les  deux  tables  françaises  5  mais ,  pour  le 
faire  commodément,  il  convient  de  prendre  les  vies 
moyennes  qui  s'en  déduisent.  Aussi  n'hésitons-nous  pas  à 
mettre  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs  ce  tableau  comparatif, 
qui  présente  des  résultats  décisifs.  On  y  verra  que  la  vie 
moyenne  donnée  par  la  loi  de  Deparcieux  est  inférieure  à 
celle  déduite  de  la  loi  observée  dans  la  ville  de  Carlisle ,  et 
que  la  vie  moyenne  résultant  de  la  table  de  Duvillard  est 
supérieure,  jusqu'à  l'âge  de  36  ans,  à  celle  indiquée  par 
la  loi  de  mortalité  de  la  ville  de  Norlhampton ,  mais  qu'elle 
lui  est  inférieure  à  partir  de  cet  âge.  Nous  ajouterons  ici 
que  tous  les  médecins  physiologistes  ([ui  ont  entrepris 
des  calculs  de  ce  genre  dans  l'un  et  l'autre  pays ,  ont 
toujours  obtenu  le  même  résultat. 


DES  DIVERS  SYSTÈMES  d' ASSURANCES  SUR  LA  VIE.  91 

Tableau  de  la  durée  moyenne  de  la  vie  à  chaque  âge,  observée 
en  France  et  en  Angleterre. 

Nop.THAMPTON  et  Du VlLt-ARD  se  rapportent  aux  classes  ordinaires. —DepàkciEIîX 
et  Carlisle  aui  classes  aisées. 


AGIS. 

NORTHAMPTO», 

DUVILLARD. 

DEPARCIECX. 

CARLISLE. 

Ans. 

Durée  lie  la  vie. 

Durée  de  la  vie. 

Durée  de  la  vie. 

Durée  de  la  vie 

5 

i0,84 

43,40 

48,27 

51,25 

15 

39,78 

40,80 

46,83 

48,82 

10 

56,51 

37,40 

43,51 

45,00 

20 

53, iS 

34,26 

40,22 

41,46 

25 

30,85 

31,34 

37,17 

37,86 

SO 

28,27 

28,52 

34,06 

54,34 

35 

25,68 

25,72 

30,88 

31,00 

40 

23,08 

22,89 

27,48 

27,61 

45 

20,52 

20,05 

23,89 

24,46 

50 

17,99 

17,23 

20,38 

21,11 

55 

15,58 

14,51 

17,25 

17,58 

60 

13,21 

11,95 

14,25 

14,34 

65 

10,88 

9,63 

11,26 

11,79 

70 

8,60 

7,58 

8,64 

9,18 

75 

6,54 

5,87 

6,50 

7,01 

80 

4,75 

4,60 

4,69 

5,51 

85 

3,37 

4,16 

3,21 

4,12 

90 

2,41 

5,87 

1,77 

3,28 

Nous  commettrions  une  omission  grave  si  nous  ne  par- 
lions pas  ici  des  recherches  faites  sur  le  même  sujet  par 
M.  A.  Morgan,  directeur  de  la  Société  Équitable ,  sans 
contredit  la  plus  importante  de  toutes  les  compagnies 
d'assurances  qui  aient  jamais  existé.  Cette  société,  dont 
nous  parlerons  plus  en  détail ,  a  été  fondée  en  1762  5  elle 
fut  dirigée  pendant  cinquante-six  ans  par  W.  Morgan. 
Aujourd'hui,  c'est  M.  Arthur  Morgan,  associé  depuis 
long-lems  aux  travaux  de  son  père ,  qui  en  dirige  les  opé- 
rations •  ces  deux  hommes ,  par  des  recherches  conscien- 
cieuses ,  publiées  avec  désintéressement ,  ont  rendu  de 
véritables  services  à  la  science. 

M.  A.  Morgan  a  publié  ,  en  février  1834 ,  un  ouvrage 


ô^  DES  DIVERS  SYSTÈMES  d' ASSURANCES  SUR  LA  VIE. 

contenant  divers  documens  relatifs  à  Tétat  des  assurés 
dans  cet  établissement;  parmi  ces  documens  se  trouve 
une  table  qui  indique  la  loi  de  mortalité  qui  a  régné 
parmi  les  assurés  de  la  Société  Équitable ,  depuis  sep- 
tembre 1762  jusqu'au  1"  janvier  18-29  :  la  vie  movenne 
que  l'on  en  déduit ,  comparée  à  celle  de  la  table  de  Nor- 
thampton  ,  prouve  que  la  mortalité  a  été  dans  cette  société 
non  seulement  bien  plus  faible  qu'on  ne  devait  s'y  atten- 
dre, mais  qu'elle  a  été  même  inférieure,  à  celle  observée 
dans  toutes  les  autres  compagnies.  Cette  singularité  tient  à 
deux  causes,  dont  Tune  existe  dans  toutes  les  sociétés  d'as- 
surances sur  la  vie  :  c'est  que  les  assureurs  ne  peuvent 
jamais  admettre  au  nombre  de  leurs  assurés  des  personnes 
malades  ou  trop  affaiblies  par  des  excès  quelconques  *,  la 
seconde  cause,  toute  particulière  à  la  Société  Equitable , 
c'est  qu'elle  ne  paie  pas  de  commissions  aux  agens  qui  lui 
procurent  des  assurances.  On  conçoit  en  effet  que  ces 
commissions  engagent  les  agens  à  proposer  pour  assurés 
le  plus  grand  nombre  possible  de  tètes ,  et  que  leur  intérêt 
particulier  peut  leur  faire  apporter  quelquefois  moins  de 
vigilance  dans  le  cbolx  des  assurés.  Au  reste,  voici  le  ta- 
bleau de  la  vie  moyenne  aux  divers  âges,  telle  qu'elle  a 
été  observée  à  X Equitable  pendant  une  période  de  67  ans. 

Table  iiidùjunnt  la  (huée  de  la  vie  mojenne,  de  lo  à  go  ans ^ 
telle  qu'elle  a  été  observée  parmi  les  assurés  de  la  Société 
Jùjuitahle  ,  depuis  septembre  l'jiii  Jusqnan  \"  jaum'er  1829. 


AGE. 

VIE  MOYENNE. 

AGE. 

VIE  MOYENNE. 

AGE. 

VIE  MOYENNE. 

Ans. 

Ans. 

Ans. 

10 

Ii8,i2 

40 

27.40 

70 

8,70 

15 

45,03 

45 

23,87 

75 

G, (51 

20 

/il.G7 

50 

20.3(5 

80 

4,75 

25 

38.12 

55 

1G.;)9 

85 

3,39 

30 

3  4.53 

60 

13.91 

90 

2,56 

35 

30,93 

05 

11,13 

DES  DIVERS  SYSTÈMES  d'aSSURANCES  SUR  LA  VIE.  93 

Le  taux  de  l'intérêt  et  les  deux  lois  de  mortalité  étant 
une  fois  arrêtés  ,  les  sociétés  établissent  leurs  primes  d'a- 
près les  règles  du  calcul  des  probabilités.  Il  n'y  a  rien 
d'arbitraire  dans  cette  détermination  ^  aussi  les  tarifs  de 
toutes  les  compagnies  d'un  même  pays  se  ressemblent  à 
de  très-petites  différences  près,  et  elles  présenteraient 
toutes  les  mêmes  avantages ,  si  elles  donnaient  la  même 
destination  aux  bénéfices  résultant  de  leurs  opérations. 
Maintenant  que  nous  connaissons  les  principales  bases 
qui  servent  à  établir  les  sociétés  d'assurances ,  examinons 
en  quoi  diffèrent  leurs  combinaisons. 

Trois  systèmes  différens  régissent  les  compagnies  d'as- 
surances sur  la  vie. 

1°  Dans  quelques-unes ,  les  assurés  poiu'  la  vie  entière 
sont  mutuellement  responsables  ^  ils  se  partagent  les  pro- 
fits, et  sont  soumis  à  des  appels  de  fonds  lorsque  cela  est 
nécessaire.  Parmi  les  établissemens  de  cette  espèce,  quel- 
ques-uns ont  effectué  des  réserves,  afin  de  rendre  les  appels 
de  fonds  purement  nominaux  ;  cette  réserve  varie  selon  les 
compagnies.  En  général,  on  se  figure  que  la  quotité  de 
la  réserve  est  arbitraire  ,  c'est  une  erreur  ^  la  réserve  doit 
être  calculée  d'après  des  règles  fixes.  Un  problème  très- 
intéressant  du  calcul  des  probabilités  consiste  à  détermi- 
ner à  combien  il  faut  élever  cette  réserve  pour  que  la  pro- 
babilité de  perdre  au-delà  soit  aussi  faible  qu'on  le  désire. 
Ce  calcul ,  tout  étrange  qu'il  puisse  paraître  ,  présente  des 
résultats  d'une  exactitude  rigoureuse,  mais  il  est  trop 
élevé  pour  que  nous  puissions  ici  en  donner  facilement 
une  idée.  Les  sociétés  établies  à  Londres  sur  le  svslèrae  de 
la  mutualité  ,  sont  : 

L'Amicable,  fondée  en .. .   1706  |!London  Life  Association..  .  1806 
L'E^ùtable. 1762  |  Norwich  Union 180§ 


94  DES  DIVERS  SYSTÈMES  d' ASSURANCES   SLR  LA  VIE. 

Ces  compagnies  ,  que  Ton  peut  considérer  comme  les 
plus  importantes  de  la  Grande-Bretagne  ,  ne  peuvent  que 
difficilement  établir  leur  situation  à  la  fin  de  chaque  an- 
née j  car  d'une  part  les  travaux  que  nécessite  cette  opé- 
ration sont  très-considérables ,  et  de  l'autre  il  faut  tou- 
jours plusieurs  années  pour  que  la  loi  de  mortalité  présente 
des  résultats  sensibles.  Au  reste ,  elles  n'entreprennent 
pas  à  cette  opération  à  des  époques  uniformes. 

L'Amicable  fait  son  inventake  chaque  année. 
L'Equitable     —         ■ —  tous  les  10  ans. 

London  Life  Associatiou  —    chaque  année. 
Norwich  Union  —  tous  les  7  ans. 

Les  bénéfices  reconnus  à  la  suite  de  ces  inventaires  ne 
sont  point  partagés  de  la  même  manière  dans  les  diverses 
sociétés.  Ainsi  V ^micable  en  répartit  les  7/8"  entre  les 
assurés,  et  elle  met  le  dernier  huitième  en  réserve 5 
V Equitable  donne  les  2/3  à  ses  assurés,  et  met  en  réserve 
le  dernier  tiers.  Il  ne  faut  pas  penser  cependant  que  la 
part  des  bénéfices  allouée  aux  assurés  leur  soit  comptée 
en  argent.  Dans  quelques  compagnies  elle  sert  à  augmen- 
ter le  capital  qu'ils  ont  fait  assurer  ^  il  est  des  compagnies 
qui  diminuent ,  en  proportion  des  bénéfices ,  les  primes 
des  assurés;  d'autres ,  enfin  ,  laissent  aux  assurés  le  choix 
entre  ces  deux  modes  de  répartition. 

2°  Le  second  système  est  une  modification  du  premier  : 
dans  le  système  de  la  mutualité ,  les  sociétés  s'établissent 
sans  avoir  besoin  de  capital  primitif  ou  fonds  social; 
mais  on  pensa  plus  tard  qu'une  compagnie  qui ,  dès  son 
origine,  serait  investie  d'un  capital  considérable,  pré- 
senterait une  garantie  suffisante  au  public  et  s'attirerait 
un  grand  nombre  d'assurés.  C'est  ainsi  que  des  capita- 


DES  DIVF.nS  SYSTÈMES  D'ASSir.ANtES  SIT.  LA  VIE.  95 

listes,  après  avoir  réuni  un  fonds  social  par  actions,  ont 
constitué  des  compajjnies  d'assurances  qui  libèrent  les  as- 
surés de  tout  appel  de  fonds  5  ce  sont  les  porteurs  d'actions 
eux-mêmes  qui  supportent  les  pertes. 

Lorsque  la  situation  de  la  société  présente  des  béné- 
fices ,  on  divise  ce  profit  en  trois  parts  :  l'une  est  mise 
en  réserve  ,  afin  de  subvenir  aux  pertes  futures  qui  pour- 
raient advenir  :  la  seconde  est  répartie  entre  les  porteurs 
d'actions 5  la  troisième,  enfin,  est  accordée  aux  assurés 
pour  la  vie  entière,  c'est-à-dire  que  l'on  augmente  le  ca- 
pital assuré  par  chaque  police. 

Ce  système  est  très-bien  conçu,  il  donne  de  la  consis- 
tance à  une  compagnie.  Dans  l'origine  des  assurances  sur 
la  vie,  époque  où  l'on  ne  connaissait  ni  les  lois  de  mortalité, 
ni  les  méthodes  de  calcul  pour  établir  les  primes  ,  on  a  dû 
nécessairement  suivre  le  svstème  de  la  mutualité  dans 
toute  sa  pureté  ^  mais  les  grands  progrès  de  la  science  .  en 
permettant  d'établir  les  calculs  avec  précision,  ont  fait 
abandonner  ce  mode  d'assurance  pour  faire  adopter  le  se- 
cond système,  dans  lequel  la  direction  de  la  compagnie 
n'appartient  qu'à  un  petit  nombre  de  personnes. 

3°  Le  troisième  système ,  enfin,  qui  régit  les  autres  com- 
pagnies d'assurances,  se  déduit  facilement  du  précédent. 
Certains  capitalistes  voulant  fonder  des  sociétés  d'assu- 
rances sur  la  vie,  trouvèrent  plus  commode  de  ne  pas  ac- 
corder la  troisième  part  à  leurs  assurés  et  ils  se  l'adju- 
gèrent, de  sorte  qu'après  avoir  effectué  une  réserve,  tout 
le  reste  des  bénéfices  est  partagé  entre  les  porteurs  d'ac- 
tions. 

On  peut  donc  résumer  ces  trois  systèmes  de  la  manière 
suivante  :  les  compagnies  fondées  sur  la  mutualité  dis- 
tribuent à  leurs  assurés  la  totalité  des  bénéfices  ,  moins  la 
réserve  -,  les  compagnies  fondées  sur  le  deuxième  système 


06  DES  DIVERS  SYSTÈMES  d'aSSURAXCES  SUR  LA  VIE, 

ne  font  participer  les  assurés  qu'à  une  certaine  portion  de 
leurs  bénéfices  ,  mais  les  libèrent  de  tout  appel  de  fonds  ^ 
et  les  compagnies  établies  d'après  le  troisième  système 
n'accordent  rien  du  tout  à  leurs  assurés.  Ces  trois  systèmes, 
en  usage  depuis  long-tems ,  peuvent  être  appréciés  aujour- 
d'hui avec  connaissance  de  cause  et  par  leurs  propres 
effets. 

Les  sociétés  fondées  sur  le  premier  système ,  celui  de 
la  mutualité  dans  toute  Tacception  du  mot ,  sont  devenues 
les  plus  considérables ,  et  leurs  assurés  en  ont  retiré  des 
avantages  plus  grands  que  ceux  qui  s'étaient  fait  assurer 
par  les  autres  compagnies.  Le  deuxième  système  a  pro- 
duit des  résultais  analogues  à  ceux  des  compagnies  pu- 
rement mutuelles ,  mais  cependant  moins  avantageux. 
Quant  au  troisième,  l'on  chercherait  vainement  à  dire 
quelque  chose  en  sa  faveur  :  les  compagnies  de  cette  espèce 
sont  peu  progressives;  il  semble  même  qu'elles  tiennent 
à  ne  pas  sortir  de  leurs  anciens  erremens.  Tout  pour  elles  y 
et  rien  pour  les  assurés ,  voilà  en  deux  mois  le  résumé 
de  leur  système.  On  pourrait  dire  que  ces  compagnies  , 
en  s'isolant  ainsi  par  égoisme,  portent  dans  leur  sein  un 
germe  de  destruction. 

On  ne  peut  faire  qu'un  seul  reproche  au  système  delà 
mutualité  ;  il  nécessite  des  écritures  et  des  inventaires 
sans  nombre  dont  la  complication  s' accroît  chaque  année  5 
opérations  laborieuses  qui  à  la  longue  deviennent  très- 
UifFiciles  à  exécuter.  Dans  son  application  il  présente  en- 
core un  danger  que  l'expérience  seule  pouvait  dévoiler; 
ainsi,  il  est  arrivé  qu'après  avoir  réalisé  de  gros  bénéfices, 
les  sociétés  mutuelles  ont  négligé  d'augmenter  le  capital 
de  chacun  des  assurés,  et  que  des  ventes  considérables  de 
rentes  ont  été  réalisées  pour  payer  aux  personnes  assurées 
le  montant  des  répartitions  des  bénéfices  auxquelles  cette 


PES  DIVERS  SYSTÈMES  d'aSSDRANCES  SUR  LA  VIE.  97 

mesure  vicieuse  leur  donnait  droit.  Cette  dérogation  aux 
véritables  principes  des  assurances  porte  le  plus  grand 
préjudice  aux  intérêts  d'une  société,  car  elle  fait  sortir 
de  ses  coffres  une  partie  des  capitaux  ou  de  ses  réserves  qui 
garantissent  le  paiement  des  sommes  assurées.  W.  Mor- 
gan ,  lorsrpi'il  était  directeur  de  la  Société  EquiLahle , 
s'était  toujours  fortement  opposé  à  cette  mesure ,  mais 
l'impulsion  de  l'intérêt  personnel  est  trop  forte,  et  sa 
voix  ne  fut  pas  entendue. 

Ce  qui  est  arrivé  dans  une  société  peut  aussi  se  pré- 
senter dans  les  autres  5  car ,  lorsque  les  bénéfices  sont 
devenus  considérables ,  il  est  très-difficile  de  trouver  des 
argumens  capables  d'empêcher  le  morcellement  du  fonds 
acquis  5  il  y  a  toujours  des  membres  disposés  à  faire  préva- 
loir quelques  motifs  spécieux  en  faveur  de  ce  détourne- 
ment :  «  c'est  une  opération  lucrative  à  réaliser,  un  so- 
ciétaire tombé  dans  la  détresse  à  soulager,  etc.,  etc.  » 

Aussi,  quoique  le  système  de  répartition  progressive  sur 
les  polices  soit  généralement  approuvé  et  qu'il  ait  procuré 
aux  assurés  de  grands  avantages ,  il  était  cependant  néces- 
saire de  chercher  à  éviter  les  deux  inconvéniens  que  nous 
venons  de  signaler  j  c'est  ce  qui  engagea  W.  Morgan  j 
en  1796,  à  publier  un  nouveau  système  qui  ne  présentait 
point  ces  dangers.  Ce  plan  consiste  à  faire  participer  les 
assurés  aux  profits  {surplus)  de  la  société,  en  leur  payant 
seulement  l'intérêt  du  capital  trouvé  en  bénéfice.  Le 
capital  lui-même  reste  inaliénable  et  comme  un  fonds  de 
garantie  pour  le  paiement  des  sinistres.  Ce  capital,  qui  a 
beaucoup  d'analogie  avec  les  fonds  de  réservedc  la  Banque 
ou  de  la  compagnie  des  Indes  (1),  pourrait  être  transfé- 

(1)  Voyez  les  articles  que  nous  avons  publiés  sur  ces  deux  établis- 
semens  dans  les  n"'  8  et  15  de  cette  série, 


98  UKS  DIVERS  SYSTEMES  d'aSSUUASCES  SUR  LA  VIE. 

rable  avec  ses  profits  et  charges,  mais  il  serait  toujours  une 
partie  intégrante  du  fonds  social. 

Ce  plan ,  recommandé  par  W.  Morgan  à  la  Société 
Équitable ,  eût  été  adopté  sans  les  difficultés  dont  il  était 
environné  et  qu'on  regarda  alors  comme  insurmontables 
sans  l'autorisation  du  Parlement  ^  mais  on  ne  crut  pas  de- 
voir la  solliciter.  Le  projet  de  W.  Morgan  ne  mérite  pas 
moins  l'attention  des  compagnies  qui  se  formeront  à  l'a- 
venir, ou  qui  changeront  de  système-,  nous  ne  saurions 
trop  en  recommander  l'examen. 

Nous  allons  maintenant  donner  quelques  détails  sur 
les  résultats  qui  ont  été  obtenus  durant  les  dernières  an- 
nées à  la  Société  Équitable ^  sans  contredit  la  plus  im- 
portante de  toutes  les  compagnies  d'assurances  qui  exis- 
tent, tant  en  Europe  qu'en  Amérique.  Elle  fut  constituée 
en  1762 ,  sur  le  principe  le  plus  rigoureux  de  la  mutua- 
lité. A  des  intervalles  ,  fixés  maintenant  à  dix  ans,  la  so- 
ciété dresse  le  bilan  exact  de  sa  position  ;  lorsqu'elle  a  re- 
connu que ,  tous  ses  frais  payés ,  il  lui  reste  des  bénéfices , 
elle  y  fait  participer  ses  assurés  pour  la  vie  ejitière ,  en 
raison  de  la  quotité  de  chaque  police  et  de  son  ancien- 
neté. Mais,  au  lieu  de  faire  une  distribution  de  fonds  à 
ses  assurés,  la  société  augmente  la  valeur  des  polices 
d'assurances ,  accroissement  qui  est  déterminé  par  des 
règles  mathématiques  rigoureuses. 

Depuis  son  origine,  la  Société  Équitable  a  accordé 
neuf  fois  cette  augmentation  5  savoir,  en  1781, 1786, 1791, 
1793,  1795,  1800,  1809,  1819  et  1829.  Le  tableau 
suivant  fait  voir  quel  était,  en  1829,  le  montant  de 
ces  augmentations  successives  afférant  à  une  ])olice  de 
10,000  fr.,  qui  aurait  été  souscrite  dans  Tune  de^  années 
écoulées  depuis  1776. 


DES  DIVERS  SYSTÈMES  D  ASSURANCES  SUR  LA  VIE. 


99 


Tahleau  indiquant  quelle  était  au  5i  décembre  182g  la  totalité  des 
additions  successives  Jaites  par  la  Société  Ec]mtable  îi  ses  po- 
lices d'assurances  pour  la  vie  entière,  contractées  depuis  1776 
jusqu'en  1816. 


DITS  ADDITION 

des  totale 
poIice5.                                   sur  noe  police 
tle  10,000  fr. 

1776 /i9.600 

1777 47,900 

1779 a,6oo 

1780 43,000 

1782 39,700 

1783 38,200 

1784 36,700 

1785 35,200 

1786 33,700 

1787 32,300 

1788 30,900 

1789 29,500 

1790 28,100 

1791 26,700 

1792 25.300 

1793 24,000 

1794 22,900 

1795 21,800 

1796 20,700 

1797 19,700 


DITE  ADDITIO» 

des  totale 
polices.                                   fur  une  police 
de  10,000  fr. 

1798 18,700 

1799 17,700 

1800 16,700 

1801 15,700 

1802 14,900 

1803 14,100 

1804 13,300 

1805 12,500 

1806 11,700 

1807 10,900 

1808. 10,100 

1809 9,000 

1810 8,500 

1811 7,900 

1812 7,400 

1813 6,800 

1814 6.300 

1815 5,700 

1816 5.200 


Il  résulte  de  ce  tableau  qu'une  police  de  10,000  fr., 
souscrite  en  177G,  a  reçu  ,  dans  les  années  ci-dessus  dési- 
gnées, des  augmentations  successives  dont  la  totalité  , 
en  1 829,  était  de  49,600  fr.  5  or,  comme  la  somme  assurée 
primitivement  était  de  10,000  fr.  ,  la  police  se  trouvait 
donc  valoir  59,600  fr.  en  1829.  De  même  une  police  de 
10,000  fr.,  souscrite  en  1816,  valait  15,200  fr.  en  1829. 

Il  est  bien  entendu  que  l'accroissement  des  polices  ne 


100         ©ES  DIVERS  SYSTÈMES  d' ASSURANCES  SUR  LA  VIE. 

fait  pas  augmenter  la  prime  de  l'assuré  ;  la  prime  reste 
toujours  invariable,  quelle  que  soit  l'augmentation  qu'é- 
prouvele  capital  assuré  par  suitedes  bénéfices  de  la  société. 
Outre  ces  bonifications ,  la  société  a  fait  des  réserves 
successives  dont  la  totalité,  au  1"  janvier  1830  ,  s'élevait 
à  plus  de  255  millions  de  francs.  Voici  comment  se  com- 
posait son  capital  à  celte  époque  : 

Liv.  st.  !->▼•  «t. 

4,573,000  en  rentes  S  p.   '{o,  annuités  de  la  banque 

consolidées  à  89  p.  % 8,891.970 

4,587,000  en  rentes  3  p.  »/„,  jU  réduites,  à90p.  "/o-.--    4,128,300 

400,000  enrentes  3  1/2  p.  7„,  id.  réduites,  à  99  p.  "/o.       396,000 
Placemens  sur  hypothèques 1,822 ,860 

Total Liv.  st.  10,239,130 

(  255,978,250  fr.  ) 


Liv.   st. 

La  totalité  de  ses  assurances  à  la  même  époque  s'élevait  à  1/1,849,972 

(371,249.300  fr.) 

Et  elle  recevait  annuellement  pour  primes 410,665 

(10,266,025  fr.) 

Jamais  société  d'assurances  n'a  présenté  des  résultats 
pareils  5  les  services  qu'elle  a  rendus  à  l'Angleterre,  en  ré- 
pandant le  bien-être  dans  les  familles,  sont  immenses,  et 
personne  ne  lui  conteste  aujourd'hui  la  considération 
qu'elle  mérite  à  tant  de  titres.  Cette  société  a  été  dirigée 
pendant  plus  d'un  demi-siècle  par  W.  Morgan  qui,  après 
y  être  entré  fort  jeune,  ne  Ta  quittée  qu'en  1830,  à  l'âge 
de  80  ans.  Son  fils  ,  M.  A.  Morgan  ,  associé  depuis  long- 
tems  aux  travaux  de  son  père ,  lui  a  succédé  dans  ses  fonc- 
tions de  directeur,  et  c'est  lui  qui  a  rédigé  les  principaux 


BËS  DIVERS  SYSTÈMES  d'aSSCRAXCES  SCR  Là  VÎè;         lOl 

(îocumens  statistiques  publiés  par  la  Société  Equitable , 
documens  trop  curieux  et  trop  importans  pour  être  passés 
ici  sous  silence.  La  loi  de  mortalité  qu'il  a  publiée  est 
du  plus  haut  intérêt  ;  elle  se  rapporte  à  des  individus  bien 
portans ,  car  ce  sont  les  seuls  que  l'on  admette  dans  les 
compagnies  d'assurances  :  elle  peut  donc  être  mise  en  pa- 
rallèle avec  les  tables  de  Deparcieux  et  celles  de  la  ville  de 
Carlisle,  et  servir  à  les  confirmer  ou  à  les  modifier.  Il  n'existe 
aujourd'hui  aucune  loi  de  mortalité  qui  mérite  plus  de 
confiance  que  celle  de  la  Société  Équitable  ;  les  élémens 
qui  ont  servi  à  l'établir  sont  précis,  car  les  polices  d'as- 
surances donnent  exactement  les  dates  des  naissances; 
quant  aux  calculs,  ils  ont  été  faits  sous  les  veux  et  par 
les  soins  de  M.  A.  Morgan  5  c'est  une  autorité  qui  ne  laisse 
rien  à  désirer. 

Tableau  comparatif  de  la  durée  moyenne  de  la  vie. 

Ages.  D'après  Dans  la  ville  A  la  Société 

la  loi  de  Carlisle.  Equitable, 

de  Deparcieux. 

20 /i0,29  Al, 46  41,77 

30 34,17  34.34  34,68 

35 30,95  31,00  31,08 

40 27,76  27,61  27,55 

45 24,02  24,46  24,04 

50 20,50  21,11  20,55 

55 17,15  17,58  17,16 

60 14,16  14,34  14,11 

65 11,42  11,79  11,36 

70 8,79  9,18  8,99 

75 6,43  7,01  7,00 

80 4,73  5,51  5.51 

85 3,33  4,11  4,02 

90 1,77  3,28  2,dQ 


102  DES  DIVERS  SYSTÈMES  d' ASSURANCES  SUR  LA  VIE. 

Un  autre  document  non  moins  précieux  est  celui  qui 
indique  les  causes  des  décès  des  divers  assurés  ,  ainsi 
que  l'influence  de  chaque  maladie  aux  divers  âges.  Ce 
document  fort  étendu  pourra  être  consulté  avec  fruit  par 
les  médecins  phvsiolo^jistes  qui  s'occupent  spécialement 
des  maladies  dont  les  divers  âges  sont  plus  particulière- 
ment affectés.  Il  n'entre  pas  dans  notre  cadre  de  le  repro- 
duire, nous  dirons  seulement  qu'il  résulte  de  ce  tableau 
que  le  plus  grand  nombre  des  décès  est  dû  à  la  vieillesse , 
ce  qui  prouve  le  soin  minutieux  avec  lequel  les  assurés 
sont  choisis  ;  il  est  fort  douteux  que  toutes  les  compagnies 
puissent  présenter  un  résultat  semblable,  qui,  à  notre  avis, 
est  la  meilleure  preuve  d'une  bonne  direction.  Nous  fe- 
rons remarquer ,  en  outre,  que  sur  les  4,095  décès  sur- 
venus dans  l'espace  de  32  ans,  il  n'y  en  a  eu  qu'un  seul  qui 
ait  été  occasioné  par  la  petite-vérole  ;  or,  l'on  sait  que  les 
personnes  non  vaccinées  ne  sont  admises  au  nombre  des 
assurés  qu'avec  une  forte  augmentation  de  prime.  Les 
assurés  de  cette  classe  se  trouvent  par  là  réduits  à  un  si 
petit  nombre  que  l'on  peut  les  négliger  et  considérer  tous 
les  assurés  comme  une  réunion  de  personnes  vaccinées  5 
sans  contredit ,  l'existence  d'un  tel  fait  vient  prouver  de 
la  manière  la  plus  authentique  l'efficacité  de  la  vaccine  (1). 

Nous  ne  pousserons  pas  plus  loin  ces  remarques ,  nous 
les  réunissons  toutes  dans  le  tableau  suivant ,  qui  indique 
le  nombre  d'individus  enlevé  par  chaque  maladie  sur  raille 
assurés. 

(1)  Voyez  les  curieuses  observations  que  nous  avons  publiées  sur  la 
vaccine  et  sur  les  effets  de  la  revaccinatiou  dans  le  19°  Numéro  de 
cette  série  (juillet  1834). 


DES  DIVEHS  SYSTÈMES  D  ASSLT.AXCES  SUR  LA  VIE. 


103 


Nombre  des  personnes  cnlcoées  par  diverses  maladies ,  sur  mille 
assurés  de  la  Société  EquitalAe ,  depuis  le  i"  jani>ifr  i8oi 
jus(ju'au  3i  décembre  i832. 


Causes 
des  décès. 


Causes  NomLre 

des  décès.  de  décès 

sur  mille  assure's. 

Cancer 10,50 

Fièvres  nerveuses 10,26 

Accidens 9,77 

Fièvres  bilieuses , .  9,04 

Dysenterie 8,30 

Fièvi-es  inflammatoires. .  7,81 

Suicide 7,08 

Fièvres  putrides,  ......  6,84 

Choléra-morbus. ......  6,59 

Eiysipèle. 6,35 

Epilepsie 4,64 

Pierre 2 ,93 

Hydropisie  du  ceiTeau. .  2,2  0 

Convulsions 1,95 

Intempérance 1,95 

Anévrisme 0,977 

Suites  d'acouchemens..  .  0,977 

Pleurésie 0,977 

Blessures 0,977 

Assassinat 0,733 

Esipiinancie 0,733 

Atrophie 10,50  jj  Petite-vérole 0,244 

D'après  le  résumé  que  nous  venons  de  faire  de  la  situa- 
tion de  la  Société  Équitable  ,  on  voit  qu'il  doit  y  avoir 
peu  de  compagnies  qui  présentent  des  résultats  aussi  sa- 
tisfaisans.  En  effet ,  il  n'y  en  a  pas  d'autre  en  Angleterre 
qui  soit  parvenue  à  ce  degré  de  prospérité ,  et  qui  ait  pu- 
blié des  documens  statistiques  plus  complets ,  preuve  évi- 
dente de  la  bonne  gestion  qui  règne  dans  l'administration 
à^  Y  Equitable  -,  aussi  MM.  Morgan  se  sont-ils  attiré  la 
considération ,  non  seulement  des  personnes  qui  ne  voient 


Nombre 
de  décès 

sur  mille  assurés. 

Vieillesse 138,22 

Apoplexie 118,68 

Phthisie 82,78 

Fièvre  générale 63,98 

Hydropisie 62,76 

Paralysie 57,39 

Inflammation  de  poumons  43.18 

Fluxion  de  poitrine  ....  44,69 

Maladie  du  foie 42,74 

Angine  pectorale 3 5, H 

Maladies  de  la  vessie  et  des 

voies  urinaires 31,26 

Maladies  d'entrailles....  30.77 
Maladies  de  l'estomac  et 

des  organes  digestifs.  .  25,89 

Ruptures  de  vaisseaux. .  .  20,02 

Maladies  mal  définies.  .  .  19,29 

Asthme 18,07 

Transports  au  ceiveau.  .  15,63 

Inflammation  de  poitrine  14,41 

Gangrène 11,23 


ÎÔ4         DES  DIVERS  SYSTÈMES  d'aSSCRANCES  SUR  LA  VIE. 

que  les  résultats  financiers  d'une  entreprise  ,  mais  encore 
de  celles  qui  savent  tenir  compte  de  l'utilité  et  du  mérite 
des  travaux  scientifiques. 

Etendons  maintenant  nos  investigations  aux  compagnies 
d'assurances  sur  la  vie  établies  en  France  ,  qui ,  quoique 
encore  naissantes,  sont  cependant  les  plus  importantes 
de  toutes  celles  établies  sur  le  continent. 

Il  en  existe  trois  :  la  Compagnie  Générale,  fondée  en 
1819  et  constituée  d'après  le  système  des  compagnies  sans 
participation  en  faveur  des  assurés.  La  Compagnie  de 
V  Union ,  dont  l'existence  date  de  1829j  elle  prélève  1/5* 
sur  ses  bénéfices,  et  avec  ce  fonds  elle  augmente  la  valeur 
des  polices  de  ses  assurés  pour  la  vie  entière.  Enfin  la 
Compagnie  Royale  fondée  en  1830,  qui,  au  lieu  d'aug- 
menter les  polices  de  ses  assurés  ,  leur  accorde  une  dimi- 
nution immédiate  sur  leurs  primes.  Ces  trois  établissemens 
sont  trop  nouveaux  et  ils  ont  trop  de  difficultés  à  sur- 
monter pour  présenter  un  développement  analogue  à 
celui  des  compagnies  anglaises ,  mais  ils  ne  sont  pas 
moins  en  voie  de  prospérité.  On  doit  leur  reprocher  tou- 
tefois de  ne  pas  apporter  assez  de  soin  dans  la  rédaction 
des  exposés  de  leurs  opérations  -,  il  est  en  outre  à  remar- 
quer que  les  publications  des  caisses  d'épargne  sont  plus 
attrayantes  que  les  leurs,  et  cependant  les  travaux  des 
sociétés  d'assurances  sur  la  vie ,  par  la  grande  diversité 
de  leurs  opérations,  parles  nombreuses  remarques  qu'elles 
sont  obligées  de  faire,  pourraient  ofl'rir  bien  plus  de  res- 
sources, soit  pour  tirer  des  exemples  frappans,  soit  pour 
présenter  le  résultat  de  leurs  combinaisons  sous  un  jour 
intéressant. 

Les  compagnies  françaises  devraient  cbcrcher  à  imiter 
110  ^  petites  publications  connues  sous  le  nom  de  catéchisme 
d'assurances,  si  répandues  chez  le  peuple  en  Angleterre^ 


DÈS  DIVERS  SYSTÈMES  D^SStRANCES  SUR  LA  VÎE.  lOÔ 

elles  devraient  aussi  s'attacher  à  présenter  les  combinaisons 
abstraites  des  assurances  de  la  manière  la  plus  simple, 
et  abandonner  ce  qui  est  purement  commercial  ;  c'est  par 
ce  moyen  que  les  compagnies  captiveraient  l'attention  des 
classes  chez  lesquelles  l'instruction  se  fait  déjà  sentir. 

Pour  motiver  le  reproche  que  nous  adressons  aux  pu- 
blications des  compagnies  françaises ,  nous  citerons  entre 
autres  deux  genres  d'assurances  les  plus  utiles  peut-être  , 
et  qu'elles  négligent  d'indiquer   dans   leurs  prospectus. 

1 .  Une  assurance /?oz^7'  la  vie  entière  est  un  engagement 
en  vertu  duquel  une  compagnie  devra  payer  un  capital 
convenu  à  la  mort  de  l'assuré,  à  quelque  époque  que  son 
décès  arrive.  L'assuré,  de  son  côté,  paie  à  la  compagnie 
soit  une  somme  unique ,  soit  une  somme  annuelle  beau- 
coup plus  faible ,  mais  qu'il  sera  tenu  de  livrer  chaque 
année  jusqu'à  son  décès.  Ainsi,  par  exemple,  une  com- 
pagnie s'engagerait  à  remettre  10,000  fr.  aux  héritiers 
d'une  personne  âgée  de  trente  ans,  si  cette  personne  versait 
<à  la  compagnie ,  soit  une  somme  unique  de  3,992  fr. ,  soit 
une  prime  annuelle  de  249  fr.  20  jusqu'à  son  décès  (1). 

Ces  deux  modes  d'acquitter  une  assurance  ont  leurs  in- 
convéniens  :  le  prix  unique  est  trop  élevé  pour  la  plupart 
des  fortunes,  et  la  prime  annuelle  est  une  charge  que  l'on 
s'impose  pour  le  reste  de  ses  jours  5  l'on  sent  d'ailleurs  que 
si  l'on  parvient  à  un  âge  avancé  ,  on  aura  payé  plus  que  le 
capital  assuré.  Or ,  l'on  peut  éviter  ces  inconvéniens  en 
limitant  le  nombre  des  primes  que  l'on  veut  payer  à  la 
compagnie  :  l'assuré  stipule,  par  exemple,  qu'il  ne  veut  en 
aucun  cas  être  tenu  à  payer  plus  de  2  ,  3,  10,  15  ,  etc.  , 
primes  •  cette  prime  est  alors  plus  élevée  que  celle  pour 
la  vie  entière,  mais  l'assuré  y  trouve  des  avantages  réels. 

(1)  Ces  prix  varient  légèrement  selon  les  systèmes  des  diverses 
compagnies. 


106  DES  DIVERS  SYSTÈMES  d' ASSURANCES  SUR  LA  VIE. 

Si  l'assuré,  âgé  de  trente  ans  ,  ne  voulait  pas  être 
exposé  à  payer  plus  de  vingt  primes ,  par  exemple , 
elles  seraient  fixées  par  la  compagnie  à  324  fr.  50  c.  par 
année  j  cette  somme  est  supérieure ,  sans  doute  ,  à  celle  de 
249  fr.  20  c. ,  payable  jusqu'au  décès  ,  mais  la  différence 
est  bien  compensée ,  d'abord  parce  que  l'assuré  sait  qu'il 
n'aura  jamais  à  débourser  plus  de  6,490  fr,,  somme  in- 
férieure au  capital  assuré ,  et  ensuite  parce  qu'il  ne  se 
trouve  pas  lié  pour  le  reste  de  sa  vie,  condition  pénible 
à  souscrire. 

2.  Le  second  genre  d'assurances  dont  nous  voulons  par- 
ler est  plus  nouveau ,  nous  l'appellerons  assurances  à 
paieinent  certam. 

Par  exemple  ,  une  personne  âgée  de  vingt-quatre  ans, 
qui  s'engagerait  à  verser  une  prime  annuelle  de  379  fr. 
60  c,  pendant  vingt  ans,  et  si  elle  était  iwanle ,  serait 
certaine  que  la  compagnie,  après  cette  époque,  paierait  un 
capital  de  1 0,000  fr.  soit  à  lui-même,  soit  à  toute  au  Ire  per- 
sonne désignée,  et  cela  que  l'assuré  soit  vivant  ou  non. 

Si  l'assuré  meurt  dans  le  cours  des  vingt  ans  ,  la  com- 
pagnie n'a  plus  de  primes  à  recevoir,  mais  elle  n'en  paie 
pas  moins  les  10,000  fr.  à  l'expiration  des  vingt  ans. 

D'après  les  conditions  de  cette  assurance ,  le  cas  le  plus 
défavorable  pour  l'assuré  est  celui  où  il  vit  plus  de  vingt 
ans,  et  où,  par  conséquent,  il  paie  les  vingt  primes.  Eh 
bien  î  dans  ce  cas  encore,  il  n'aura  déboursé  en  tout  que 
7,592  fr. ,  qui  lui  auront  produit  un  intérêt  de  2  1/2 
p.  °/o  environ. 

Le  résultat  paraît  plus  avantageux  encore  lorsque  l'on 
pense  que  si  l'assuré  mourait  avant  l'expiration  des  vingt 
ans,  le  capital  de  10,000  fr.  n'en  aurait  pas  moins  été 
dû  aux  personnes  désignées  par  l'assuré. 

Un  père  de  famille  qui  aurait  plusieurs  enfans  peut  par 


DES  DIVERS  SYSTÈMES  d'aSSURANCES  SUR  LA  VIE.  107 

ce  moyen  leur  garantir  un  capital  quelconque  au  bout 
d'un  certain  tems  -,  s'il  perd  un  ou  plusieurs  de  ses  en- 
fans,  les  survivans  recevront  également  le  capital  assuré  ; 
s'il  meurt  lui-même,  sa  famille  ne  reste  grevée  d'aucune 
charge,  quant  à  l'assurance;  et,  au  terme  convenu,  elle 
touche  cependant  le  capital  assuré. 

Les  deux  genres  d'assurances  que  nous  venons  de  si- 
gnaler ont  un  coté  précieux ,  c'est  de  ne  laisser  aucune 
incertitude  aux  assurés  sur  l'issue  de  leur  engagement  ; 
ces  transactions  n'ont  rien  de  chanceux ,  ni  rien  qui  res- 
semble à  une  loterie  ,  elles  devraient  être  plus  connues 
qu'elles  ne  le  sont  aujourd'hui. 

Nous  pensons  qu'il  ne  tient  qu'aux  compagnies  fran- 
çaises de  prendre  tout  l'essor  dont  elles  sont  susceptibles, 
mais  il  faut  avant  tout  qu'elles  mettent  leurs  combinaisons 
à  la  portée  de  tout  le  monde.  Le  champ  des  assurances 
est  immense;  son  étendue  n'a  pas  encore  été  explorée  à 
fond ,  c'est  aux  générations  nouvelles  à  en  tirer  toutes  les 
ressources  qu'il  renferme. 

(  Companion  to  iJie  life  assurance.) 


^^o^acjcs. 


LES   CIRCASSIE>S, 

LEURS  MOEURS  ET  LEURS  USAGES  (i). 


La  Circassie  est  une  contrée  presque  inconnue  des  Eu- 
ropéens 5  aussi  la  considère-t-on ,  en  général  ,  comme 
une  terre  inhospitalière;  opinion  tout-à-fait  injuste  et  qui 
contribue  pour  beaucoup  à  empêcher  ses  habitans  d'éta- 
blir des  relations  avec  des  peuples  plus  éclairés,  qui 
pourraient  leur  transmettre  les  bienfaits  de  la  civilisation. 
Les  côles  de  la  Circassie  ne  sont  fréquentées  que  par  les 
Turcs,  nation  peu  civilisatrice  et  bien  mal  disposée  pour 
adoucir  les  mœurs  et  faire  naître  le  goût  des  arts  et  de 
l'industrie  chez  les  peuples  qu'ils  fréquentent.  La  seule 
autre  nation  avec  laquelle  les  Circassiens  aient  quelques 
rapports  ,  c'est  la  Russie  qui  les  entoure  de  toutes  parts 
et  à  laquelle  ils  tiennent  par  des  liens  politiques.  Mais  ils 
sont  loin  de  montrer ,  dans  leurs  relations  commerciales 
avec  les  Russes ,  la  confiance  et  l'amillé  qu'ils  ont  pour 
les  Turcs,  avec  lesquels  ils  sont  en  rapport  depuis  une 
époque  très-reculée. 

Quelque  gloire  qu'il  y  ail  à  faire  la  conquête  d'un  pays 

(1)  Note  du  Tr.  La  Circassie  comprend  tout  le  versant  septen- 
trional du  Caucase  ,  et  s'étend  depuis  les  côtes  de  la  mer  Noire  jusqu'à 
la  Caspienne,  dont  elle  ne  se  trouve  séparée  que  parle Dagliislan.  Elle 
est  divisée  en  grande  vl  petite  Kabarda.  Ce  peuple  forme  une  république 
aristocratique  très-rcdoulable  ;  aussi  tous  les  courriers  russes  qui  ap- 
portent la  coiTCspondance  officielle  de  Mozdock  à  Vladikarkas  sont-ils 
accompagnés  de  150  hommes  de  cavalerie  et  de  deux  canons,  pour  ré- 
sister aux  attaques  de  diflércules  tribui  tàtarcs  qui  habitent  la  Cii'Cas»ic, 


LES  CIRCASSIENS  ,  LEURS  MOEURS  ET  LEURS  USAGES.   109 

par  les  armes ,  il  y  en  aurait  encore  plus  à  le  régénérer 
et  à  le  tirer  d'un  état  de  barbarie  tel  que  celui  dans 
lequel  sont  encore  plongés  aujourd'hui  les  Gircassiens. 
La  Circassle  offre  de  vastes  plaines  encore  incultes  qui 
n'attendent  que  la  main  d'un  agriculteur  habile  pour  pro- 
duire d'abondantes  récoltes.  Le  caractère,  les  mœurs,  les 
coutumes  et  la  religion  de  ce  peuple,  appellent  une  ré- 
forme qui  doit  placer  au  nombre  des  bienfaiteurs  des  na- 
tions celui  qui  parviendra  à  l'opérer.  On  verra,  par  l'es- 
quisse que  nous  allons  tracer  du  caractère  des  Gircassiens, 
la  mesure  des  difficultés  qu'offrirait' cette  grande  entre- 
prise, et  l'indication  des  moyens  qu'il  y  aurait  à  prendre 
pour  les  surmonter. 

Les  premiers  objets  qui  [frappent  la  vue  de  l'enfant 
laissent  ordinairement  dans  son  esprit  des  impressions  pro- 
fondes qui  doivent  former  la  base  de  l'homme  futur  5  l'é- 
ducation accomplit  le  reste.  Le  Gircassien  reçoit  le  jour,  et 
grandit  au  milieu  du  bruit  des  armes.  Tout  ce  qui  l'en- 
toure tend  sans  cesse  à  exalter  les  vertus  guerrières  ; 
aussi  à  mesure  que  ses  idées  s'étendent,  il  sent  naitre  en 
lui  cet  esprit  d'émulation  qui  le  porte  à  suivre  les  traces 
de  ceux  dont  il  entend  vanter  les  exploits.  Semblable  aux 
guerriers  de  l'antiquité  ,  il  ne  sait  pas  imposer  un  frein  à 
son  courage  au  milieu  d'une  bataille ,  et  ignore  même 
entièrement  l'art  de  combiner  ses  mouvemens.  Une  té- 
mérité aveugle  lui  fait  mépriser  le  danger  5  c'est  là  tout 
ce  qui  le  rend  formidable.  Gomme  les  Gircassiens  n'ont 
d'autre  profession  que  celle  des  armes  ,  leur  éducation  est 
adaptée  à  ce  genre  de  vie.  Il  est  rare  qu'un  enfant  soit 
élevé  sous  le  toit  paternel.  Le  droit  de  diriger  son  éduca- 
tion appartient  à  la  nation ,  mais  est  délégué  au  premier 
qui  s'offre  pour  être  son  atlik  (précepteur).  Lorsque 
plusieurs  compétiteurs  se  présentent  pour  cet  emploi  au- 


110  LES  ClUCASSIENS, 

quel  on  attache  une  haute  importance,  des  arbitres  dé- 
cident pendant  combien  de  tems  chacun  d'eux  sera  chargé 
de  l'enfant  dont  l'éducation  est  commencée  aussitôt  qu'il 
est  sorti  des  mains  de  sa  nourrice  5  quand  il  a  acquis  le 
degré  d'instruction  le  plus  élevé  dans  tous  les  exercices 
militaires,  lorsqu'il  peut  se  rendre  maître  du  cheval  le 
plus  indomptable ,  lorsqu'il  peut  supporter  la  faim  et  la 
fatigue  et  tenir  tète  à  l'ennemi ,  il  est  amené  en  triomphe , 
et  présenté  tout  armé  à  ses  parens. 

Si  l'on  cherche  la  cause  première  de  la  plupart  des 
habitudes  des  Circassiens ,  on  la  trouve  dans  cet  esprit 
belliqueux  qui  domine  toutes  leurs  actions  5  les  dissen- 
sions continuelles  qui  régnent  entre  les  différentes  tribus, 
justifient  ensuite  leurs  vols  et  les  actes  de  violence  aux- 
quels elles  se  livrent.  Les  représailles  qui  ne  manquent 
pas  de  suivre  augmentent  l'animosité  •  la  vengeance  et 
l'avarice  appellent  de  nouvelles  excursions  ,  et  l'habitude 
finit  par  rendre  le  brigandage  une  profession  honorable 
dans  laquelle  tous  cherchent  à  se  distinguer.  La  plus 
grande  insulte  que  l'on  puisse  faire  à  un  jeune  Circassien, 
c'est  de  lui  dire  qu'il  n'a  pas  encore  enlevé  une  tète  de 
bétail. 

Il  serait  inutile  de  chercher  dans  cette  contrée  des  do- 
cumens  historiques  de  quelque  valeur.  Les  seuls  monu- 
mens  littéraires  que  possèdent  les  Circassiens  sont  de  pe- 
tits poèmes  destinés  à  célébrer  les  hauts  faits  de  leurs 
héros.  Quant  à  leur  traditions,  elles  sont  confondues  avec 
ces  fables  dont  toutes  les  nations  de  l'Orient  sont  si  pro- 
digues. Aussi  la  partie  de  l'histoire  de  ce  peuple  digne  de 
quelque  confiance  ne  remonte  pas  au-delà  de  l'avant-der- 
nière  génération.  La  Gircassie  parait  avoir  subi ,  pendant 
ce  court  espace  de  tems,  une  grande  révolution  5  l'histoire 
de  ce  pays  commence  avec  les  princes  Sahu  et  Ghéhan , 


LELl'.S  MOELUS  KT  LKUKS  USAGES.  111 

dont  les  descendans ,  devenus  formidables  par  leur  nom- 
bre et  leur  courage,  avaient  étendu  leur  autorité  sur  toute 
la  contrée.  Mais  la  jalousie  qui  devait  exister  entre  deux 
familles  puissantes  amena  leur  ruine  commune.  De  nou- 
veaux chefs  les  remplacèrent  et  se  partagèrent  la  Circas- 
sie  en  autant  d'élats  féodaux  qu'ils  gouvernèrent  sous  le 
titre  de  princes.  Le  corps  de  la  nation  est  divisé  aujour- 
d'hui en  dix  étals  ou  tribus  qui  sont  désignées  par  les 
noms  suivans. 


1"  Notkaïtshs. 
2'  Shapsoughs. 
3'  Abalzaikhs. 
li^  Psedoughs. 
5'  Oubiglis. 


6'  Haliolais. 
7'  Kemkouis. 
8^  Abazes. 
9'  Benelneis. 
10^  Koubei-teis. 


De  fréquentes  dissensions  s'élèvent  entre  ces  différentes 
tribus,  qui  savent  cependant  se  réunir  lorsqu'un  danger 
extérieur  menace  leur  indépendance.  Tant  que  ces  peu- 
ples mépriseront  le  travail  productif  de  l'homme  et  regar- 
deront le  vol  et  le  pillage  comme  des  exploits  glorieux  , 
ces  divisions  intestines  leur  seront  nécessaires  pour  sub- 
venir à  leurs  besoins.  Les  individus  qu'ils  enlèvent  dans 
leurs  excursions  sont  le  principal  article  de  commerce 
qu'ils  font  avec  les  Turcs  (1),  et  si  ce  moyen  d'établir  la 

(1)  Les  Tui'cs  fournissent  aux  Ciixassiens  toutes  les  marcbandises 
cjuils  tirent  du  dehoi's.  Ce  commerce  consiste  principalement  en 
élofTes  de  différentes  espèces  ,  fabriquées  dans  la  IN'atolie ,  et  dont 
limpoiiation  annuelle  en  Cii'cassic  monte  à  environ  2,500,000  pias- 
tres. Les  autres  articles  importés  sont  le  sel ,  le  fer ,  l'acier ,  lor  ,  le 
fil  d  argent,  le  maroquin  ,  les  armes  ,  la  poudre  à  canon,  et  cjuelques 
pièces  de  poterie,  formant  environ  une  somme  de  500.000  piastres 
par  an.  Les  Circassicns  donnent  on  écliangc  de  la  cire  ,  du  miel  ,  des 
salaisons ,  différentes  espèces  de  peaux ,  soit  pour  la  tannerie ,  soit 
pour  les  fourrures ,  mais  les  esclaves  forment  la  partie  la  plus  impor- 
tante de  leurs  exportations. 


11-2  LES  CIRCASSIENS  , 

balance  avec  le  montant  des  importations  venait  à  leur 
manquer,  ils  seraient  bientôt  privés  des  eboses  les  plus 
nécessaires. 

Les  esclaves  qu'ils  se  procurent  dans  leurs  excursions 
sont  destinés  au  service  intérieur  de  la  maison  ,  à  la  cul- 
ture des  terres  ou  au  commerce  d'écbange  qu'ils  font 
avec  les  Turcs.  La  condition  de  ceux  qui  restent  dans  le 
pays  est  loin  d'être  aussi  pénible  que  celle  des  hommes 
qu'une  coutume  barbare  soumet  encore  àla servitude  chez 
des  nations  plus  civilisées.  Les  esclaves  qui  sont  employés 
à  l'agricullure  reçoivent  une  certaine  étendue  de  terrain 
qu'ils  doivent  cultiver  et  dont  ils  partagent  le  produit  avec 
leurs  maîtres  5  cette  part  suffit  toujours  pour  leur  fournir, 
et  au-delà  ,  les  objets  les  plus  indispensables  à  la  vie.  Ils 
peuvent  se  marier,  mais  leurs  enfans  restent  dans  la  même 
condition  qu'eux.  Cependant,  tous  ceux  qui  sont  expor- 
tés n'ont  pas  été  ,  comme  on  pourrait  le  croire,  faits  pri- 
sonniers à  la  guerre  j  il  y  a  parmi  eux  un  certain  nombre 
de  criminels  que  l'usage  ne  permet  pas  de  condamner  à 
mort  et  que  l'on  punit  en  les  privant  de  la  liberté  et  en 
les  chassant  du  pays.  On  voit  aussi  des  femmes  qui,  d'elles- 
mêmes  ,  demandent  à  être  vendues.  Pour  obtenir  l'ac- 
quiescement de  leurs  parens,  elles  disent  qu'elles  ont  fait 
le  serment  d'accomplir  cette  résolution  5  et  le  respect  que 
les  Circassiens  ont  pour  le  serment  les  empêche  de  s'op- 
poser à  cette  détermination.  Ce  désir  de  quitter  le  pays  a 
pour  mobile  l'ambition  ,   la  curiosité   et  surtout  l'espoir 
d'éviter  le  travail  continuel  auqu.-^l  les  femmes  de  toutes 
les  conditions  sont  soumises  en  Circassie;  il  leur  est  aussi 
inspiré  par  le  récit  de  celles  qui ,  après  avoir  passé  leur 
jeunesse  dans  les  harems  de  Conslanlinople,  s'en  revien- 
nent chargées  de  richesses.  Tout  ce  qu'elles  racontent,  à 
leur  retour,  des  délices  des  harems,  et  les  préscus  qu'elles 


LEURS  MOEURS  ET  LEURS  USAGES-  113 

rapporlent,  suffisent  pour  engager  quelques  jeunes  filles 
à  courir  la  même  carrière. 

Outre  le  traité  d'union  qui  existe  entre  les  familles  de 
la  même  tribu  ,  chaque  trilju  est  encore  liée  avec  une 
autre  par  une  alliance  spéciale.  Le  serment  d'union  et 
d'accord  prononcé  par  les  députés  respectifs  de  ces  tribus 
les  astreint  à  ne  rien  faire  qui  puisse  porter  préjudice  à 
la  tribu  alliée ,  à  se  prêter  un  secours  mutuel  dans  toutes 
les  occasions,  et  à  terminer  avec  une  justice  réciproque 
tous  les  différends  qui  peuvent  s'élever  entre  les  membres 
des  deux  tribus.  Celui  qui  viole  cet  engagement  est  puni 
d'une  forte  amende  5  et  s'il  y  a  récidive ,  il  est  vendu  aux 
Turcs  comme  parjure  et  ennemi  de  l'ordre  public.  Comme 
le  vol  est  le  sujet  le  plus  ordinaire  de  ces  discussions , 
lorsque  le  crime  est  prouvé  et  l'auteur  connu,  il  est  jugé  par 
les  anciens  et  condamné  pour  la  première  offense  à  resti- 
tuer sept  fois  la  valeur  de  l'objet  volé  ,  et  à  payer  une 
amende  de  neuf  têtesde  gros  bétail  quand  mêmel'objet  volé 
neseraitqu'unepoule.  Lemeurtiûer  estpunidelamêmema- 
nière^  lapunitionvariesuivantles  circonstances  qui  ont  ac- 
compagné le  crime  et  suivant  la  condition  de  la  victime.  Les 
anciens,  dans  ce  cas,  joignent  les  fonctions  de  médiateurs 
à  celles  déjuges  ,  et  sont  chargés  de  déterminer  la  somme 
qui  doit  être  payée  aux  parens  5  mais  l'argent  étant  plu- 
tôt considéré,  en  Circassie,  comme  un  article  d'échange 
que  comme  le  signe  d'une  valeur  réelle ,  ces  paiemens 
sont  faits  en  bétail ,  en  poterie ,  en  provisions ,  en  esclaves 
et  en  armes.  Il  est  rare  que  le  meurtrier  puisse  payer  seul 
l'amende  à  laquelle  il  est  condamné,  mais  ses  amis  et  ses 
parens  s'empressent  de  l'aider.  Une  indemnité  est  égale- 
ment donnée  aux  parens  d'une  personne  qui  est  tuée  par 
accident  5  dans  ce  cas  ,  les  anciens  recherchent  les  dilFé  • 
XI.  8 


114  LES  CIRCASSIENS  , 

rentes  causes  qui  ont  pu  amener  l'accident,  et  rèjjîent 
l'amende  d'après  le  de(]Té  de  criminalité  qu'ils  attachent  à 
cette  cause.  Une  semblable  loi ,  dans  un  pays  civilisé,  se- 
rait l'occasion  de  discussions  interminables;  mais  ici  il  est 
rare  que  les  anciens  éprouvent  de  l'embarras  dans  leurs 
jugemens.  Cependant,  quand  la  cause  est  trop  obscure,  les 
parties  noniment  des  arbitres  qui  sont  chargés  de  les  ré- 
concilier ou  de  juger  d'une  manière  définitive. 

Le  crime  le  moins  excusable  chez  les  Circassiens ,  c'est 
l'infraction  au  serment  que  l'on  a  fait  de  ne  causer  aucun 
dommage  à  ceux  avec  lesquels  on  est  allié.  Il  en  résulte 
qu'ilsne  reconnaissent  d'autre  loi  sociale  que  celle  qui  re- 
pose sur  la  foi  donnée,  et  que  là  où  il  n'existe  pas  de  traités, 
ils  ne  reconnaissent  que  la  loi  du  plus  fort.  Cependant, 
comme  on  respecte  généralement  dans  le  pays  toutes  les 
conventions  volontaires,  il  arrive  souvent  qu'avant  d'en 
venir  aux  mains,  on  essaie  de  s'entendre  par  l'intermé- 
diaire d'arbitres  :  dans  ce  cas,  un  nombre  égal  d'arbitres 
pris  dans  chacune  des  tribus  auxquelles  appartiennent  les 
parties  se  réunissent  dans  un  lieu  choisi  pour  la  confé- 
rence. On  les  place  ordinairement  à  une  certaine  dis- 
tance les  uns  d^s  autres,  afin  d'empêcher  une  surprise,  et 
des  cavaliers  portent  les  propositions  dun  cote'"  et  d'autre  , 
jusqu'à  ce  que  l'on  soit  d'accord  ou  que  l'on  ail  reconnu 
l'impossibilité  de  s'entendre. 

L'hospitalité  est  considérée  comme  sacrée  chez  les  Cir- 
cassiens; mais  pour  en  jouir  il  faut  s'être  fait  déclarer  leur 
ami  et  avoir  fait  choix  d'un  protecteur.  Cette  condition 
n'est  pas  difficile  à  remplir,  car  il  suffit  de  faire  un  petit 
présent  à  la  personne  (jue  l'on  choisit,  et  qui  est  toujours 
très-flattée  de  la  préférence.  Cette  personne  devient  le  Ao- 
na1<  de  l'étranger  et  répond  de  sa  conduite  envers  ses  coni- 


LEURS  MOElhS  ET  LEl'RS  USAGES.  115 

patriotes ,  en  même  tems  qu'elle  garantit  contre  toute  vio- 
lence la  personne  et  les  propriétés  de  son  hôte.  Aussitôt 
que  l'étranger  a  trouvé  cette  sauve-garde ,  il  est  reçu  par- 
tout avec  des  égards  et  une  cordialité  qui  lui  prouvent 
qu'on  est  très-salisfait  de  le  posséder. 

Malgré  la  disposition  au  pillage  et  au  brigandage  qui  est 
si  prononcée  chez  les  Circassiens  ,  ils  ont  cependant  une 
grande  douceur  de  caractère  et  leur  amitié  est  très-sùre  ; 
mais  une  certaine  hauteur  qui  tient  à  leur  éducation ,  et 
que  les  Turcs  leur  ont  rendue  habituelle,  exige  que  les 
premières  avances  soient  faites  par  ceux  qui  veulent  s'as- 
surer leur  bonne  volonté.  Il  est  facile,  en  stimulant 
leur  amour-propre  par  quelques  flatteries  et  par  un  présent 
de  peu  de  valeur ,  de  s'insinuer  dans  leurs  bonnes  grâces 
et  d'en  obtenir  alors  tout  ce  que  l'on  désire. 

On  retrouve  chez  eux  les  mêmes  cérémonies  et  la  même 
méthode  d'adoption  qui  sont  en  usage  chez  plusieurs  tri- 
bus indiennes.  La  femme  présente  son  sein  à  celui  qui  est 
adopté.  L'étranger  qui  a  été  naturalisé  de  cette  manière  et 
qui  désire  se  fixer  dans  le  pays  peut  facilement  s'y  ma- 
rier, et  alors  il  se  trouve  immédiatement  lié  à  un  grand 
nombre  de  familles,  car  les  degrés  de  parenté  sont  très- 
étendus.  Mais  siles  Circassiens  observent  avec  tant  d'exac- 
titude les  lois  de  l'hospitalité  à  l'égard  de  ceux  à  qui 
ils  l'ont  accordée,  malheur  à  celui  qui  tombe  entre  leurs 
mains  sans  l'avoir  obtenue  ,  car ,  d'après  leurs  principes 
de  ne  tenir  qu'à  ce  qu'ils  ont  promis  ,  ils  considèrent 
comme  ennemis  tous  ceux  qui  n'ont  pas  demandé  de 
Konak  ,  et  les  laissent  au  pouvoir  du  premier  qui  peut 
s'en  emparer. 

Les  navires  qui  font  naufrage  sur  leurs  côtes,  et  même 
ceux  qui ,  sans  avoir  fait  naufrage  ,  sont  cependant  inca- 
pables de  résister  à  leurs  attaques  ou  de  les  éviter,   sont 


116  LES  CIRCASSIENS, 

réputés  de  bonne  prise ,  et  les  hommes  qui  les  montent 
sont  soumis  à  l'esclavage.  Mais  ils  peuvent  se  faire  rache- 
ter :  le  rachat  n'est  jamais  refusé,  et  il  est  bien  rare  que  la 
somme  demandée  dépasse  1 8  à  24  liv.  st.  (450  à  600  fr.),  à 
moins  que  les  prisonniers  n'appartiennent  à  un  rang  élevé. 

On  retrouve  dans  la  croyance  religieuse  des  Gircassiens 
des  traces  du  christianisme,  qui  leur  fut  probablement 
apporté  par  quelque  croisé  échappé  aux  malheurs  des 
expéditions  en  Terre-Sainte,  ou  par  les  Génois,  qui  avaient 
des  élablissemens  en  Circassie  à  l'époque  où  ils  étaient  les 
maîtres  de  la  mer  Noire.  Ils  reconnaissent  un  être  su- 
prême, une  mère  de  Dieu,  et  plusieurs  puissances  célestes 
d'un  ordre  secondaire  qu'ils  appellent  apôtres.  Ils  croient 
à  l'immortalité  de  l'ame  et  à  une  vie  future  qui  sera  réglée 
suivant  la  manière  dont  ils  auront  vécu  ici-bas.  Cepen- 
dant,  là  comme  ailleurs,  on  s'inquiète  fort  peu  de  cet 
avenir ,  car,  en  attendant,  rien  n'est  négligé  pour  se  pro- 
curer tout  ce  qui  peut  embellir  la  vie  terrestre. 

Les  forêts  sont  leurs  temples  ,  et  une  croix  placée  sur 
un  arbre  indique  un  autel  sur  lequel  ils  offrent  leurs  sa- 
crifices. L'un  des  anciens  de  l'assemblée  ofîicie  comme 
ministre  ^  placé  à  côté  de  la  croix  ,  couvert  d'un  manteau 
de  bure  et  la  tète  nue,  il  commence  par  un  sacrifice  pro- 
pitiatoire. La  victime  offerte  àla  divinité  est  ordinairement 
un  mouton  ou  une  chèvre,  quelquefois  un  bœuf  dans  les 
grandes  solennités.  Le  prêtre  prend  une  bougie  placée  au- 
près de  l'autel,  et  brûle  quelques  poils  de  l'animal  à  l'endroit 
où  il  doit  être  frappé  ^  il  verse  ensuite  un  peu  de  hoiiza  (1) 
sur  la  tête,  et  après  une  courte  prière,  il  ordonne  qu'il 
soit  immolé.  La  tête  de  la  victime  est  offerte  à  la  divinité 


(1)  Liqueur  qu'ils  obticmicnt  de  la  fermcntatiou  do  la  farine  de 
llùllet  daus  l'eau, 


LEURS  MOEURS  ET  LEURS  USAGES.  HT* 

et  attachée  à  un  pilier,  à  peu  de  distance  de  l'autel.  La  peau 
appartient  au  prêtre  officiant ,  et  les  autres  parties  de  l'a- 
nimal sont  préparées  pour  fournir  un  repas  à  l'assemblée. 

Plusieurs  jeunes  gens,  la  plupart  esclaves  du  prêtre,  se 
tiennent  derrière  lui ,  ayant  à  la  main  des  coupes  de 
bonza  et  des  tranches  de  pain.  Aussitôt  que  le  sacrificeest 
consommé ,  le  prntre  prend  un  morceau  de  pain  d'une 
main  et  de  l'autre  une  coupe,  puis  les  élevant  vers  le 
ciel,  il  invoque  la  grâce  du  Tout-Puissant,  et  les  offre 
au  plus  ancien  de  la  réunion.  Il  reçoit  alors  des  mains  de 
ses  assistans  une  nouvelle  coupe  et  un  nouveau  morceau 
de  pain  qu'il  offre  encore  à  l'un  des  plus  anciens  ,  après 
avoir  répété  la  même  cérémonie.  Avant  déterminer,  il 
fait  connaître  le  jour  où  sera  célébré  le  prochain  sacrifice, 
dont  il  fixe  l'époque  à  sa  volonté  ,  mais  il  doit  avoir  lieu 
une  fois  par  semaine,  et  seulement  le  samedi,  le  diman- 
che, le  lundi  ou  le  mardi  ;  jamais  un  autre  jour. 

Il  proclame  aussi  les  objets  qui  ont  été  trouvés  ou 
perdus ,  mais  on  entend  rarement  parler  de  ces  derniers; 
on  sert  ensuite  le  repas ,  qui  est  composé  des  débris  de  la 
A'ictime  et  des  mets  que  chacun  des  assistans  a  eu  le  soin 
d'apporter.  Outre  ces  fêles  hebdomadaires ,  les  Circassiens 
en  célèbrent  plusieurs  autres.  Celle  de  Merciine,  ou  de  la 
mère  de  Dieu ,  arrive  dans  le  mois  de  septembre.  On  ne  sait 
pourquoi  ils  la  nomment  la  mère  de  Dieu  :  Blerhne  est 
simplement  la  patrone  des  abeilles.  La  tradition  rapporte 
que  le  tonnerre  avant  un  jour ,  dans  sa  fureur ,  exterminé 
tous  ces  industrieux  insectes ,  Mercime  en  cacha  un  dans 
les  plis  de  sa  robe ,  et ,  grâce  à  ce  soin ,  l'espèce  en  fut 
conservée. 

Vers  le  printems,  ils  célèbrent  la  fête  de  saint  Sozerlsé  j 
qui  fut  un  grand  navigateur  et  auquel  les  vents  et  les  vagues 
sont  soumis.  Parmi  leurs  autres  fêtes,  nous  citerons  seu-i 


118  LES  CIRCASSIEXS, 

lement  celle  des  morts,  que  chaque  famille  célèbre  en  par- 
ticulier j  celle  du  premier  de  l'an ,  et  enfin  celle  du  ton- 
nerre, pour  lequel  ils  ont  une  grande  vénération.  En 
examinant  avec  quelque  attention  le  motif  bizarre  de  ces 
fêles  et  de  ces  cérémonies,  il  est  facile  de  reconnaître  que 
la  religion  des  Circassiens  n'est  qu'un  mélange  des  fables 
de  Tidolàtrie  avec  les  mystères  du  christianisme. 

Leurs  repas  sont  servis  comme  ceux  des  Turcs  sur  de 
petites  tables  rondes,  et  les  plats  se  succèdent  avec  assez 
de  rapidité.  L'étranger  mange  seul  5  le  maître  de  la  mai- 
son avec  toute  sa  famille,  à  l'exception  des  femines,  sellent 
respectueusement  auprès  de  la  table.  Les  femmes  mangent 
dans  une  pièce  séparée  et  sont  très-honteuses  quand  un 
homme  les  surprezid  à  table.  Les  Circassiens,  à  l'exemple 
des  Turcs,  ne  se  servent  que  de  cuillers  de  bois;  leurs 
doigts  remplacent  les  fourchettes,  et  jamais  ils  ne  se 
mettent  à  table  sans  invoquer  la  bénédiction  de  Dieu. 
Leur  seul  aliment  est  le  millet  bouilli  avec  un  peu  de  sel  5 
aussitôt  qu'il  esta  moitié  cuit,  ils  retirent  l'eau,  qui  leur 
sert  de  boisson,  et  ils  continuent  d'agiter  le  grain  avec  une 
spatulejusqu'à  ce  qu'il  ait  acquis  la  consistance  d'une  pâte 
épaisse,  qu'ils  versent  sur  une  table  pour  la  faire  refroidir. 
Quelquefois  ,  au  lieu  de  millet ,  ils  emploient  la  farine  de 
froment,  surtout  dans  les  grandes  solennités  et  dans  les 
cérémonies  religieuses.  Quoiijue  le  houza  soit  la  boisson 
ordinaire  du  pays,  on  cultive  cependant  la  vigne  dans 
quelques  districts ,  car  les  Circassiens  aiment  beaucoup  le 
vin  et  l'eau-de-vie  ;  ceux  même  qui  sont  mahométans  ne 
se  font  pas  scrupule  de  violer  la  loi  du  Prophète. 

La  sobriété  à  laquelle  les  Circassiens  sont  en  général 
habitués  leur  est  d'une  grande  utilité  dans  leurs  expédi- 
tions militaires.  Chaque  cavalier  porte  un  petit  sac  plein 
de  millet  bouilli  qu'il  attache  à  sa  selle  j  celle  nourritu  e 


LEURS  MOELT.S  ET  LELT.S  USAGES.  119 

seule  leur  suffit  pendant  plusieurs  jours.  C'est  sans  doute 
à  cette  sobriété  que  ces  peuples  sont  redevables  d'une  lon- 
gévité si  remarquable.  Les  maladies  sont  rares  en  Circassie, 
et  si  ce  n'était  la  peste  et  la  pelile-vérole  qui  y  régnent 
fréquemment ,  la  population  prendrait,  dans  ce  pays,  plus 
d'accroissement  que  partout  ailleurs.  Leurs  rapports  avec 
les  Turcs  les  exposent  constamment  aux  ravages  du  pre- 
mier de  CCS  fléaux  contre  lequel,  au  reste,  ils  ne  prennent 
aucune  précaution.  Ce  n'est  pas  que  les  Circassiens  se 
soumettent ,  comme  les  Turcs ,  à  la  doctrine  du  fatalisme  j 
mais  c'est  parce  que  leur  ignorance  les  empêche  de  con- 
naître les  moyens  à  opposer  à  la  peste,  tandis  qu'ils  pour- 
raient emplover  avec  succès  une  partie  de  ceux  qu'ils 
opposent  aux  progrès  de  la  petite-vérole.  Aussitôt  qu'un 
individu  en  est  atteint,  ils  le  placent  dans  une  hutte  sépa- 
rée qui  ne  peut  être  visitée  que  par  les  personnes  qui  déjà 
ont  eu  celle  maladie  ^  et  celles  qui  soignent  le  malade  sont 
renfermées  avec  lui.  Tous  ses  parens  prennent  le  deuil , 
c'est-à-dire  qu'ils  cessent  de  travailler  et  ne  se  lavent  ni 
les  mains  ni  la  figure  5  ils  ne  se  coupent  pas  les  ongles  et 
ne  changent  pas  de  vélemens  pendant  tout  le  teras  que 
le  malade  est  en  danger.  Lorsqu'il  est  complètement  réta- 
bli, ils  célèbrent  sa  guérison  par  un  sacrifice  et  des  ré- 
jouissances. 

Les  médecins  ne  manquent  pas  en  Circassie,  mais  ils 
sont  tous  d'une  ignorance  étonnante ,  aussi  mélent-ils  sans 
cesse  la  superslilion  à  leurs  procédés  thérapeutiques.  La 
plupart  sont  Turcs 5  le  plus  petii  nombre  est  originaire 
de  Circassie.  Les  premiers  n'emploient  pour  tout  remède 
que  quelques  versets  du  Coran  et  des  amulettes.  Les  Cir- 
cassiens  suivent  une  marche  un  peu  plus  rationnelle  ^  les 
herbes,  leJjeurre,  la  cire,  le  miel  et  la  saignée  forment  la 
base  de  leur  pratique  j  ils  emploient  surtout  la  dernière  dans 


Î20  LES  CiRCASSlEKS, 

les  maladies  de  tète. Ils  pratiquent  une  incision  avec  un  fer 
tranchant  sur  la  partie  douloureuse,  et  arrêtent  ensuite 
le  sang  avec  du  coton.  Ils  jouissent  spécialement  d'une 
grande  renommée  dans  le  traitement  des  plaies ,  pour  le- 
quel ils  n'emploient  que  des  substances  végétales ,  mais  le 
cérémonial  qu'ils  suivent  dans  ce  traitement  est  assez  cu- 
rieux pour  être  rapporté. 

Le  malade  est  placé  dans  une  chambre  séparée  ;  au  pied 
de  sou  lit  on  dépose  un  soc  de  charrue ,  un  marteau  et  une 
coupe  d'eau  danslaqueileestunœuf  frais.  Les  personnes  qui 
viennent  le  visiter  frappent  en  entrant  trois  coups  avec  le 
marteau  sur  le  soc  de  la  charrue,  et  plongent  leurs  doigts 
dans  Veau  ;  ils  en  aspergent  le  malade,  et  prient  en  même 
tems  Dieu  de  le  rendre  promptcment  à  la  santé  ;  ensuite 
ils  se  rangent  au  bout  de  la  chambre.  Celui  qui ,  par  ha- 
sard, prend  le  siège  du  médecin  lui  paie  une  amende; 
ce  petit  impôt  est  le  principal  émolument  que  touche  le 
fils  d'Escnlape.  On  passe  ordinairement  la  nuit  entière 
dans  l'appartement  du  malade,  et  l'on  y  soupe  avec  les 
parens  et  les  amis.  Dans  la  soirée,  les  jeunes  gens  des 
deux  sexes  viennent  à  cette  assemblée,  précédés  d'une 
flùle  et  d'un  instrument  qui  ressemble  beaucoup  à  un 
luth.  Les  jeunes  garçons  se  rangent  d'un  côté  de  la 
chambre  et  les  jeunes  filles  de  l'autre,  et  commencent  un 
chant  guerrier.  Les  filles  dansent  ensuite  des  rondes,  les 
insirumens  jouent  pendant  quelque  tems,  enfin  le  récit 
d  une  fable  précède  le  souper.  Aussitôt  que  ce  repas  est 
terminé,  on  se  livre  à  différens  jeux  plus  ou  moins  bruyans, 
et  qui  se  succèdent  avec  une  certaine  régularité. 

Telle  est  la  manière  dont  s'écoule  la  première  nuit, 
pendant  laquelle  personne  ne  songe  à  dormir.  Ce  qui  est 
plus  étonnant,  c'est  que  le  malade  ne  paraît  nullement 
incommodé  parle  bruit,  soit  que  la  crainte  de   passer 


LEURS  MOELT.S  ET  LELT.S  USAGES.  121 

pour  pusillanime  lui  fuisse  dissimuler  la  douleur  qu'il 
éprouve,  soit  plutôt  que  les  chants  guerriers  raniment  son 
courage  et  relèvent  ses  forces ,  soit  enfin  que  la  gai  té  qui 
règne  autour  de  lui  agisse  comme  un  calmant,  il  est  cer- 
tain qu'il  n'en  parait  point  affecté  ,  et  que  les  efforts  qu'il 
est  obligé  de  faire  ne  nuisent  point  à  son  rétablissement. 
Mais  si  la  gaité  entoure  le  blessé  ,  pour  adoucir  ses  souf- 
frances ,  sa  mort  est  honorée  par  tout  ce  que  le  chagrin 
le  plus  vif  peut  inspirer.  Les  pleurs  et  les  cris  des  femmes 
qui  sont  dans  la  maison  annoncent  son  décès ,  et  la  nou- 
velle en  est  aussitôt  répandue  dans  le  voisinage.  Les  amis 
et  les  voisins  de  la  mère  ou  de  la  femme  du  guerrier  qui 
vient  de  terminer  sa  carrière  viennent  pleurer  avec  la 
famille  du  défunt.  L'objet  de  ces  visites  n'est  pas  d'appor- 
ter des  consolations  aux  survivans  ;  c'est  un  dernier  adieu 
donné  au  compagnon  d'armes;  ce  sont  les  hauts  faits  du 
guerrier  qu'on  vient  célébrer. 

On  lave  le  corps  du  défunt,  puis  on  lui  coupe  les  che- 
veux ,  et ,  après  l'avoir  entièrement  vêtu  d'habits  neufs  , 
on  l'étend  sur  une  natte  posée  par  terre.  Sur  une  autre 
natte  est  un  coussin  neuf  sur  lequel  sont  étalés  les  ha- 
bits les  plus  riches  du  décédé.  Ses  armes  sont  disposées  en 
trophée  à  l'entrée  de  la  cour  et  indiquent  que  la  maison 
est  en  deuil.  C'est  après  les  avoir  dépassées  que  les  visi- 
teurs commencent  h  faire  entendre  leurs  lamentations. 
Les  hommes  cependant  sont  moins  bruyans  que  les  femmes 
dans  l'expression  de  leur  douleur.  Ils  arrivent  avec  les 
yeux  rouges  qu'ils  cachent  d'une  main  ,  tandis  que  de 
l'autre  ils  se  frappent  la  poitrine  avec  force.  Ils  se  mettent 
à  genoux  sur  la  natte  qui  est  à  coté  du  corps ,  et  restent 
dans  cette  posture  pleurant  et  se  frappant  la  poitrine, 
jusqu'à  ce  qu'on  les  relève  en  leur  disant  :  «  C'en  est  as- 


122  LES  CIRCASSIEXS, 

sez.  ))  On  leur  donne  ensuite  de  l'eau,  et  après  s'être  lavé 
les  mains  et  la  figure,  ils  vont  offrir  leurs  complimens  de 
condoléance  aux  habitans  de  la  maison.  La  coutume  exige 
que  le  mort  soit  enterré  dans  les  vingt-quatre  heures  qui 
suivent  son  décès.  Pendant  qu'on  fait  à  la  maison  le  sacri- 
fice expiatoire  ,  dont  les  viandes  servent  au  repas,  partie 
importante  de  la  cérémonie,  plusieurs  jeunes  gens  vont 
préparer  la  fosse,  et,  quand  tout  est  disposé,  le  cortège 
s'avance  vers  le  lieu  destiné  à  recevoir  le  corps.  Les  an- 
ciens marchent  en  tète  récitant  les  prières,  et  derrière 
eux  vient  la  bière  entourée  des  parens,  des  amis  et  des 
voisins  du  défunt.  Les  femmes  ferment  le  convoi,  tenant 
un  mouchoir  de  poche  dans  chaque  main,  et  offrant 
tous  les  signes  du  plus  profond  chagrin.  La  femme,  la 
mère  et  les  plus  proches  parentes  s'arrachent  ordinaire- 
ment les  cheveux,  se  déchirent  la  figure  et  se  livrent  à 
d'autres  actes  de  désespoir  dont  elles  conservent  les  mar- 
ques pendant  long-tems. 

Quand  la  cérémonie  est  terminée,  on  dépose  sur  la  tombe 
une  partie  des  viandes  du  sacrifice  avec  du.  pasla  et  du 
houza,  destinés  auxpassans  qui  en  profitent  en  bénissant 
mille  fois  la  mémoire  du  mort.  Toutes  les  personnes  qui 
faisaient  partie  du  cortège  reviennent  àla  maison  mortuaire 
où  un  repas  copieux  les  attend,  et  la  cérémonie  se  termine 
par  un  tir  à  la  cible,  La  mémoire  du  défunt  est  célébrée 
dans  un  poème  qui  contient  sa  biographie,  et  passe  à  la 
postérité  si  ses  exploits  en  sont  dignes.  Ces  romances  sont 
les  seuls  monumens  littéraiies  que  les  Circassiens  aient 
conservé  de  leur  histoiie.  Mais  c'est  l'année  suivante,  à 
l'anniversaire  de  la  fête ,  que  les  parens  étalent  toute  la 
pompe  (jui  est  on  leur  pouvoir.  Le  nombre  des  victimes 
immolées  dans  celte  occasion  est  quelquefois  de  cinquante. 


LEURS  MOEURS  ET  LEURS  USAGtS.  123 

et  chaque  famille  apporte,  en  outre,  quelques  mets  qu'elle 
ajoute  à  l'immense  quantité  de  viande  que  fournissent 
toutes  ces  victimes. 

Le  jour  de  l'anniversaire,  qui  est  annoncé  plusieurs  se- 
maines à  l'avance ,  ils  se  rassemblent  sur  le  terrain  consa- 
cré qui  occupe  un  vaste  espace  parsemé  de  pierres  funé- 
raires. Les  habits  et  les  armes  du  défunt  sont  placés  sur  sa 
tombe  avec  plusieurs  morceaux  d'étoffe  de  différentes 
couleurs;  lorsque  les  parens  sont  riches,  ils  y  ajoutent 

i  une  cotte  de  mailles,  des  chevaux  et  des  esclaves,  ainsi  que 
les  objets  destinés  aux  prix  de  la  course. 

t  La  fête  s'ouvre  par  une  triple  décharge  de  toutes  les 
armes  à  feu  qui  appartenaient  à  ceux  dont  on  célèbre  la 
mémoire,  et  les  femmes  chantent  leurs  louanges;  ensuite, 
quatre  des  plus  proches  parens  marchent  autour  de 
chaque  tombe,  menant  par  la  main  leurs  chevaux  nouvel- 
lement harnachés;  ils  tirent  quelques  gouttes  de  sang  de 
leurs  oreilles,  qu'ils  offrent  en  libation  au  mort  en  disant  : 

j  a  C'est  pour  toi.  »  Chacun  d'eux  prend  ensuite  un  des 
morceaux  d'étoffe  qu'il  développe  comme  un  drapeau  et 
s'élance  sur  son  cheval,  dont  il  précipite  la  course.  Tous 
les  autres  cavaliers  se  mettent  à  leur  poursuite,  afin  de 
s'emparer  des  morceaux  d'étoffe  que  les  premiers  tiennent 
à  honneur  de  ne  pas  laisser  prendre  pour  le  présenter  aux 
dames  qui  assistent  à  la  cérémonie. 

Au  milieu  de  ces  fêtes  et  de  ces  jeux,  on  observe  tou- 
jours une  certaine  galanterie  envers  le  beau  sexe  ;  ceux 
qui  gagnent  les  prix  ne  les  reçoivent  que  pour  venir  les 
offrir  aux  femmes,  et  dans  toutes  les  occasions  les  Cir- 
cassiens  leur  témoignent  une  grande  considération.  Si  un 
cavalier  rencontre  une  femme  sur  sa  roule,  il  met  pied  à 
terre  et  la  prie  de  monter;  si  elle  refuse,  il  reste  à  pied  et 
marche  auprès  d'elle  jusqu'à  l'endroit  où  elle  cesse  de 


124  LES  CmCASSIElVS  , 

suivre  le  même  chemin.  ]Mais,  malgré  ces  marques  de 
respect  pour  les  femmes ,  on  ne  les  laisse  pas  mener  une 
vie  oisive  ^  elles  sont  obligées  de  partager  avec  les  esclaves 
tous  les  travaux,  et  pendant  que  ces  derniers  sont  occu- 
pés à  la  culture  des  champs,  les  femmes  sont  chargées  de 
tous  les  soins  et  de  tous  les  détails  de  1" intérieur  de  la 
maison.  Les  femmes  riches  elles-mêmes  qui,  par  le  nombre 
de  leurs  esclaves,  sont  débarrassées  des  soins  du  ménage, 
ne  cessent  pas  de  s'occuper  de  ce  qui  regarde  l'habille- 
ment. Elles  travaillent  non  seulement  pour  leur  famille, 
mais  encore  pour  les  étrangers  qui  peuvent  avoir  besoin 
de  leur  secours.  Ceux-ci  leur  fournissent  les  matériaux 
qu'elles  doivent  confectionner ,  et  ne  les  remercient  même 
pas  de  leur  travail,  car  leur  industrie  est  considérée 
comme  appartenant  au  public.  Elles  font  preuve  de  beau- 
coup de  goût  et  d'intelligence  dans  tous  leurs  travaux  j  les 
garnitures  des  vêtemens  et  des  chaussures  qu'elles  font  en 
tresses  de  fil  d'or  et  d'argent  sont  de  la  plus  grande  déli- 
catesse, et  si  on  les  suit  dans  leur  travail ,  on  est  surpris 
de  l'art  et  du  talent  avec  lesquels  elles  exécutent  les  dé- 
tails les  plus  minutieux. 

Au  reste ,  les  Circassiennes  sont  loin  d'être  soumises  à  la 
règle  généralement  suivie  dans  l'Orient  où  les  femmes  sont 
séparées  de  la  société  des  hommes  ^  elles  jouissent  d'une 
liberté  entière,  et  n'en  abusent  pas.  Les  lois  de  la  chasteté 
V  sont  connues  et  observées.  C  est  sans  doute  par  un  excès 
de  délicatesse  pour  ces  lois  que  la  coutume  empêche  aux 
jeunes  mariés  de  se  trouver  ensemble  en  société,  et  sur- 
tout en  présence  de  leur  jiarens:  s'ils  viennent  à  se  ren- 
contrer par  hasard,  et  que  la  femme  soit  surprise  par  l'ar- 
rivée inattendue  de  son  mari ,  les  autres  femmes  la  cachent 
en  se  mettant  devant  elle^  si  c'est,  au  contraire,  le  mari  qui 
est  surpris ,  il  se  sauve  par  la  fenêtre. 


LEURS  MOEUnS  ET  LEURS  USAGES.  125 

En  général,  les  Circassiennes  sont  assez  jolies,  mais 
leur  beauté  est  loin  de  mériter  la  haute  renommée  qu'elle 
a  obtenue  5  leur  taille  est  fine  et  élancée,  mais  cette  con- 
formation s'observe  également  chez  les  hommes.  Elle  lient  à 
l'habitude  où  ils  sont  les  uns  et  les  autres  de  se  serrer 
fortement  dès  la  plus  tendre  enfance  ,  les  garçons  avec 
une  ceinture,  et  les  petites  filles  avec  un  corset  de  maro- 
quin cousu  sur  le  corps  ,  qu'elles  ne  changent  que  quand 
il  est  déchiré,  et  qu'elles  ne  quittent  pas  jusqu'à  leur  ma- 
riage. C'est  le  mari  qui  le  détache  avec  son  poignard  la 
première  nuit  des  noces.  Cependant  la  délicatesse  des 
formes  chez  les  Circassiens  dépend  aussi  beaucoup  de 
leur  sobriété  et  de  leur  tempérance,  car  les  femmes  qui 
vont  dans  les  harems  turcs  y  acquièrent  beaucoup  d'em- 
bonpoint. 

Les  Circassiens,  à  leur  mariage,  paient  aux  parens  delà 
future  un  douaire  qui  se  compose  d'armes  ,  de  chevaux  , 
de  troupeaux,  suivant  la  fortune  des  parties^  s'ils  sont 
du  premier  rang ,  ils  offrent  toujours  une  cotte  de  maille 
du  prix  de  2,000  à  3,000  piastres.  Lorsque  deux  jeunes 
gens  veulent  se  marier ,  le  jeune  homme  fait  demander  la 
fille  à  ses  parens;  s'ils  y  consentent ,  le  père  va  arranger 
l'affaire  du  douaire ,  dont  la  moitié  est  payée  lors  du  ma- 
riage ,  et  le  reste  à  une  époque  convenue.  Une  fois  ces  pré- 
liminaires achevés,  le  jeune  homme,  accompagné  de  plu- 
sieurs de  ses  amis,  rencontre  sa  fiancée  pendant  la  nuit, 
l'enlève  et  la  conduit  chez  la  femme  d'un  ami  des  deux 
familles. 

Le  lendemain  on  célèbre  les  noces  ;  tous  les  parens  et 
les  amis  réunis  se  partagent  en  deux  groupes,  dont  l'un  se 
rend  à  la  maison  de  la  fiancée ,  et  l'autre  accompagne  le 
futur  pour  la  réclamer.  Tous  sont  armés  de  bâtons  avec 
lesquels  ils  feignent  pendant  quelques  iustans  de  se  livrer 


126  LES  CIP.CASSIESS  , 

un  combat,  qui  cesse  aussitôt  qu'on  voit  apparaître  la 
mariée  que  l'époux  amène  en  criant  :  Victoire!  Toute  la 
réunion  le  suit  en  triomphe  jusqu'à  la  demeure  du  mari, 
où  un  festin ,  de  la  musique  et  des  danses  les  attendent. 
Ces  réjouissances  durent  cinq  à  six  jours,  pendant  lesquels 
le  marié  n'y  prend  aucune  part;  car  ,  ainsi  que  nous  l'a- 
vons déjà  dit,  la  coutume  ne  permet  pas  que  les  jeunes 
mariés  se  trouvent  dans  la  même  société.  11  a  donc  soin 
de  se  cacher  dans  le  voisinage  pendant  le  jour  5  ses  amis 
viennent  le  soir  le  prendre  dans  le  lieu  de  sa  retraite  pour 
le  conduire  à  la  chambre  de  sa  femme 5  et,  au  lever  du 
jour,  il  disparait  encore.  11  doit  se  cacher  ainsi  pendant 
deux  mois.  11  est  encore  obligé  d'exprimer  les  mêmes  sen- 
timens  de  pudeur  toutes  les  fois  qu'il  devient  père.  Aus- 
sitôt qu'on  le  lui  annonce,  il  quille  sa  maison  et  n'ose  v 
retourner  pendant  plusieurs  jours,  si  ce  n'est  vers  la  nuit. 
La  naissance  de  l'enfant  n'est  célébrée  par  aucun  acte  re- 
ligieux ;  la  femme  lui  donne  un  nom,  et  si  c'est  un  garçon, 
Vatlick  s'en  charge  immédiatement. 

Les  Circassiens  ne  sont  pas  sans  capacité  pour  les  arts 
mécaniques,  mais  ils  en  sont  détournés  par  leur  dégoût 
pour  le  travail.  Cependant  quelques-uns  de  leurs  produits 
sont  faits  avec  goût,  et  l'on  y  découvre  le  véritable  indice 
du  talent.  Malheureusement  celle  disposition  est  ^ans  ré- 
sultat à  cause  de  l'indolence  de  leur  caractère  et  de  l'ab- 
sence de  maitres  propres  à  en  faciliter  le  développement. 
Elle  se  manifeste  cependant  avec  une  grande  supériorité 
dans  les  objets  de  luxe,  auxquels  ils  altachent  une  grande 
importance.  Ainsi,  la  monture  de  leurs  armes,  la  trempe 
de  l'acier  et  leur  damasquinage  ne  laissent  rien  à  désirer. 
Ils  ont  surtout  une  méthode  pour  polir  l'argent  jusqu'ici 
inimitable;  les  ornomcns  de  ce  métal  dont  ils  enrichissent 
leurs  armes  sont  exécutés  de  la  manière  la  plus  délicate,  et 


LF.Lr.5  .MOEir.5  F.T  LFARS  USAGES.  127 

-  en  général .  tout  ce  qui  concerne  leur  équipement ,  ne  le 
cède  en  rien  aux  objets  de  même  genre  confectionnés  en 
Europe. 

Leurs  vètemens  ressemblent  à  ceux  des  anciens  cheva- 
liers français  ;  en  avant  et  de  chaque  côté  de  l'habit  ils 
ont  une  poche  qui  contient  dix  ou  douze  petites  boites  de 
bois,  dont  ils  se  servent  comme  de  gibernes-,  elles  sont  recou- 
vertes de  maroquin  ,  et,  tout  en  faisant  ressortir  leur  poi- 
trine ,  elles  ajoutent  encore  à  l'élégance  de  leurs  formes.  Ils 
sont  tous  cavaliers  et  portent  pour  armes  un  sabre  courbé 
sans  garde,  un  pistolet,  un  poignard  et  un  mousquet  al- 
banais ou  un  arc.  Lorsqu'ils  entrent  dans  une  maison,  ils 
suspendent  leurs  armes  à  la  muraille,  et  ne  gardent  que  le 
poignard.  Ils  chargent  leur  movisquet  à  balle,  et  pour  le 
tirer  ils  l'appuient  sur  deux  morceaux  de  bois  de  quatre 
pieds  de  hauteur,  qu'ils  plantent  en  terre  en  les  croisant. 
Les  Turcs  leur  fournissent  des  canons  et  des  armes  à  feu; 
mais  on  en  trouve  beaucoup  dans  le  pavs  qui  portent  le 
nom  de  Lazzaro  Lazzarîni,  ancien  armurier  de  Venise. 

Presque  tous  les  princes  ont  une  cotte  de  mailles  et  des 
brassards  d'acier  qui  leur  couvrent  les  mains  et  les  bras 
depuis  le  coude,  et  dont  ils  se  servent  comme  d'un  bou- 
clier pour  parer  les  coups  de  sabre.  Leur  tète  est  cou- 
verte d'un  casque  d'acier  attaché  à  la  cotte  de  mailles ,  et 
le  tout  forme  une  espèce  de  capuchon  qui  ne  laisse  voir 
que  la  portion  de  la  figure  comprise  entre  les  sourcils  et 
la  bouche.  Ils  tirent  ces  armes  de  la  Perse;  mais  depuis 
que  leur  frontière  a  été  éloignée  par  les  conquêtes  de  la 
Russie,  il  est  bien  difficile  d'en  obtenir;  aussi  le  prix  en 
est-il  considérablement  augmenté.  Ils  regardent  les  cottes 
de  mailles  comme  l'une  de  leurs  principales  richesses  :  rien 
n'est  plus  naturel  pour  un  peuple  guerrier  que  d'atta- 


128  LES  CIRCASSIEXS,  * 

cher  une  ha  ute  imporlance  à  la  beauté  des  armes  :  aussi 
est-ce  à  se  procurer  ces  objets  que  les  Gîr  cassiens  mettent 
toute  leur  ambition  et  tout  leur  luxe. 

Quant  aux  autres  parties  de  l'habillement,  ils  v  atta- 
chent peu  d'importance,  bien  qu'ils  ne  soient  pas  entiè- 
rement étrangers  aux  goùls  et  aux  caprices  de  la  mode.  Ils 
changent  fréquemment  leurs  ornemens  et  la  coupe  de 
leurs  habits,  ainsi  que  la  forme  de  leurs  coiffures  j  mais 
ils  portent  toujours  de  longues  manches ,  parce  qu'elles 
leur  permettent  d'avoir  les  mains  couvertes  en  présence 
de  ceux  à  qui  on  doit  du  respect.  Voilà  les  seuls  objets 
que  les  Circassiens  confectionnent  avec  talent  et  même 
avec  une  certaine  supériorité  5  mais  pour  toutes  les  au  Ires 
branches  de  l'industrie,  ils  sont  très-arriérés. 

A  l'exception  du  petit  nombre  d'objels  que  nous  ve- 
nons d'indiquer,  et  qui  tous  appartiennent  ou  à  leur  ha- 
billement ou  à  l'équipement ,  les  Circassiens  sont  extrême- 
ment arriérés  dans  tous  les  autres  arts.  L'agriculture  chez 
eux  est  encore  à  naître,  et  ils  ne  retirent  presque  aucun 
profit  de  la  culture  de  leurs  terres.  Il  n'y  a  que  peu  de 
tems  qu'on  a  construit  chez  eux  quelques  moulins  à  vent , 
mais  l'usage  est  loin  d'en  être  encore  général,  car  le  plus 
grand  nombre  des  familles  conservent  l'habitude  de  broyer 
leur  grain  dans  un  mortier,  et  n'ont  point  encore  pensé 
à  employer  du  levain  dans  la  fabrication  du  pain. 

Puisque  les  Circassiens  ont  des  romances  et  quelques 
inslrumens,  il  est  évident  qu'ils  ne  sont  étrangers  ni  à  la 
musique  ni  à  la  poésie.  Il  parait  en  effet  qu'ils  montrent 
plus  de  goût  dans  la  culture  du  premier  de  ces  arts  que 
la  plupart  des  autres  peuples  de  l'Orient.  Il  y  a  quelques 
années,  le  fds  du  Tpr'ince  Mehemet  Ichandar  Oglou , 
le  chef  actuel  de  la  famille  Soupaoh,  alla  passer  quelques 


LEURS  MOEURS  ET  LEURS  USAGES.  129 

jours  àKertsh  où  est  un  agent  russe  employé  en  Circassie; 
Ce  jeune  homme ,  nommé  Karpolet ,  âgé  d'environ  dix- 
neuf  ans,  étant  entré  dans  une  maison  où  une  jeune  per- 
sonne touchait  du  piano,  fut  charmé  delà  mélodie  de  cet 
instrument,  et  quand  on  lui  demanda  quel  était  le  mor- 
ceau qu'il  préférait ,  il  indiqua  précisément  celui  qui  était 
le  plus  remarquable  et  qui  avait  été  le  mieux  exécuter 

La  nature  est  libérale  en  Circassie.  Les  fruits  de  toute 
espèce  v  croissent  presque  spontanément  et  sans  culture. 
Dans  les  parties  méridionales  ,  la  vigne  rapporte  de  très- 
beaux  raisins  :  on  les  laisse  sécher  sur  l'arbre  pour  l'hi- 
ver j  on  en  fait  aussi  du  vin  que  l'on  conserve  dans  des 
vases  de  terre.  Le  pays  est  bien  boisé ,  et  la  grosseur  des 
arbres  indique  assez  leur  grand  âge.  Le  pin,  le  chêne,  le 
nover,  le  buis,  le  genévrier  et  le  cerisier  y  sont  très- 
abondans,  et  d'une  qualité  supérieure. 

Les  forêts  immenses  dont  le  pays  est  couvert  pourraient 
fournir  les  élémens  d'un  commerce  considérable  en  bois 
de  charpente ,  et  seraient  pour  le  pays  une  source 
abondante  de  richesses.  Mais,  pour  que  les  Gircassiens 
puissent  profiter  de  tous  les  dons  que  la  nature  a  mis  à 
leur  disposition,  il  faut  qu'ils  apprennent  à  la  dévelop- 
per par  l'art ,  et  qu'ils  sentent  la  nécessité  du  travail. 
(The  Journal  ofthe  Rojal  Asiatic  Society.) 


XI. 


UN  ÉPISODE 

DE   IiA  PESTE  DE  LCNSHES  EN  16Gc 


Que  le  lecteur  ne  s'attende  à  trouver  dans  ce  tableau 
ni  une  histoire,  ni  une  description  de  cette  épouvantable 
catastrophe  qui ,  en  1665,  décima  la  population  de  Lon- 
dres. C'est  un  récit  sans  art,  sans  prétention  ,  un  précis 
des  circonstances  les  plus  vulgaires  qui  ont  marqué  dans 
l'existence  d'une  famille  pendant  que  toutes  les  péripéties 
du  grand  drame  se  déroulaient.  La  vérité  et  la  position 
des  personnages  font  tout  le  mérite  de  ce  récit.  Imaginez, 
au  milieu  de  la  désolation  générale  qui  planait  alors  sur 
Londres ,  une  famille  qui ,  n'écoutant  d'autre  sentiment 
que  celui  du  moi,  s'isole,  s'entoure  des  précautions  les 
plus  minutieuses,  hélas!  bien  souvent  inutiles,  et  par- 
vient, grâce  à  elles,  à  se  préserver  du  fléau.  L'isolement 
même  où  le  personnage  principal  se  place  avec  sa  famille, 
le  luxe  de  précautions  dont  il  s'entoure 5  cette  bonne  foi 
d'épolsme  qui  concentre  toutes  ses  craintes  comme  toutes 
ses  affections  dans  le  cercle  domestique,  la  vive  anxiété 
qui  règne  dans  cette  étroite  enceinte,  font  singulièrement 
ressortir  tout  ce  qu'il  y  avait  d'affreux  dans  la  situation 
du  reste  de  la  ville.  Ce  récit  prosaïque  avec  tous  ses  détails 
vulgaires  donne  peut-être  une  idée  plus  exacte  des  hor- 
reurs de  la  peste  que  les  pages  les  plus  sombres  du  poète 
Wllscn,  sans  toutefois  inspirer  le  dégoût  que  fait  nailre 
le  tableau  analytique  publié  par  Daniel  deFoë(l).La  rela- 

(1)  KoTE  DC  Tn.  History  of  tlie  Plague:  On  peut  consullor ,  sur  ce 
singulier  ouvrage ,  le  beau  travail  publié  par  M.  Ph.  Cliaslcs ,  sur 


UN  ÉPISODE  DE  LA  PESTE  DE  LONDHES  EN  1665.  131 

tion  particulière  qu'on  va  lire,  dépourvue  de  ce  qu'on  est 
convenu  d'appeler  aujourd'hui  du  sljle ,  parut  sans  nom 
d'auteur  dans  les  journaux  du  tems  ;  nous  la  reproduisons 
dans  toute  sa  simplicité,  telle  qu'elle  s'est  offerte  à  nous. 

—  Un  épicier  en  gros  de  Londres  qui  demeure  dans  la 
cité,  Wood-Street  (Cheapside),  s'est  préservé  de  la  peste 
par  une  suite  de  précautions  dont  le  récit  mérite  d'être 
conservé  5  c'est  de  lui-même  que  j'en  tiens  les  détails  ,  je 
n'ai  fait  que  les  écrire  en  quelque  sorte  sous  sa  dictée. 

La  famille  se  composait  du  marchand  et  de  sa  femme, 
ayant  chacun  quarante  à  cinquante  ans ,  de  trois  filles  , 
deux  fils,  deux  servantes  et  un  apprenti.  L'épicier  avait 
en  outre  un  second  commis  dont  l'apprentissage  était 
presque  fini ,  un  homme  de  peine  et  un  petit  garçon  de  ma- 
gasin qu'il  garda  pendant  quelque  tems  5  mais  voyant  ap- 
procher le  fléau  ,  il  renvoya  le  jeune  garçon  à  ses  parens, 
dans  le  Staffordshire,  et  fit  au  premier  apprenti  la  re- 
mise du  reste  de  son  apprentissage.  Quant  au  commission- 
naire ,  il  ne  logeait  pas  auparavant  dans  la  maison  ,  il  n'y 
eut  pas  besoin  de  le  congédier  ;  mais  ,  comme  c'était  un 
pauvre  homme  exposé  à  mourir  de  misère  faute  d'emploi , 
et  que  d'ailleurs  il  pouvait  rendre  quelques  services,  il 
fut  convenu  entre  le  maitre  et  lui  qu'il  viendrait  tous  les 
jours  se  placer  à  la  porte  du  magasin  depuis  neuf  heures 
du  malin  jusqu'à  six  heures  du  soir  pour  recevoir  ses 
ordres ,  faire  ses  commissions ,  en  un  mot  exécuter  tout  ce 

Daniel  De  Foë,  le  confident,  l'ami  de  Guillaume  III,  et  auteur  presque 
ignoré  du  célèbre  Robinson  Crttsoé ;  trayail  qui  fait  Tivement  désuer 
la  publication  prochaine  de  ÏHistoire  de  Guillaume  III  que  prépare 
cet  babile  écrivain.  Dans  les  dilTércntes  appréciations  que  nous  avons 
données  du  talent  poétique  de  ^Yilson .  on  trouvera  aussi  quelques 
fragmeus  de  son  poème  intitulé  :  la  Cité  de  la  Peste;  voyez  surtout  1» 
9*  numéro  de  la  3'  série  (septembre  1833  ). 


132  t'N  ÉPISODE  DE  LA  PESTE  DE  LONDRES  EN  1665. 

qu'on  lui  commanderait.  L'épicier  ajouta  à  sa  porte  un 
guichet  vitré,  aQn  de  pouvoir  introduire  ou  faire  sortir 
divers  objets  selon  l'utilité  éventuelle.  Il  posa  ensuite  à 
l'étage  supérieur  une  petite  poulie  pour  monter  et  des- 
cendre les  paquets  ;  c'était  par  là  qu'on  descendait  les 
alimens  et  la  boisson  du  commissionnaire  ,  ainsi  que  tout 
ce  qu'on  voulait  lui  faire  parvenir. 

Le  maître  épicier  ayantprisle  parti  des' enfermer  avec  sa 
famille,  s'était  pourvu  de  toute  espècede  provisions  ,  bien 
décidé  à  n'ouvrir  jamais  la  porte  sous  aucun  prétexte.  Per- 
sonne du  dedans  n'avait  la  permission  de  regarder  par  les 
fenêtres  dans  la  rue,  ou  d'ouvrir  aucune  issue,  excepté 
la  lucarne  pratiquée  exprès  au  second  étage ,  celle  où  était 
fixée  la  poulie.  L'épicier  fit  encore  revêtir  d'une  lame  de 
fer-blanc  cette  lucarne,  dans  la  crainte  que  des  miasmes 
d'infection  ne  s'infiltrassent  à  travers  les  pores  du  bois. 
Chaque  fois  qu'on  l'ouvrait ,  il  avait  la  précaution  de 
mettre  le  feu  intérieurement  à  une  trahiée  de  poudre  à 
canon.  La  fumée  se  faisant  jour  au  dehors  avec  force,  en- 
traînait tout  l'air  qui  pouvait  avoir  séjourné  près  de  la  lu- 
carne ,  et  ne  le  laissait  pénétrer  dans  la  chambre  qu'après 
avoir  été  purifié  par  le  soufre  de  l'explosion.  Tant  que 
durait  cette  fumée,  on  communiquait  avec  le  commis- 
sionnaire; mais,  dès  qu'elle  commençait  à  s'abattre,  on 
mettait  le  feu  à  un  autre  traînée  de  poudre. 

D'abord  le  marchand  accorda  à  chacun  des  membres 
de  sa  famille  une  livre  de  pain  par  jour  5  mais  ,  comme  il 
avait  pu  réunir  une  assez  grande  quantité  de  farine,  il  ré- 
duisit la  ration  de  pain  d'un  sixième  ,  pour  y  subslilucr  de 
la  galette  et  quelques  autres  espèces  de  pâle  qu'on  pouvait 
pétrir  et  cuire  à  la  maison.  Il  acheta  aussi  trois  mille  livres 
de  biscuit  qu'il  fit  mettre  dans  des  barriques,  comme  s'il 
allait  les  embarquer  j  le  boulanger  crut  en  effet  que  ce 


i 


va  ÉPISODE  DE  L^  PESTE  DE  LOXDnES  EX  1665.  133 

biscuit  élait  destiné  à  Téquipage  d'un  navire  frété  par 
l'épicier  ;  mais  il  le  dirigea  d'abord  sur  Queenbite,  et  de 
là  il  le  transporta  dans  son  magasin  comme  si  c'eût  été  des 
drogueries.  Il  prit  les  mêmes  précautions  pour  vingt  bar- 
riques de  belle  farine.  Avant  de  s'enfermer,  l'épicier  avait 
disposé  un  petit  four  dans  la  cheminée  d'une  de  ses 
chambres  supérieures.  Il  était  déjà  pourvu  d'une  certaine 
quantité  de  bière  -,  mais  comirx  les  médecins  recomman- 
daient à  tous  ceux  qui  pouvaient  le  faire  de  boire  modé- 
rément de  peur  de  se  laisser  abattre,  il  mit  en  cave, 
outre  les  drogues  médicinales,  une  quantité  raisonnable 
de  vins,  de  cordiaux,  d'eau-de-vie,  et  aussi  de  cette  nou- 
velle et  coûteuse  liqueur  appelée  Eau  de  la  Peste.  Lors- 
qu'il se  fut  ainsi  approvisionné  de  pain,  de  farine,  de 
vin ,  etc.,  il  alla  chez  un  boucher  deRotherhite  (personne 
n'était  mort  encore  de  la  peste  de  ce  coté  de  la  Tamise)  5 
il  lui  acheta  trois  boeufs  et  deux  porcs  qu'il  fît  tuer  ,  saler 
et  mettre  en  baril  ^  le  tout  fut  porté  par  eau  à  Trigg- 
Stairs  5  là  ,  ces  approvisionnemens  furent  débarqués  et 
chargés  sur  une  charrette  qui  les  conduisit  au  magasin, 
toujours  comme  si  c  étaient  des  denrées  d'épicerie.  Quant 
au  lard,  au  fromage  et  au  beurre,  l'épicier  s'en  procura 
pendant  quelque  tems  dans  la  campagne  ;  enfin  rien  ne 
lui  manquait  pour  la  situation  où  il  allait  se  trouver. 

Ces  préparatifs  terminés,  Tépicier  s  abstint  de  s'en- 
fermer tout-à-fait  pendant  quelques  mois  encore  après  la 
venue  de  la  peste.  Quoique  l'infection  fût  terrible  dans  les 
paroisses  extérieures ,  surtout  aux  environs  d'Holborn, 
de  Saint-Gilles ,  de  Fleet-Street  et  du  Strand,  la  Cité  res- 
tait saine,  et  la  maladie  ne  sévit  pas  gravement  dans  l'en- 
ceinte de  Londres  jusqu'à  la  fin  de  juin.  Dans  la  seconde 
semaine  de  juillet ,  les  bulletins  hebdomadaires  annon- 
çaient que  1268  malades,  dans  les  quartiers  extérieurs j 


134  UX  ÉPISODE  DE  LA  PESTE  DE  LQ;vDP.ES  EN   1665. 

avaient  succombé  à  diverses  maladies,  mais,  dans  l'en- 
semble des  quatre-vingt-dix-sept  paroisses,  vingt-huit  seu- 
lement étaient  morts  de  la  peste,  et  pas  plus  de  seize 
dans  toutes  les  maisons  situées  sur  la  rive  droite  de  la 
Tamise. 

Cependant ,  la  semaine  d'après,  ce  nombre  fut  doublé, 
et  le  fléau  commençait  à  s'étendre  sur  toute  la  population 
intérieure  et  extérieure  comme  un  torrent.  L'épicier  dé- 
fendit alors  à  tous  les  membres  de  sa  famille  de  sortir 
de  la  Cité  pour  aller  dans  les  lieux  publics ,  au  marché  , 
à  la  bourse  ou  à  l'église  ;  il  avertit  aussi  tous  ses  corres- 
pondans  de  la  province  de  ne  rien  lui  envoyer,  ne  pou- 
vant plus  recevoir  ni  expédier  lui-même  aucune  marchan- 
dise. 

Dès  le  1"  juillet,  l'épicier  plaça  son  commissionnaire 
en  dehors  de  sa  porte,  où  il  lui  avait  construit  une  petite 
loge  ou  niche  de  portier  pour  s'y  tenir.  Le  14  juillet ,  les 
bulletins  hebdomadaires  accusaient  1,762  maladies  de 
tout  genre,  et  comme  la  paroisse  de  Saint-Alban ,  "Wood- 
Street ,  fut  la  seconde  infectée  dans  la  Cité,  l'épicier  s'en- 
ferma et  se  barricada  avec  sa  famille,  prenant  sous  sa 
garde  toutes  les  clefs  des  serrures  et  des  cadenas  ,  en  dé- 
clarant à  tous  les  siens  que  si  l'un  d'eux ,  fût-ce  son  fils 
aîné  ou  sa  fille,  voulait  sortir,  ne  serait-ce  qu'à  une  toise 
de  la  porte,  il  ne  rentrerait  plus  sous  aucun  prétexte. 
En  même  tems  il  cloua  tous  les  volets  et  tous  les  châssis 
intérieurs  de  ses  fenêtres,  à  l'exception  de  l'unique  lu- 
carne par  laquelle  on  communiquait  avec  le  commission- 
naire de  la  porte. 

Jusque-là  l'épicier  avait  acheté  de  la  viande  fraîche 
d'une  femme  de  la  campagne,  qui  lui  certifiait  qu'elle 
l'apportait  du  marché  de  Waltham-Abbcv  sans  la  décou- 
vrir en  chemin-,  mais  il  l'avertit  qu'il  ne  la  recevrait  plus 


UN  ÉPISODE  DE  LA  PESTE  DE  LONDRES  EX  1665.  135 

désormais  et  lui  défendit  de  revf^nir.  Quand  toute  la  fa- 
mille fut  ainsi  sévèrement  cloîtrée ,  on  savait  à  peine  dans 
la  maison  ce  (jui  se  passait  chez  les  voisins  ,  car  on  n'en- 
tendait plus  que  le  son  continu  des  cloches.  Le  commis- 
sionnaire donnait  aussi  à  l'épicier  le  bulletin  mortuaire 
de  chaque  semaine.  Cet  homme  l'informa  enfin  que  deux 
maisons  à  droite  de  la  sienne  étaient  infectées  ,  que  trois 
maisons  de  gauche  étaient  closes ,  et  que  deux  domesti- 
ques d'une  aulre  maison  encore  à  gauche,  mais  de  l'autre 
côté  du  ruisseau  ,  venaient  d'être  envovés  à  l'hôpital  des 
pestiférés,  au-delà  d'Old-Street. 

Il  faut  remarquer  combien  il  était  dangereux  à  cette 
époque  pour  les  pauvres  domestiques  d'aller  en  commis- 
sion ,  surtout  aux  marchés,  chez  les  apothicaires  et  dans 
les  boutiques  des  regratiers  où  l'on  trouvait  alors  en  gé- 
néral toutes  les  choses  nécessaires  à  la  vie,  excepté  la 
viande  et  le  poisson. 

Ce  fut  un  {^rand  contentement  pour  la  famille  de  l'épi- 
cier d'apprendre  que  les  habilans  d'une  des  maisons  con- 
tiguës  étaient  partis  pour  la  campagne  dès  le  commence- 
ment de  la  peste  ,  et  avaient  laissé  leur  logis  fermé  ,  portes 
et  fenêtres,  en  dehors  et  en  dedans,  sous  la  garde  du 
constable  et  de  la  police.  Les  autres  maisons  voisines  furent 
envahies  par  la  maladie ,  et  dans  plusieurs  tous  les  habi- 
tans  périrent.  Bientôt  on  distingua  les  sons  d'une  cloche 
qui  pendant  la  nuit  allait  et  venait  dans  les  rues  ;  la  pre- 
mière fois  que  la  famille  de  l'épicier  l'entendit,  comme  ce 
n'était  pas  le  tintement  connu  de  celle  du  sonneur  du  quar_ 
tier,  elle  fut  en  proie  à  laplus  vive  inquiétude.  On  distin- 
guait bien  à  la  vérité  la  voix  d'un  crieur,  mais  il  aurait 
fallu  ouvrir  la  porte  pour  comprendre  ce  qu'il  disait  : 
impossible  de  le  demander  au  commissionnaire  5  il  ne  se 
tenait  dans  sa  loge  que  le  jour. 


136  LX  ÉPISODE  DE  LA  PESTE  DE  LONDRES  EX  1665. 

Enfin,  le  malin,  lorsqu'il  fut  venu,  il  informa  ses 
maîtres  que  le  nombre  des  morts  était  si  considérable, 
qu'on  avait  renoncé  à  les  ensevelir  ré(i;ulièrement,  et  même 
à  se  procurer  des  cercueils,  personne  n'osant  entrer  dans 
les  maisons  infectées  :  en  conséquence,  le  lord-maire  et 
les  alderraans  avaient  ordonné  que  des  chars  parcourraient 
les  rues  avec  un  sonneur  pour  recueillir  les  corps.  C'était 
ce  qui  avait  déjà  eu  lieu  dans  Holboni,  Saint-Scpulcre  , 
et  CripplegaLe ,  depuis  une  quinzaine,  mais  on  commen- 
çait à  en  faire  autant  dans  la  Cité  ,  surtout  dans  Saint- 
Olnvp,  Silver-Slreet,  etc.  Comme  c'était  la  paroisse  la  plus 
proche  deSaint-Alban,  et  qu'elle  était  si  tuée  de  l'autre  côté 
de  la  rue,  il  v  avait  de  quoi  avoir  peur.  En  effet ,  pen- 
dant cette  quinzaine,  depuis  le  15  août  jusqu'au  30,  il  ne 
mourut  pas  moins  de  quatre-vingts  personnes  dans  ces 
deux  petites  paroisses.  Il  faut  dire  aussi  qu'on  comprit  dans 
ces  deux  paroisses  une  partie  de  celle  de  Cripplegate,  très- 
maltraitée  parla  maladie  qui  y  était  arrivée  par  Saint-Gilles- 
des-Champs,  où  elle  avait  commencé.  Ce  fut,  pendant  la 
seconde  quinzaine  d'août  et  les  premiers  jours  de  septem- 
bre ,  le  foyer  le  plus  redoutable  de  la  contagion,  qui  se 
répandit  de  là  vers  Bishopsgate,  Shoreditch  et  Whitecha- 
pel,  ainsi  qu'à  Stepney. 

Pendant  le  mois  d'août  et  la  première  semaine  de  sep- 
tembre ,  on  comptait  sept  à  huit  cents  morts,  et  même 
neuf  cents  par  semaine,  dans  la  seule  paroisse  de  Cripple- 
gate. La  famille  de  l'épicier  continuait  à  jouir  d'une 
bonne  santé,  et  le  père  encourageait  sa  femme  et  ses  en- 
fans  dans  l'espoir  d'échapper  à  linfection  ,  quoi  qu  il 
arrivât  au  dehors.  Toutefois,  comme  ils  recevaient  tous 
les  jours  de  si  mauvaises  nouvelles ,  ils  commencèrent  à  se 
regarder  les  uns  les  autres  avec  tristesse,  se  croyant  morts 
OU  à  peu  près.  «Ce  fléau  redoutable,  se  disaient-ils,  a  été 


I 


UN  ÉPISODE  DE  L.\  PESTE  DE  LOXDRES  EX  1665.  137 

sans  doule  envové  par  le  ciel  pour  détruire  tous  les  habi- 
tans  de  Londres  ,  et  il  n'en  restera  peut-être  pas  un  seul 
vivant  !  »  Pendant  cette  période  critique,  l'épicier  ordonna 
prudemment  que  toute  sa  famille  coucherait  au  rez-de- 
chaussée  ou  au  premier  étage,  chacun  séparément  autant 
que  possible,  en  laissant  quelques  lils  inoccupés  dans 
les  chambres  supérieures,  à  l'usage  de  ceux  qui  pourraient 
tomber  malades.  Son  intention  était,  dans  ce  cas,  de  faire 
venir  une  garde  du  dehors,  qu'on  monterait  au  moyen  de 
la  poulie  jusquà  la  lucarne  réservée,  pour  qu'elle  ne  tra- 
versât pas  les  autres  appartemens,  et  n'eût  de  communi- 
cation directe  qu'avec  les  malades.  Il  décida  en  outre  que 
si  le  mal  l'atteignait,  il  serait  immédiatement  soumis  aux 
soins  exclusifs  de  la  garde ,  et  cju'aucun  de  ses  enfans  ne 
l'approcherait.  Il  voulait  aussi  que  s'il  mourait,  son  corps 
fût  descendu  sur  la  charrette  funèbre  par  la  poulie.  Ce  rè- 
glement sanitaire  était  bien  entendu  applicable  à  tous  les 
membres  de  la  famille  qui  se  seraient  trouvés  dans  le  même 
cas.  Ce  père  si  prudent  était  chaque  matin  le  premier 
levé  ;  il  allait  de  porte  en  porte  à  toutes  les  chambres ,  à 
celles  des  servantes  et  de  l'apprenti  comme  à  celles  des 
enfans,  pour  leur  demander  comment  ils  se  portaient,  et 
lorsqu'ils  avaient  répondu  :  Très-bien  l  il  les  laissait  avec 
cette  courte  réponse  :  Remerciez-en  Dieu. 

Les  lettres  à  son  adresse  étaient  remises  par  le  facteur  à 
son  commissionnaire  ,  qui  les  passait  à  la  fumée  du  soufre 
et  de  la  poudre,  les  ouvrait,  les  aspergeait  de  vinaigre  et 
les  attachait  à  la  corde  de  la  poulie.  Parvenues  à  la  lu- 
carne ,  elles  étaient  de  nouveau  parfumées  5  malgré 
toutes  ces  fumigations,  l'épicier  ne  les  touchait  encore 
qu'après  avoir  mis  des  gants  fourrés  avec  le  poil  en  dehors, 
et  il  ne  les  lisait  qu'à  une  distance  respectueuse ,  d^  l'aide 


138  rx\  ÉPISODE  DE  LA  PESTE  DE  LONDRES  EN  1666. 

d'une  énorme  lentille  ,  puis  il  les  brûlait.  Mais  lorsque  la 
peste  devint  de  plus  en  plus  violente,  il  défendit  à  ses 
amis  de  lui  écrire.  Un  événement  imprévu  vint  jeter 
l'alarme  dans  la  famille  et  accroître  les  embarras  de  notre 
brave  bourgeois.  Un  matin,  à  l'heure  accoutumée,  on 
s'aperçut,  en  descendant  au  commissionnaire  son  déjeuner 
composé  d'une  tasse  de  bouillon  et  d'un  morceau  de  viande, 
qu'il  ne  se  trouvait  pas  à  son  poste,  et  que  le  panier  res- 
tait toujours  plein.  On  n'entendit  plus  parler  du  commis- 
sionnaire tout  ce  jour-là  et  le  jour  suivant  5  mais  le  sur- 
lendemain lorsqu'on  l'appela,  une  voix  étrangère  répon- 
dit ,  avec  un  accent  de  tristesse,  qu'Abraham  était  mort. 
«  Qui  êtes- vous  donc?  dit  le  maître  à  la  personne  qui 
lui  avait  répondu. 

—  Je  suis  sa  pauvre  femme,  et  je  viens  vous  dire  que 
votre  pauvre  domestique  est  mort. 

—  Hélas!  bonne  femme,  qu'allez-vous  devenir? 

—  Oh  !  monsieur ,  je  suis  pourvue,  j'ai  aussi  la  maladie 
et  je  ne  lui  survivrai  pas  long-tems.  » 

Ces  paroles  glacèrent  le  cœur  de  l'épicier,  comme  il 
le  raconta  depuis  -,  mais  étant  entouré  d'un  nuage  de  fumée 
de  poudre ,  il  ne  se  retira  pas  encore  et  adressa  de  nou- 
velles questions  à  la  pauvre  femme  : 

«  Si  vous  êtes  dans  une  situation  semblable ,  brave 
femme,  pourquoi  ètes-vous  sortie  de  chez  vous? 

—  Je  suis  venue,  monsieur  ,  parce  que  je  savais  que 
vous  auriez  besoin  du  pauvre  Abraham  à  votre  porte ,  et 
je  voulais  vous  apprendre  la  cause  qui  rempécherait  de 
s'y  trouver  à  l'avenir. 

—  C'est  bien  ,  continua  l'épicier,  mais  s'il  est  mort,  il 
faut  que  j'en  cherche  un  autre  ,  vous  ne  pouvez  le  rem- 
placer. 


ex  ÉPISODE   DE  LA  PESTE  DE  LOXDHES  EX  16G5.  139 

•—  Non ,  monsieur ,  assurément  ;  mais  je  vous  ai  amené 
un  honnête  garçon  qui  vous  servira  aussi  fidèlement  que 
mon  pauvre  défunt. 

—  Comment  puis-je  le  connaître?  et  puisqu'il  vient 
avec  vous  qui  êtes  malade ,  comment  puis-je  savoir  qu'il 
n'est  pas  infecté?  Je  n'oserai  rien  toucher  de  ce  qui  aura 
passé  par  ses  mains. 

—  Oh!  monsieur,  dit  la  femme  d'Abraham,  c'est  un  des 
hommes  sûrs,  comme  on  les  appelle ,  car  il  a  eu  la  peste  , 
il  en  est  guéri ,  et  ainsi  il  est  hors  de  danger  j  autrement 
je  ne  vous  l'eusse  pas  conduit.  » 

C'était  plus  rassurant ,  et  l'épicier  fut  charmé  d'avoir 
un  nouveau  commissionnaire  5  mais  il  ne  voulut  ajouter 
foi  à  l'histoire  de  sa  guérison  que  lorsque  le  constable  de  la 
paroisse  et  une  autre  personne  vinrent  l'attester.  Pendant 
que  ceci  se  passait ,  la  pauvre  femme  avant  répondu  à 
plusieurs  autres  questions  s'en  alla  ,  après  avoir  reçu  quel- 
que argent  qui  lui  fut  jeté  par  la  lucarne. 

Au  long  retentissement  des  cloches  succéda  bientôt , 
dans  tous  les  quartiers  ,  un  silence  profond  :  l'épicier  et  sa 
famille  ne  savaient  comment  s'expliquer  ce  brusque  chan- 
gement^ déjà  l'espoir  commençait  à  renaître  dans. leur 
cœur;  mais  le  nouveau  commissionnaire  leur  apprit  que  le 
nombre  des  morts  était  si  considérable  qu'on  ne  sonnait 
plus  pour  personne,  et  que  tous  les  corps  étaient  également 
transportés  sur  les  charrettes  publiques .  ceux  des  riches 
comme  ceux  des  pauvres.  Au  milieu  de  cette  calamité, 
justement  lorsque  l'épicier  commençait  à  être  très-satis- 
fait de  son  nouveau  commissionnaire,  d'autant  plus  qu'il 
comptait  sur  lui  comme  étant  désormais  garanti  des  at- 
teintes de  la  maladie  par  la  maladie  même  ,  il  fut  bien, 
surpris  un  matin  de  l'appeler  inutilement  :  il  l'appela  en- 
core plusieurs  fois  tout  ce  jour-là  et  le  lendemain  :  pas  de 


140  UN  ÉPISODE  DE  LA  TESTE  DE  LONDRES  EN  1665* 

réponse.  Il  ne  put  recevoir  d'autre  renseignement  que 
celui  qui  lui  fut  enfin  donné  par  un  watcliman  placé  à  la 
porte  d'une  maison  voisine,  et  qui  lui  apprit  que  son  second 
commissionnaire,  Thomas  Molins,  était  atteint  de  la  peste. 
«  Quelques-uns  de  ceux  qui  en  étaient  guéris  deux  ou 
trois  fois  ,  ajoula-t-il ,  ont  fini  par  en  mourir  tout  de  bon.» 
Le  lendemain  le  même  watchman  l'informa  que  Thomas 
Molins  avait  été  emporté  par  les  chars  des  ensevelisseurs 
la  nuit  précédente.  L'épicier  ferma  immédiatement  sa  lu- 
carne ,  et  fut  très  affligé  de  penser  que  deux  malheureux 
avaient  ainsi  perdu  la  vie  pour  le  sauver  en  quelque 
sorte. 

Au  bout  d'une  quinzaine,  devenu  impatient  d'être 
tout-à-fait  sans  nouvelles ,  de  ne  plus  connaître  les  bulle- 
tins de  mortalité  ,  et  de  n'entendre  enfin  que  le  doulou- 
reux roulement  des  corbillards  ,  il  rouvrit  la  lucarne  , 
brûla  deux  traînées  de  poudre ,  appela  le  w  atchman ,  lui 
demanda  comment  il  se  portait,  en  lui  faisant  aussi  quel- 
ques questions  sur  la  maison  au  service  de  laquelle  cet 
homme  s'était  placé. 

—  Hélas  !  mon  maître,  répondit  le  watchman  ,  tous  les 
membres  de  cette  famille  sont  morts,  excepté  leur  jour- 
nalier, et  encore  celui-ci  vient  d'être  transporté  à  l'hôpital 
des  pestiférés.  Je  suis  maintenant  placé  devant  la  maison 
voisine  où  il  y  a  trois  malades  et  un  mort. 

Le  watchman  ajouta  que  le  bulletin  de  la  semaine  pré- 
cédente était  de  800  décès  ,  mais  que  la  peste  allait  dimi- 
nuant d'inlensilé  à  l'autre  extrémité  de  la  ville,  dans  les 
quartiers  de  Saint-Gilles  et  d'iiolbnrn  dont  la  plupart  des 
habitans  étaient  moils  ou  partis;  mais  qu'elle  augmentait 
épouvantablement  du  côté  d'Aldgale  et  de  Sîepney ,  ainsi 
qu'à  Sou:hwark  où  elle  avait  é le- jusque-là  moins  violente 
qu'en  aucun  autre  quartier.  Il  mourait  encore  quatre  à 


rX  ÉPISODE  DE  LA  PESTE  DE  LONDRES  EN   1665.  1 -1 1 

cinq  cents  personnes  par  semaine  dans  la  paroisse  de 
Cripplej^j'ate  et  environ  huit  cenls  à  Stcpney. 

Au  bout  d'un  mois,  cette  famille  ainsi  récluse  com- 
mençait à  souffrir  péniblement  du  scorbut  par  l'effet 
des  alimens  salés  dont  elle  se  nourrissait  :  cependant  l'u- 
sage des  limons  et  du  jus  de  citron. remédia  bientôt  à  cet 
inx^onvénient. 

Sans  parler  des  maisons  marquées  d'une  croix  et  de  ces 
mots  :  Seigneur ,  ajez  pitié  de  nous ,  écrits  sur  les  por- 
tes ,  les  rues  offraient  un  triste  spectacle.  Le  pavé  était 
couvert  de  gazon.  Sur  vingt  fois  que  l'épicier  ou  les  siens 
mettaient  la  tète  à  la  vitre  du  guichet  de  la  porte,  ils 
apercevaient  à  peine  un  passant.  Quant  aux  boutiques  , 
elles  étaient  toutes  fermées ,  excepté  celles  des  apothi- 
caires et  des  regratiers  qu'on  laissait  entrebâillées  pour 
ceux  qui  venaient  acheter  des  médicamens  ou  quelques 
provisions.  Pas  un  carrosse,  pas  une  charrette  dans  le  jour, 
si  ce  n'est  de  tems  à  autre  la  voiture  de  l'hospice  des 
pestiférés  qui  allait  chercher  un  malade  ,  tandis  que , 
peut-être  trois  ou  quatre  fois  la  nuit ,  le  sonneur  pré- 
cédait les  corbillards  en  criant  :  «  Apportez  vos  morts.  » 
Le  maitre  de  la  maison  était  devenu  peu  à  peu  si  im- 
patient qu'il  ne  pouvait  plus  s'empêcher  d'ouvrir  de  tems 
à  autre  sa  lucarne  pour  parler  au  watchman  qui  conti- 
nuait à  se  tenir  à  la  porte  de  la  maison  fermée  5  mais  cet 
homme  disparut  aussi  un  matin ,  et  l'épicier  en  eut  d'au- 
tant plus  de  regret  qu'il  avait  eu  déjà  plusieurs  fois  l'in- 
tention de  lui  donner  de  l'argent.  A  quelques  jours  de  là  , 
cependant ,  en  regardant  à  travers  la  vitre  de  son  guichet , 
il  reconnut  le  watchman  qui  levait  les  yeux  vers  sa  mai- 
son ,  et  il  s'empressa  de  courir  à  la  lucarne  pour  causer 
avec  lui.  Le  pauvre  watchman  lui  dit  qu'il  était  bien  aise 
de  le  voir  en  vie,  et  qu'il  avait  été  congédié  de  la  maison 


142  LX  ÉPISODE  DE  LA  PESTE  DE  LOM)I\£S  EX  1665. 

à  laquelle  il  s'était  attaché  parce  que  la  plupart  des  habi- 
tans  étaient  morts.  Puis  il  offrit  à  Tépicier  ses  services  s'il 
voulait  lui  permettre  de  se  placer  à  sa  porte  pendant  le 
jour,  comme  avaient  fait  les  deux  autres  commissionnaires. 
Cette  offre  fut  acceptée  par  l'épicier  qui  jeta  au  pauvre 
homme  deux  écus  dont  l'autre  le  remercia  vivement.  Il 
était  installé  à  la  porte  depuis  quelques  jours  lorsqu'il  put 
annoncer  à  son  maître  que  la  mortalité  avait  diminué  dans 
la  paroisse  de  1,837  en  une  semaine  ,  ce  qui  avait  causé 
une  grande  joie,  et  qu'il  ne  mourait  plus  que  deux  cents 
personnes  dans  la  Cité. 

La  semaine  suivante  le  chiffre  des  morts  de  toute  espèce 
ne  s'éleva  pas  au-delà  de  5,725  ,  et  Cripplegate  n'y  figu- 
rait plus  que  pour  196,  ce  qui  n'était  rien  comparative- 
ment au  chiffre  de  886  des  semaines  précédentes. 

Les  fils  de  l'épicier  auraient  bien  voulu  que  leur  père 
comme  Noé ,  envoyât  une  colombe  ou  qu'il  leur  permit  de 
sortir  pour  aller  voir  où  les  choses  en  étaient.  Ils  le  pres- 
sèrent d'autant  plus  vivement  qu'on  commençait  à  en- 
tendre le  bruit  des  habilans  qui  passaient  et  repassaient 
dans  la  rue  5  mais  ils  eurent  beau  le  supplier ,  leur  père  ne 
laissa  sortir  personne  sous  aucun  prétexte.  Deux  semaines 
après  il  y  eut  encore  une  diminution  de  1849  dans  le 
chiffre  de  la  mortalité^  le  watchman  frappa  à  la  porte  de 
l'épicier  pour  lui  dire  que  le  fléau  s'en  allait  évidemment, 
puisque  le  lord-maire  avait  ordonné  que  les  corbillards  ne 
feraient  plus  leur  tournée  que  deux  fois  la  semaine  dans 
plusieurs  quartiers  de  la  ville  :  en  retour  de  cette  bonne 
nouvelle,  le  watchman  reçut  une  bouteille  de  vieux  vin 
avec  des  provisions  pour  lui  et  ses  enfans. 

Cette  perspective  consolante  fut  cependant  suivie  d'une 
alarme  affreuse  pour  toute  la  famille  :  un  instant  le  maître 
lui-même  crut  être  alleinl  de  la  pcïle.  On  craignit  aussi 


LX  ÉPISODE  UE  LA  IT.STR  UK  LO.XDKES  E.\   1005.  H3 

que ,  de  peur  de  la  communiquer  ,  il  ne  voulût  se  faire 
transporter  à  l'hospice.  Mais  sa  femme  et  tous  ses  enfans 
s'y  opposèrent  en  déclarant  qu'ils  préféraient  avoir  la 
peste  avec  lui  plutôt  que  de  s'en  séparer  ,  et  qu'ils  s'en 
remettaient  à  Dieu  pour  les  conséquences.  Par  bonheur 
une  forte  transpiration  le  délivra  lui  et  les  siens  de  leurs 
terreurs.  Au  bout  de  deux  ou  trois  jours  il  fut  rétabli , 
son  indisposition  avait  été  produite  par  un  rhume  qu'il 
avait  pris  en  restant  trop  long-tems  à  la  lucarne  pour 
parler  avec  le  watchman. 

On  peut  concevoir  la  joie  de  la  famille  :  l'épicier  com- 
mença à  ouvrir  les  volets  intérieurs  des  fenêtres  pour  voir 
ce  qui  se  passait  dans  la  rue  ;  peu  à  peu  les  allans  et  venans 
reparurent-  quelques  boutiques  s'ouvrirent,  à  moitié  du 
moins  •  les  fiacres  faisaient  entendre  aussi  leur  bruit  ac- 
coutumé-, de  sorte  que,  sans  interroger  le  ^vatchman,  il 
était  facile  de  s'apercevoir  que  la  peste  diminuait  sensi- 
blement, et  que  les  personnes  épargnées  jusque-là  re- 
prenaient confiance,  dans  la  cité  du  moins  et  du  côté  de 
Cheapside. 

On  était  alors  dans  la  dernière  semaine  d'octobre  ,  et 
l'on  n'enterrait  plus  que  vingt-deux  morts  dans  la  paroisse 
de  Cripplegate  -,  mais  le  chiffre  des  décès  était  encore 
assez  haut  dans  Stepney  et  Soulhwark.  Aussi  l'épicier  se 
contenta  de  s'informer  des  nouvelles  de  la  ville,  et  ne  vou- 
lant rien  rabattre  de  ses  précautions,  empêcha  sa  famille 
de  communiquer  avec  les  gens  du  dehors.  Il  prévoyait 
que  la  joie  d'être  sauvé  pourrait  rendre  téméraire 5  qu'il 
y  aurait  des  personnes  qui  reviendraient  dans  leurs  mai- 
sons et  s'y  serviraient  des  meubles  et  des  lits  qui  avaient 
été  à  la  disposition  des  pestiférés  ,  ce  qui  pourrait  bien 
ramener  la  peste.  Ce  fut  en  effet  ce  qui  arriva  ,  car  vers 
le  milieu  uc  novembre  le  chiffre  des  moits  augmenta  tout 


144  UX  ÉPISODE  DE  LA  TESTE  DE  LONDRES  EX   1665. 

d'un  coup  de  400,  il  s'élevait  alors  de  1,000  à  1,400  -, 
mais  le  froid  étant  survenu  ,  le  chiffre  ne  fit  plus  que  dé- 
croître jusqu'à  la  troisième  semaine  de  novembre  où  il  ne 
mourait  plus  que  652  personnes. 

Le  P'  décembre  j  l'épicier  ouvrit  la  porte  de  la  rue  et 
sortit  seul  sans  aucun  membre  de  sa  famille,  regardant 
les  rues,  les  maisons,  les  boutitjues ,  mais  évitant  pru- 
demment toute  espèce  de  conversation  avec  qui  que  ce  fût. 
Par  le  fait,  il  ne  rencontra  que  peu  de  personn  es  de  sa  con- 
naissance. Il  vit  un  grand  nombre  de  maisons  qui  avaient 
été  abandonnées  ;  mais  dans  quelques-unes  les  domestiques 
étaient  revenus  ,  ils  ouvraient  les  fenêtres  et  les  portes  , 
allumaient  du  feu  dans  toutes  les  chambres,  brûlaient  des 
parfums  et  préparaient  les  appartemens  pour  le  retour  de 
leurs  maîtres. L'épicier  rentra  au  bout  de  quelques  heures, 
résolu  à  garder  encore  le  logis  une  semaine  de  plus,  et 
au  bout  de  ce  terme  il  se  transporta  avec  sa  famille  dans 
une  maison  de  Tottenham-Higli-Cross ,  faubourg  de  Lon- 
dres, qui  n'avait  pas  été  visité  de  la  peste.  Là  il  jouit 
du  bon  air  et  des  provisions  fraîches  qu'on  lui  apportait 
du  marché  de  Waltham.  Sa  maison  de  Londres  resta  bien 
fermée ,  excepté  la  porte  de  la  cour  dont  la  clef  fut  confiée 
au  watchman  •,  il  envoyait  deux  ou  trois  fois  la  semaine 
voir  si  tout  était  en  ordre.  Il  demeura  à  Tottenham  jus- 
qu'au mois  de  février ,  car  la  peste  n'avait  pas  entièrement 
disparu  de  la  Cité  pendant  les  mois  de  décembre  et  de 
janvier.  Il  y  eut  même  une  seconde  recrudescence  pen- 
dant les  derniers  quinze  jours  de  décembre,  ce  qu'on 
attribua  au  retour  trop  précipité  des  absens  dans  leurs 
demeures.  Mais  au  commencement  de  février  toute  la  fa- 
mille de  l'épicier  étant  bien  rétablie,  en  santé  parfaite, 
et  la  Cité  se  repeuplant ,  l'épicier  revint  dans  sa  mai- 
son ,  ouvrit  ses  portes  et  se  remit  à  son  commerce.   Le 


UN  ÉPISODE  DE  LA  PESTE  DE  LOÎJDRES  EN  1665.  145 

surplus  de  ses  provisions  montait  à  1500  livres  de  pain, 
5  barriques  de  bière,  300  livres  de  fromage,  5  jambons 
et  quelques  barriques  de  porc  et  de  bœuf  salés.  L'épi- 
cier distribua  le  tout  aux  pauvres  du  quartier,  œuvre 
de  charité  par  laquelle  il  voulut  témoigner  sa  reconnais- 
sance à  Dieu,  cfui  l'avait  préservé  de  la  peste. 

{Retrospectwe  Review,) 


lO 


l\è(e{ïmh$. 


JOB  LE    PHILANTROPE. 


C'est  un  nom  que  mon  ami  Job  mérile  bien  ,  et  que 
l'emploi  de  toute  sa  fortune ,  les  travaux  de  toute  sa  vie, 
justifient  admirablement.  Pâlissez  ,  Cbarles  Borromée  ! 
baissez  la  tète,  évéque  Las  Casas!  rentrez  dans  l'ombre, 
noble  Jean  Howard!  Qu'êtes -vous  auprès  de  mon  ami 
Job? 

Non  seulement  mon  ami  Job  a  passé  sa  vie  à  faire  le 
bien ,  mais  il  n'a  jamais  manqué  de  le  mal  faire.  C'est  le 
plus  gauche,  le  plus  empressé ,  le  plus  maladroit,  le  plus 
malheureux  ,  le  plus  malavisé ,  le  plus  absurde  des  phi- 
lantropes.  Il  offre  à  la  fois  un  exemple  de  ce  que  le  cœur 
humain  a  de  plus  sensible  et  de  ce  que  le  malheur  de 
n'arriver  jamais  à  propos  a  de  plus  douloureux.  Je  le  re- 
garde comme  une  belle  œuvre  de  Dieu,  comme  un  instru- 
ment providentiel;  il  ne  parait  jamais  sur  la  scène  de 
l'humanité  sans  être  chargé  de  bonnes  intentions  5  il  n'y 
fait  pas  un  seul  pas  sans  accoutumer  ce  qui  l'entoure  à 
la  patience  ,  à  la  résignation  et  a.  la  douleur.  Mon  ami  Job 
est  grand. 

Je  n'ai  connu  que  M.  Martin,  non  pas  l'ours,  s'il  vous 
plait,  ni  le  flatteur  et  le  conquérant  des  bêtes  brutes,  ni 
le  peintre  de  Babylone,  mais  M.  Martin  le  membre  du 
Parlement  anglais,  qui  approche  un  peu  de  Job  lo  philan- 
trope.  C'est  M.  Martin  qui  a  fait  entendre  dans  la  chapelle 


JOB    LE    PHILANTHOPE.  147 

Saint-Élienne  une  voix  si  éloquenle  en  faveur  des  ani- 
maux malheureux^  c'est  lui  dont  la  parole  démoslhë- 
nienne  nous  a  rappelé,  à  nous  insensibles,  les  gémisse- 
mens  de  l'àne  accablé  de  coups  par  le  jardinier ,  les 
angoisses  des  chats  poursuivis  par  les  marchands  de  peaux 
de  lapins  ,  et  les  grandes  douleurs  des  chiens  traqués  dans 
les  rues  par  la  police  armée  de  poisons.  Quel  animal  n'a  pas 
trouvé  dans  M.  Martin  un  avocat  paternel  et  un  protec- 
teur zélé  !  C'est  précisément  aussi  depuis  cette  époque  que 
le  roulier  ,  plus  brutal  encore,  charge  de  coups  plus  af- 
freux sa  monture  patiente;  que  le  maraîcher  redouble  de 
mauvais  traitemens  envers  sou  domestique  fidèle-,  et  que 
la  race  canine  a  surtout  à  se  plaindre  de  l'espèce  humaine. 
Tel  est  aussi  le  résultat  de  tous  les  efforts  tentés  par  Job 
le  philantrope.  Une  fatalité  invincible  s'attache  à  ses  pas. 
Son  humanité  active  tombe  partout  comme  un  fléau. 
Exécuteur  volontaire  des  bonnes  œuvres  de  Dieu  ,  il  a 
bien  plus  de  mérite  qu'un  philosophe  ordinaire;  personne 
ne  lui  sait  gré  de  ses  services.  Il  en  recueille ,  pour  ré- 
compense, un  peu  de  haine,  beaucoup  de  mépris,  de  très- 
mauvais  complimens  ,  et  une  renommée  équivoque.  Il  ne 
recule  pas  devant  les  conséquences  de  son  penchant  :  il 
va  toujours.  Sa  mission  se  remplit.  Dès  qu'un  ménage  est 
brouillé,  Job,  plaçant  le  doigt  entre  l'arbre  et  l'écorce, 
ne  manque  jamais  d'élargir  encore  et  d'envenimer  la  plaie 
faite  à  la  confiance  et  à  la  félicité  matrimoniales.  Job , 
d'un  air  bonhomme,  vous  dit  les  vérités  les  plus  dures; 
il  vous  apprend,  par  humanité,  que  votre  femme  vous 
trompe;  que  votre  maîtresse  vous  est  infidèle  ,  que  l'on 
dit  beaucoup  de  mal  de  votre  roman  ;  que  vous  n'avez  eu 
aucun  succès  dans  la  dernière  soirée  du  comte  un  tel; 
il  vous  prémunit  charitablement  contre  la  fatuité  ,  la 
colère,  l'orgueil ,  le  ridicule ,  la  morgue  ,  l'affectation. 


148  JOB   LE    PHILANTROPE. 

Sa  tirade  se  termine  inAariablement  par  ces  mots  :  «  Il 
faut  cire  indulgent 5  tout  le  monde  a  ses  défauts. »  On 
envoie  son  indulgence  à  tous  les  diables-,  on  maudit  les 
leçons  de  Job;  on  est  furieux  contre  son  humanilé.  O 
conseils  perdus!  0  charité  mal  dépensée! 

Il  est  né  riche,  eî;  la  meilleure  partie  de  sa  fortune  a 
disparu  ,  enlevée  par  sa  bienfaisance.  C'est  très-bien,  as- 
surément; mais  comme  il  attaque  aussi  la  fortune  de  ses 
amis,  comme  il  a  toujours  un  billet  de  loterie  pour  une 
veuve  à  vous  faire  accepter,  un  pauvre  jeune  homme  à 
vous  recommander,  un  matelot  naufragé  à  signaler  à  votre 
humanité,  un  marchand  ruiné  à  inscrire  sur  vos  tablettes 
d'aumônes,  ses  meilleurs  amis  ne  le  voient  guère  appro- 
cher sans  terreur.  Quand  il  se  montre,  on  ferme  le  tiroir 
de  son  secrétaire,  et  l'on  met  la  main  sur  ses  poches, 
bien  qu'il  soit  le  plus  honnête  homme  de  la  terre  :  c'est 
le  quêteur  universel.  Je  dois  avouer  qu'il  choisit  ses 
momens  avec  cette  merveilleuse  et  spéciale  gaucherie 
pour  laquelle  il  est  à  bon  droit  renommé.  Vous  venez  de 
perdre  cinquante  mille  francs  (je  désire  que  vous  ayez 
le  moyen  de  les  perdre);  un  gouvernement ,  à  la  solidité 
duquel  vous  ajoutiez  foi,  tombe  et  fait  banqueroute  ;  une 
bonne  partie  de  votre  fortune  s'évanouit  :  le  lendemain 
du  jour  où  cette  nouvelle  vous  accable ,  vous  êtes  sûr  de 
voir  arriver  Job  le  philanlrope,  avec  sa  canne  à  pomme 
d'or,  son  air  bénin  ,  ses  grandes  manchettes ,  son  sourire 
paterne ,  son  regard  sensible  et  sa  voix  attendrissante.  Il 
ne  vient  pas  vous  consoler,  non  ;  ni  pleurer  avec  vous, 
ni  vous  offrir  un  moyen  de  salut.  Rien  de  tout  cela.  Pour 
la  quatrième  fois,  il  vous  prie  d'inscrire  votre  nom  sur 
celte  liste  de  souscripteurs,  et  de  contribuer  à  la  fonda- 
tion d'un  nouvel  hôpital.  Pauvre  Job  !  Dieu  sait  comment 
tu  es  reçu  !  Ne  croil-on  pas  voir  accourir  avec  toi  tous 


JOB    LE    PHILANTROPE.  149 

ces  Grecs,  Italiens,  Espagnols  et  Polonais  que  tu  protèges, 
tous  ces  enfans  bâtards  que  tu  réchauffes ,  tous  ces  orphe- 
lins que  tu  allaites ,  tous  ces  incendiés ,  noyés  ,  avariés , 
suicidés  et  exécutés  (jui  ont  besoin,  les  uns  d'un  toit,  les 
autres  d'un  berceau,  ceux-ci  d'une  culotte,  ceux-là  d'un 
diner,  les  autres  d'une  tombe  ;  enfin  toute  l'armée  de  tes 
enfans?  La  faible  humanité  s'effraie  à  l'aspect  de  tous 
ces  maux  qu'il  faut  soulager,  et  dont  tu  es  le  symbole. 

Si  nous  avons  aujourd  hui  des  bazars  de  charité,  c'est 
à  Job  que  cette  belle  invention  est  due  :  c'est  une  des 
mystifications  de  son  humanité.  Là,  pour  la  rétribution 
de  deux  ou  trois  schellings ,  le  bénévole  public  a  l'inap- 
préciable avantage  de  voir  la  fille  d'une  duchesse  jouer  la 
fille  de  comptoir-,  la  coquetterie  sert  de  doublure  à  la 
charité  ;  un  billet-doux  glissé  lestement  accompagne  la 
pièce  d'or  réservée  aux  pauvres.  Un  sourire  tombé  de  si 
haut  vaut-il  une  guinéei'  un  regard  tendre  ne  s'élève-t-il 
pas  à  un  prix  bien  plus  élevé  .^  et  que  ne  donneriez-vous 
pas  pour  quelques  paroles  charitables  .^  On  se  plaint  donc 
à  tort  de  cette  nouvelle  idée  philantropique,  dont  l'exé- 
cution met  aujourd'hui  en  mouvement  tout  ce  qu'il  y  a 
dans  Londres  de  cœurs  tendres  et  de  bourses  disposées  à 
s'ouvrir  (1). 

Vous  pensez  bien  que  mon  ami  Job  appartient  à  toutes 
les  sociétés  de  charité,  d'humanité  et  de  philantropie, 
qui  couvrent  Londres  de  leurs  afliches.  Ses  poches  sont 
pleines  de  souscriptions;  il  a  trois  mille  soixante-cinq 
motifs  pour  vous  demander  de  l'argent  5  son  sourire  est  un 
artifice  5  la  suavité  de  son  regard  est  un  appât  trompeur  5 

(1)  Dans  la  1"  livraison  de  cette  3^  série  (pag.  187  )  ,  nous  avons 
inséré  une  notice  sur  cette  nouvelle  espèce  de  bazars  appelés  :  fancy 
fairs. 


150  JOB    LE    MHLANTROPE. 

les  iiiflexions  caressantes  de  sa  voix  sont  des  pièges  :  on 
le  fuit  et  on  Tabhorie. 

«  Mon  cher  Svmmons,  dit-il  un  soir  à  un  pauvre 
homme  qui  venait  de  perdre  quaranle  guinées  à  l'écarté  , 
mon  aimable  et  bienfaisant  monsieur  Symrnons  {Jub  sou- 
rit),\o\ii,  êtes  précisément  Ihonime  que  je  désirais  le  plus 
rencontrer.  Si  vous  saviez  Tévénement  affreux  (jui  vient 
d'arriver  (Job  soupire),  vos  yeux  se  voileraient  de  larmes. 
(Job  essuie  une  larme).  Un  pauvre  fabricant  de  draps, 
une  famille  intéressante,  une  vaste  manufacture  devenue 
la  proie  des  flammes  !  {Job  pleure).  Je  le  sais,  vous  n'êtes 
jamais  sourd  aux  appels  de  l'humanité,  mon  cher  Svm- 
mons (Job  lance  à  Symmons  un  regard  irrésistible  de 
tendresse)-^  aussi  est-ce  avec  la  plus  grande  confiance  que 
je  m'adresse  à  vous.» 

Le  malheureux  Svmmons  n'attendit  pas  la  péroraison  , 
et  prétextant  je  ne  sais  quelle  inquiétude  sur  la  santé  de 
sa  femme ,  prit  son  chapeau  et  s'esquiva.  Job  est  si  connu , 
que  dès  qu'il  se  montre  ,  le  vide  se  fait  aussitôt  autour  de 
lui  -,  on  le  fuit  comme  la  peste  ,  le  choléra-morbus  ou  la 
fièvre  jaune.  Combien  de  fois  ne  m'esl-il  pas  arrivé  d  en- 
tendre les  femmes  de  mes  amis  le  désigner  à  leurs  époux 
sous  les  noms  variés  et  peu  flatteurs  de  :  Cette  peste ,  ce 
fléau,  cette  calamité,  cet  ennui,  et  toute  la  variété  d'ex- 
pressions que  peuvent  fournir  les  synonymes  du  dic- 
tionnaire. Au  détour  d'une  rue  ,  aperçoit-on  son  para- 
pluie à  canne ,  son  chapeau  quaker,  sa  blanche  cravatte 
de  mousseline  et  son  habit  noir  si  bien  brossé  :,  on  s'es- 
quive de  toutes  parts-,  vous  diriez  qu'un  choc  électrique 
vient  de  frapper  les  passans,  qu'une  subite  averse  les 
menace.  Dans  toutes  les  directions  ,  vous  les  voyez  par- 
tir et  s'élancer,  les  uns  pénétrant  dans  une  boutique  de 
pâtissier ,  les  autres  entrant  chez  un  ami ,  quelques-un^ 


JOB    LE    PHlLAXTnOPE.  loi 

faisant  chez  le  mercier  l'achat  inutile  d'une  paire  de  gants  ; 
rien  que  pour  échapper  à  Thumanité  assaillante  de  ce 
bienfaisant  Job.  Il  m'en  a  coûté,  à  moi  qui  vous  parle,  une 
glace  que  je  n'avais  point  envie  de  prendre,  un  jabot  que 
je  n'ai  jamais  porté ,  une  canne  que  j'ai  achetée  trois  fois 
trop  cher.  Un  jour  même,  j'ai  mieux  aimé  subir  les  dis- 
sertations pédantesques  du  plus  ennuyeux  et  du  plus  ba- 
vard des  avocats  que  je  connaisse,  que  de  rester  en  butte 
à  l'artillerie  de  sensibilité,  de  larmes  et  de  désespoir  que  le 
philantrope  allait  diriger  contre  moi.  Je  venais  de  l'aperce- 
voir dans  la  rue  voisine. 

Protecteur-né  de  toutes  les  infortunes  ,  il  a  imité  les 
Indiens  qui,  dans  leur  universelle  charité,  n'oublient  ni 
les  quadrupèdes, -ni  les  insectes.  Bon  Job  !  sa  maison  est 
un  hôpital  d'invalides  pour  toutes  les  bétes  détériorées , 
mutilées  ou  malades.  Tuer  une  araignée  ,  il  ne  le  voudrait 
pas,  ses  principes  s'y  opposent 5  aussi  trouvez-vous  dans 
ses  apparlemens  tous  les  modèles  possibles  des  travaux 
ingénieux  que  peut  exécuter  la  (ilandière.  Autour  de  ces 
toiles  inamovibles  bourdonnent  toutes  les  espèces  de 
mouches.  Sur  le  parquet  ,  galopade  éternelle  de  rats , 
et  congrès  de  tout  ce  qui  rampe,  court,  se  traine  ou  se 
glisse.  Un  peintre  espagnol,  dans  ses  jours  picaresques, 
aurait  été  ravi  de  trouver  un  tel  sujet  d'imitation.  Vous 
devinez  que  Job  n'est  pas  marié  ;  quelle  femme  eut  voulu 
disputer  ses  affections  à  tous  les  gueux  du  monde ,  et  les 
partager  avec  tous  les  chiens  et  les  chats  du  quartier.^ 
L'infortunée  qui  aurait  épousé  Job  se  serait  vue  réduite  à 
être  jalouse  d'un  matou  favori  ou  d'un  caniche  abandonné-, 
aUssi  toutes  les  femmes  se  sont  entendues  pour  échapper 
à  ce  triste  sort,  et  Job  est  célibataire! 

Dirai-je  dans  combien  de  mauvais  pas  l'a  jeté  sa  mono- 


15^  JOB    LE    PHILAXTÎIOPË.' 

manie  bienfaisante  ?  Il  faudrait  en  faire  un  livre  ;  je  me 
contenterai  d'un  exemple.  Voici  ce  qui  est  advenu  avant- 
hier  à  mon  indiscret  philantrope. 

Il  revenait  sur  les  minuit  d'un  concert  au  bénéfice  des 
pauvres;  concert  dont  l'organisation  lui  avait  coûté  un 
mal  infini  et  je  ne  sais  combien  de  courses.  La  rue  était 
obscure,  quelques  lampes  nocturnes  étincelaient  dans 
l'ombre ,  la  longue  ligne  des  cochers  endormis  sur  leurs 
sièges  et  le  piétinement  accidentel  de  quelques  chevaux 
donnaient  seuls  à  la  ville  assoupie  un  air  de  vie  et  de  mou- 
vement. Aux  clartés  expirantes  d'une  lampe  de  taverne  , 
Job  crut  distinguer  sur  le  pavé  deux  êtres  étendus  et  im- 
mobiles ;  il  s'approcha.  C'était  un  spectacle  repoussant.  Un 
homme  et  une  femme ,  tous  deux  ivres ,  couverts  de  hail- 
lons et  dans  un  état  que  je  ne  voudrais  ni  décrire  ni  con- 
templer, cuvaient  sur  le  trottoir  les  libations  de  la  soirée. 
Les  fibres  sensibles  du  cœur  de  Job  s'émurent  tout-à-coup, 
sa  bienveillance  inépuisable  s'éveilla  :  a  Pauvres  gens,  s'é- 
cria-t-il!  ils  se  sont  un  peu  amusés  ce  soir,  soyons  indul- 
gens ,  chacun  de  nous  a  ses  défauts.  ■ 

Cocher!  cocher  !  s'écria  M.  Job.  »  Il  avait  déjà  calculé 
dans  sa  pensée  bienfaisante  à  quel  péril  le  couple  intéres- 
sant serait  exposé  :  le  froid  ,  la  pluie ,  une  fluxion  de  poi- 
trine ,  la  mort-,  c'étaient  évidemment,  disait-il,  le  mari  et 
la  femme  :  couple  intéressant  par  son  âge,  peut-être  par 
ses  malheurs.  Il  fallait  le  mettre  à  l'abri  des  intempéries 
de  la  saison  et  lui  procurer  un  doux  réveil ,  après  lequel 
le  savetier  et  sa  femme ,  ou  le  chiffonnier  et  sa  respectable 
épouse  ,  se  livreraient  de  nouveau  à  leur  industrie. 

«  Cocher!  répéta  M.  Job  ,  qui  n'avait  pas  reçu  de  ré- 
ponse de  l'automédon  endormi ,  cocher ,  placez  ces  deux 
personnes  dans  votre  fiacre  et  conduisez-les  au  Lion  et  à 


JOn    LE    rHÎLASTKOPÉ.  163 

ï  jéncre ,  grande  taverne  de  Pall->Iall.  Vous  donnerez  ma 
carte  au  maître  de  riiôlcl,  et  vous  lui  direz  que  je  vais 
vous  suivre.  )) 

Pavé  d'avance,  le  cocher  obéit.  Le  cou[)le  intéressant  j 
que  les  plaisirs  de  la  soirée  avaient  plongé  dans  l'insensi- 
bilité la  plus  complète  ,  est  emballé  dans  le  fiacre  et  porté 
à  la  taverne.  Bientôt  arrive  Job  le  pbilantrope. 

«  Avez  soin  de  ces  pauvres  gens  5  je  paierai  tout,  s'écrie- 
t-il.  Ils  sont  dans  un  triste  état,  mais  il  faut  de  l'indul 
gence  -,  chacun  de  nous  a  ses  défauts.  » 

Job  s'en  va,  laissant  une  guinée  entre  les  mains  de 
raul)ergiste ,  et  le  cœur  joyeux  de  sa  bonne  action. 
L'homme  et  la  femme,  baignés  et  parfumés,  sont  roulés 
dans  les  mêmes  draps  5  Morphéc  et  Bacchus  les  bercent 
de  rêves  gracieux  ou  tristes;  leur  mort  passagère  dure 
jusqu'au  lendemain  matin  ;  onze  heures  sonnent  et  déjà 
toute  la  maison  s'étonne  de  leur  long  sommeil. 

Tout  finit,  cependant  :  c'est  la  loi  de  nature.  Quelle 
surprise  !  la  vieille  ouvre  les  yeux  ,  les  frolle  ,  les  ouvre 
encore,  regarde  autour  d'elle,  admire  et  ne  peut  revenir 
de  son  étonnement.  Ce  miroir  ,  cette  cheminée ,  ces  ri- 
deaux, ce  luxe  inattendu  ,  ce  lit  d'acajou  ,  ces  draps  fins 
ne  lui  appartiennent  pas.  Ce  n'est  point  là  le  grenier  du 
cinquième  étage,  sa  fenêtre  aux  carreaux  verdâlres  dont 
l'aspect  familier  l'accueillait  au  réveil.  Où  peut-elle  être? 
Elle  se  retourne.  Un  bruit  singulier  ,  semblable  à  celui 
d'une  pédale  d'orgue,  retentissait  auprès  d'elle.  O  abonuna- 
tion  !  o  scandale  !  Un  homme  dans  ce  lil;  un  vieillard  rouge 
et  ridé,  une  tète  chauvel  un  bonnet  de  colon  sur  cette  tête  ! 
Imaginez  la  fureur  ,  l'horreur,  l'étonnejnent  de  la  vieille 
femme,  depuis  long-tems  veuve,  et  dont  le  vice  favori 
l'avait  toujours  laissée  parfaitement  liLre  d'un  autre  vice. 
Un  long  cri  témoigne  sa  frayeur  :  à  ce  cri  répété;  le  vieil- 


154  JOB    LE    MIILAXTROPE. 

lard  se  réveille.  Je  n'essaierais  pas  de  décrire  le  double 
regard  de  ces  deux  personnes ,  inconnues  l'une  à  l'autre , 
et  réunies  dans  cette  couche  nocturne  par  l'humanité  de 
mon  ami  Job. 

«Qu'est-ce  que  cela  signifie  .^  cria  le  mendiant,  qui 
fixait  sur  la  vieille  ses  yeux  hagards  et  ébahis. 

—  Quest-ce  que  cela  signifie ,  malheureux  ?  qu'est-ce 
que  cela  signifie  ?  N'avez-vous  pas  de  honte  .-^  vous  voulez 
donc  me  ruiner ,  vous  voulez  donc  me  perdre  ? 

—  Ali  !  ça,  vous  êtes  donc  folle,  la  vieille.^ 

—  Folle? 

—  Oui ,  folle  5  qui  diable  vous  a  amenée  ici  ?  » 

La  vieille,  qui  n'en  savait  rien  du  tout,  s'arrêta  un 
moment  :  il  lui  eût  été  parfaitement  impossible  de  dire 
exactement  d'où  elle  venait  et  où  elle  était.  Elle  se  con- 
tenta donc  d'avoir  recours  à  ces  exclamations  violentes  et 
furibondes  qui  ne  prouvent  absolument  rien ,  mais  qui 
font  beaucoup  de  bruit  j  le  vieil  ivrogne  trouva  cet  accueil 
singulier  ,  et  bientôt  ,  employant  le  même  moyen  ,  il 
fit  retentir  de  ses  vociférations  les  voûtes  ordinairement 
paisibles  de  Ihôtel  où  Job  Tavait  placé.  Le  maitre  de  la 
maison,  efFravé  de  celle  violence,  accourut  au  bruit.  '-, 

«  Voulez-vous  déshonorer  mon  auberge  ?  leur  cria-t-il 
de  toute  sa  force  ;  vos  cris  compromettent  la  réputation 
de  ma  maison. 

—  Belle  maison  et  belle  réputation  !  reprit  la  femme 
en  fureur. 

—  Est-ce  qu'un  mari  et  une  femme  doivent  se  quereller 
ainsi  ? 

—  Mari  et  femme  !  s'écrièrent  à  la  fois  les  deux  ivro- 
gnes. 

—  Cette  vieille ,  ma  femme  !  celte  sorcière!  » 

Ici,  l'éloquence  de  lu  vieille  devint  plus  furieuse  que 


Jon  LE  MiiLAxrnoPE.  155 

jamais.  A  force  de  crier,   on  s'expliqua.  »  Vous  n'éles 
donc  pas  mariés?  leur  dil  l'aubergisle. 

—  Non  cerlainement. 

—  Ce  monsieur  si  sensible  a  voulu  me  mystifier  •  heu- 
reusement j'ai  sa  carte;  la  voici.  Nous  allons  ensemble 
nous  rendre  chez  lui ,  et  nous  verrons.  » 

Ce  fut  un  trio  bien  intéressant  auquel  Job  le  philan- 
trope  eut  à  répondre;  l'aubergiste  réclamait  desdommages- 
intérèts,  le  mendiant  était  furieux,  la  vieille  femme 
exaltait  très-haut  son  honneur.  Il  fallut  marier  ce  couple 
intéressant  5  et  mon  ami  Job  paya  sa  dot. 

(  Metropolitan .  ) 


NOUVELLES  DES  SCIEXCES, 


DE  LA  LITTÉRATURE  ,    DES  BEAUX-ARTS  ,    ftU  COAfMERCE  ,    DES  ARTS 
INDUSTRIELS,   DE   l'aGRICULTURE  ,  ETC. 


^c$ 


gc)cience5   ^^Jaturcffcs. 


Expériences  galvaniques  remarquables  faites  sur  le 
corps  cVuji  pendu.  —  L'action  du  fluide  galvanique  sur 
le  cadavre  des  animaux ,  lorsqu'il  est  appliqué  peu  de  tems 
après  leur  mort,  el  qu'il  est  produit  par  une  forte  bat- 
terie, est  si  remar(juable,  les  moUvemens  qu'il  déter- 
mine ont  tant  de  ressemblance  avec  ceux  qui  sont  le  ré- 
sultat de  la  volonté  pendant  la  vie,  qu'il  est  facile  de 
s'expliquer  l'intérêt  qu'inspirèrent  les  premières  expé- 
riences du  galvanisme.  On  crut  presque  aussitôt  avoir 
trouvé  ,  sinon  la  source  mvstérieuse  de  la  vie,  au  moins 
un  moven  énergique  de  la  diriger,  de  la  réparer,  de  la 
rétablir  même  peut-être  lorsqu'elle  serait  tout -à -fait 
éteinte.  Quoique  cet  enthousiasme  se  soit  beaucoup  re- 
froidi ,  aujourd'liui  que  l'on  n'a  obtenu  presque  aucun  des 
merveilleux  résultats  que  l'on  en  attendait,  cependant  le 
récit  des  expériences  faites  dernièrement  à  Richmond , 
capitale  de  la  Virginie,  nous  semble  bien  fail  pour  in- 
téresser encore:  nous  laisserons  parler  l'auteur  lui-même. 

«  Le  nègre  Ben  ,  âgé  de  20  ans,  était  fort  et  bien  con- 
stitué-, le  développement  du  système  musculaire  indiquait 
qu'il  était  doué  dune  très-grande  force,  il  resta  suspendu 
à  la  potence  pendant  trente-cinq  minutes,  et  dix  minutes 
après  qu'il  en  eut  été  descendu,  son  cadavre  fut  remis  pav 


NOUVELLES  DES  SCIENCES,   ETC.  157 

le  shériffet  Iransporlé  Immédiatemenl  dans  la  salle  où  tout 
ce  qui  élail  nécessaire  pour  les  expériences  se  trouvait 
disposé. 

»  La  ballerie  galvanique  que  nous  avions  à  notre  dis- 
posilion  était  composée  de  deux  cents  paires  de  plaques 
de  Wollaslon  ,  disposées  dans  quatre  auges  qui  communi- 
quaient entre  elles  par  des  plaques  d'étain  ,  mais,  d'après 
la  méthode  d'isolement  adoptée  dans  la  construction  de 
cette  batterie ,  elle  avait  la  force  d'une  batterie  de  trois 
cents  à  trois  cent  cinquante  paires,  construite  comme  on 
le  fait  ordinairement. 

M  Aussitôt  qu'on  fut  assuré  que  le  corps  allait  arriver, 'on 
versa  le  mélange  acide  dans  les  auges,  et  quand  le  ca- 
davre eut  éléélendu  sur  une  table,  on  remarqua  que  l'ex- 
pression de  la  face  était  presque  naturelle-,  elle  n'offrait 
aucune  trace  des  violentes  convulsions  que  l'on  observe 
ordinairement  chez  les  suppliciés. 

»  Un  habile  analomiste  ayant  mis  à  découvert  un  nerf 
important  du  cou  (le  nerf  de  la  huitième  paire,  celui 
qui  fournit  l'influx  nerveux  aux  poumons  ,  à  l'estomac  et 
au  cœur)  ,  une  longue  aiguille  d'argent  semblable  à  celle 
que  l'on  emploie  pour  l'acupuncture  fut  introduite  de 
manière  à  ce  qu'elle  pénétrât  dans  le  tissu  même  du  cœur  : 
cette  aiguille  devait  indiquer  si  le  cœur  conservait  quel- 
que irritabilité  et  servir  à  la  solution  d'une  question 
encore  indécise;  savoir  si  le  cœur  est  susceptible  d'être 
excité  par  le  fluide  galvanique.  Le  pôle  positif  de  la  bat- 
terie ayant  alors  été  mis  en  communication  avec  le  nerf,  et 
le  pôle  négatif  avec  l'aiguille  d'argent,  on  n'observa  pas  le 
plus  léger  mouvement  dans  le  cœur  ,  ce  qu'il  eut  été  facile 
de  voir  par  les  mouvemens  que  le  cœur  aurait  communi- 
qués à  l'aiguille  -,  mais  l'action  sur  les  autres  parties  fut 
bien  évidente.  Les  muscles  du  cou  et  de  la  poitrine  pré- 


158  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

sentèrent  des  mouvemens  convulsifs  d'une  grande  vio- 
lence. On  eût  dit  que  le  sujet  avalait  avec  une  grande 
gloutonnerie 

■»  Une  aiguille  fut  introduite  alors  dans  le  tendon  du 
diaphragme  (muscle  intérieur  de  la  respiration) ,  et  le  pôle 
positif  appliqué  sur  le  nerf  de  la  huitième  paire  -,  aussi- 
tôt de  légers  mouvemens  convulsifs  s'étendirent  sur  la 
poitrine  et  l'abdomen  ,  et  semblèrent  prendre  plus  d'in- 
tensité à  mesure  que  l'acide  paraissait  agir  avec  plus  de 
force  sur  la  batterie.  Le  fil  positif  ayant  ensuite  été  ap- 
proché d'une  aiguille  implantée  dans  le  nerf  ph rénique 
(nerf  qui  se  distribue  au  diaphragme  et  joue  un  rôle 
très-important  dans  la  respiration)  ,  le  résultat  se  trouva 
être  presque  semblable  à  celui  de  l'expérience  précédente; 
seulement  les  mouvemens  communiqués  à  la  poitrine  se 
rapprochaient  davantage  de  ceux  que  détermine  le  hoquet. 

»  L'aiguille  portée  sur  un  nerf  qui  passe  derrière  les 
sourcils  (sus-orbi taire)  détermina  un  mouvement  des  deux 
paupières  parfaitement  semblable  au  clignement  des  pau- 
pières que  l'on  fait  pour  éviter  le  contact  d'un  corps 
étranger,  dirigé  du  côté  de  l'œil  ;  en  même  tems  la  joue 
du  même  côté  offrait  une  agitation  semblable  à  celle 
qu'éprouvent  les  personnes  qui  souffrent  d'une  névralgie 
de  la  face  et  du  tic  douloureux,  ou  bien  encore  au  mou- 
vement que  nous  faisons  lorsqu'une  mouche  s'est  posée 
sur  la  joue  et  que  nous  voulons  l'en  chasser  sans  prendre 
la  peine  d'y  porter  la  main. 

»  L'expérience  suivante  fut  faite  sur  le  wer^ fades  (celui 
qui  donne  le  mouvement  à  une  grande  partie  de  la  face)  j 
quelques  h'gers  mouvemens  dans  la  plupart  des  muscles 
de  la  figure  en  furent  le  résultat.  On  remarqua  surtout 
une  contraction  et  une  distension  des  narines  qui  ressem- 
)jlaient  beaucoup  à  l'expression  du  dédain  ;  mais  ou  n'ob- 


DU  COMMEP.CK  ,   DE  L  INDUSTRIE  ,   ETC.  159 

serva  que  faiblemenl  exprimés  ces  jeux  si  remarquables  de 
la  physionomie  lorsque  les  traits  sont  aninK's  par  la  vio- 
lence de  la  passion  ou  par  lémolion  du  plaisir. 

»  L'un  des  résultats  les  plus  curieux  fut  celui  que  l'on 
observa  au  moment  où  le  nerf  qui  se  rend  à  la  langue  (le 
grand  hypoglosse  )  fut  touché  par  le  pôle  positif.  Cet 
organe  éprouva  à  l'instant  même  un  mouvement  de  vi- 
bration d'une  grande  rapidité  qui  fut  comparé  à  celui 
qu'exécute  la  langue  d'un  serpent  que  Ion  vient  d'exciter^ 
en  même  tems  les  muscles  qui  sont  à  la  base  de  la  langue 
furent  aussi  agités  de  vibrations  rapides,  et  l'on  distin- 
gua le  craquement  des  dents  qui  frappaient  les  unes 
contre  les  autres.  L'aiguille  avant  ensuite  été  portée  sur 
les  muscles  qui  serrent  les  lèvres  et  ferment  la  bouche  , 
on  crut  voir  une  personne  qui  se  parle  seule  et  à  voix 
basse.  Cette  expérience ,  qui  produisit  le  résultat  le  plus 
naturel ,  causa  une  vraie  surprise  parmi  les  spectateurs. 

»  Les  dernières  expériences  furent  dirigées  sur  les  mem- 
bres ^  les  résultats  obtenus  furent  en  raison  du  volume  et 
de  la  force  des  muscles  qui  leur  servent  de  leviers.  Ainsi , 
l'un  des  principaux  nerfs  du  bras  (le  nerf  niédiaii)  avant 
été  mis  à  découvert  et  en  communication  avec  le  pôle 
positif  de  la  pile,  tandis  que  le  pôle  négatif  était  appliqué 
à  une  aiguille  qui  pénétrait  dans  le  petit  doigt,  le  bras  , 
qui  était  dans  la  position  horizontale,  se  leva  avec  tant 
de  violence  qu'il  fallut  emplover  une  grande  force  pour 
le  retenir  en  place.  Il  fit  de  nombreux  efforts,  absolu- 
ment comme  si  le  sujet  eut  été  vivant ,  pour  se  retirer  de 
la  main  de  Topérateur  qui  le  serrait  avec  force;  et  quand 
enfin  ce  dernier  lent  lâché,  il  vint  frapper  avec  violence 
contre  la  poitrine  -,  on  eût  dit  le  bras  d'un  pugiliste  prêt 
à  se  défendre  cohlre  l'attaque  d'un  adversaire.  Pendant 
toute  celte  exrx'rience  la  main  s'ouvrait  et  se  fermait  al- 


1  GO  KOUVELLES  DES  SCIEXCES  , 

ternatlvement ,  le  bras  fléchissait  et  s'étendait  succes- 
sivement à  peu  jnès  comme  le  fait  uu  laboureur  occupé 
à  semer  du  grain  dans  un  champ.  L'avant-bras  présentait, 
outre  ces  grands  mouvemens  ,  une  espèce  de  frémisse- 
ment continuel  semblable  h.  celui  qu'éprouvent  les  mem- 
bres d'un  animal  qui  vient  de  recevoir  un  coup  sur  la 
tète.  La  même  expérience  répétée  sur  un  autre  nerf  du 
bras  (le  nerf  radial)  produisit  un  effet  différent.  Les 
doigts  éprouvèrent  un  mouvement  rapide  tout-à-fait  par- 
ticulier ,  et  qui  fut  comparé  à  ceux  qu'exécute  un  joueur 
de  flûte  ou  plutôt  un  violoniste  quand  il  touche  les  cordes 
de  son  instrument. 

))  Ces  deux  dernières  expériences  furent  les  plus  remar- 
quables, et  démontrent  plus  qu'aucune  autre  le  pouvoir 
presque  magique  de  cet  agent  merveilleux  qui  pourrait 
produire  des  phénomènes  aussi  surprenans  et  absolument 
semblables  à  ceux  qu'ont  exécutés  les  membres  d'une  per- 
sonne jouissant  de  toute  l'intégrité  de  la  vie. 

»  Les  expériences  sur  les  membres  inférieurs  fournirent 
des  résultats  beaucoup  moins  remarquables  ;  le  corps 
était  déjà  presque  froid  à  l'intérieur  ,  et  l'irritabilité  sem- 
blait presque  épuisée.  D'ailleurs  la  force  de  la  batterie  avait 
considérablement  diminué  et  ne  permettait  plus  d'attendre 
des  effets  aussi  énergiques  qu'au  commencement  de  l'e.v 
périence.  )) 

Excursion  dans  les  mines  de  sel  de  TF'ieliczha ,  en 
Pologne.  —  Nous  empruntons  les  détails  qu'on  va  lire 
au  journal  du  capitaine  Balhurst,  rédigé  lors  de  son 
vova"-e  en  Russie  et  en  Pologne,  pendant  les  années 
1832  et  1833.  «  Je  ne  voulais  pas  quitter  Cracovie  sans 
aller  visiter  les  fameuses  mines  de  sel ,  à  Wieliczka.  Un 
seul  obstacle  s'y  opposait  ;  la  présence  de  ma  femme; 


DU  COMMERCE  ,  DE  l'iXDUSTRIE,  ETC.  161 

mais  lorsqu'elle  connut  mon  intention,  elle  me  témoigna 
le  désir  de  me  suivre,  accompagnée  de  nos  deux  enfans. 
Je  refusai  d'abord  ,  mais  je  cédai  bientôt  à  ses  instances. 

»  Nous  partîmes  enfin  ,  et  après  un  court  trajet  nous 
nous  trouvâmes  aux  portes  de  Wielic/ka.  C'est  une  peliio 
■ville  située  au  milieu  d'une  jolie  vallée,  au  pied  d'une  des 
chaînes  des  monts  Crapacks.  A\  ieliczka  n'était  autrefois 
qu'un  amas  de  hameaux  ^  mais  insensiblement ,  grâce  aux 
richesses  que  répand  dans  le  pays  l'exploitation  des  mines , 
il  est  devenu  l'un  des  bourgs  les  plus  fashionables  du 
district.  Les  salines  y  furent  découvertes  vers  le  milieu  du 
treizième  siècle  ,  sous  le  règne  de  Boleslas  V ,  roi  de  Po- 
logne. Casimir-le-Grand  régla  leur  exploitation ,  et  depuis 
cette  époque,  ces  salines  ont  été  une  source  inépuisable 
de  richesses  pour  ce  pays. 

»  A  notre  approche ,  un  des  mineurs  nous  demanda  la 
permission  de  nous  servir  de  guide-  nous  l'acceptâmes 
volontiers,  a  On  peut  descendre  dans  ces  salines,  nous 
»  dit-il ,  par  deux  voies  différentes  :  par  un  escalier  de 
»  plus  de  quatre  cents  marches,  ou  à  l'aide  d'une  corde 5 
))  laquelle  vous  plait-il  d'employer?  —  Demandez  plutôt  à 
»  madame,  repris-je  en  regardant  ma  femme,  qui  parais- 
»  sait  fort  embarrassée  du  choix.  »  Elle  aurait  mieux 
aimé ,  sans  doute  ,  descendre  par  l'escalier  et  se  ménager 
de  lems  en  tems  de  petits  repos  -,  cependant ,  à  ma  grande 
surprise,  elle  opta  pour  le  cable. 

M  Aussitôt,  ou  nous  aff'ubla  de  longues  tuniques  blanches 
pour  préserver  nos  vétemenset  nousgarantirdel'humidité; 
puis  ,  nous  nous  avançâmes  sous  une  espèce  de  hangar 
où  nous  attendaient  deux  petits  garçons,  une  lampe  à  la 
main.  Dès  qu'ils  nous  virent  arriver  ,  ils  découvrirent 
l'ouverture  par  où  nous  devions  descendre,  et  ramenèrent 
à  eux  un  câble  d'une  grosseur  prodigieuse,  fixé  au-dessus 
xr.  II 


1  G2  .  NOIVELLES  DES  SCIENCES  , 

de  nos  tètes  à  un  cylindre  sur  lequel  il  se  déroulait.  Je  fis 
asseoir  ma  femme  et  mes  deux  enfans  sur  l'un  des  sièges 
disposés  le  long  du  câble ,  en  ayant  soin  toutefois  de 
les  attacher  à  la  corde  par-dessous  les  aisselles.  Dès 
que  nous  fûmes  tous  assis,  visiteurs  et  conducteur,  à  la 
faible  lueur  de  deux  petites  lampes,  nous  nous  lais- 
sâmes plonger  dans  les  profondeurs  de  l'abîme.  La  corde  se 
déroulait  avec  rapidité;  à  mesure  que  nous  descendions,  il 
me  semblait  que  la  vitesse  redoublait  ;  tant  la  colonne  d'air 
que  nous  déplacions  soulevait  avec  violence  nos  vétemens. 
Notre  descente  ne  fut  pas  de  longue  durée  5  en  moins  de 
deux  minutes ,  nous  touchâmes  au  fond  :  là ,  un  groupe 
de  mineurs  vint  nous  souhaiter  la  bienvenue,  et  nous  aida 
à  nous  dégager  de  nos  sièges  et  de  nos  attaches.  Je  re- 
connus ce  service  et  cet  empressement  par  quelques  pièces 
de  monnaie  ,  et  nos  hôles  se  dispersèrent  pour  retourner 
à  leurs  travaux  5  il  ne  resta  auprès  de  nous  que  notre 
conducteur  Rlakowicz  et  les  deux  petits  garçons  qui  nous 
éclairaient.  Jusqu'ici,  accoutumée  à  la  clarté  d'un  jour 
brillant,  ma  rétine  n'avait  pu  se  dilater  assez  pour  me 
laisser  apercevoir  le  monde  nouveau  où  j'étais  descendu. 
Mais  bientôt  il  me  fut  permis  de  contempler  la  beauté 
de  ces  voûtes  épaisses  qui  se  prolongeaient  à  une  distance 
immense  et  que  mon  œil  ne  pouvait  sonder. 

Nous  traversâmes  de  grandes  salles ,  de  larges  corri- 
dors ,  où  le  silence  n'était  interrompu  que  par  le  bruit 
des  outils  et  le  chant  de  quelques  ouvriers  dispersés  çà 
et  là.  Nous  arrivâmes  dans  une  salle  assez  spacieuse ,  à 
l'entrée  de  laquelle  était  la  statue  d'Auguste  II,  roi  de 
Pologne,  de  grandeur  naturelle  et  faite  d'un  seul  bloc  de 
sel.  «  Nous  voici  dans  la  chapelle,  nous  dit  Klakowicz.  » 
Nous  étions  en  effet  dans  un  petit  temple  consacré  au  culte 
papiste.  Au  fond  était  un  autel  d'un  beau  travail;  sur  un 


! 


DU  COMMERCE,   DE  l'iXDUSTRIE  ,   ETC.  163 

des  cotés,  une  chaire  magnifique,  et  tout  autour  de  la  nef 
des  colonnes  sans  nombre;  la  voûte  s'élevait  trop  au-dessus 
de  notre  portée  pour  que  les  lampes  pussent  l'éclairer. 
A  droite  et  à  gauche ,  nous  remarquâmes  des  statues  de 
sel  rose  qui  représentaientdeux  enfans  de  chœur,  comme 
on  en  voit  dans  les  églises  catholiques.  «  Cette  espèce  de  sel 
»  est  devenue  très-rare  aujourd'hui,  médit  Klakowicz,  en 
»  tirant  de  sa  poche  une  boîte  qu'il  remit  à  ma  fille;  j'espère, 
M  ajouta-t-il  aussitôt  en  souriant,  que  vous  voudrez  bien 
»  accepter  pour  mademoiselle  ces  petits  bijoux,  qui  n'ont 
»  de  valeur  que  par  la  rareté  de  la  matière  avec  laquelle 
))  ils  sont  faits.  -»  Emma  remercia  et  s'empressa  d'ouvrir 
la  boite  ,  où  elle  trouva  un  collier  et  une  paire  de  boucles 
d'oreilles  de  sel  rose.  Cet  ouvrage  était  travaillé  avec  beau- 
coup d'art  et  de  délicatesse.  Nous  passâmes  ensuite  dans  la 
salle  du  Lustre.  Le  spectacle  qu'offre  la  Klosha  (  c'est 
ainsi  que  cette  salle  est  appelée  par  les  mineurs)  est  majes- 
tueux et  imposant.  Tout  autour  règne  une  forêt  de  piliers 
noirs  5  de  chaque  coté  viennent  aboutir  des  corridors 
vastes  et  obscurs;  mille  arcades  se  succèdent  les  unes  aux 
autres.  Du  milieu  de  la  voûte  descend  une  immense  giran- 
dole de  sel  cristallisé  ,  dont  les  branches  se  prolongent  au 
loin  dans  tous  les  sens.  Nous  marchâmes  pendant  quelque 
tems  sans  jamais  rencontrer  d'obstacle  ;  cependant  un  mu- 
gissement épouvantable  se  faisait  entendre,  semblable  à 
celui  d'un  torrent  grossi  par  l'orage.  C'était  en  effet  le 
bruit  d'un  fleuve  souterrain  ,  dont  les  eaux  tombaient 
avec  force  d'une  hauteur  prodigieuse  et  serpentaient  en- 
suite avec  tranquillité.  Nos  enfans  ne  purent  résister  à 
ce  spectacle  !  Je  priai  Klakowicz  de  les  conduire  auprès  de 
quelques  ouvriers,  dans  un  endroit  moins  horrible,  et 
j'ordonnai  à  John  de  les  surveiller.  Pour  nous,  nous  at- 
tendimes  le  retour  du  guide  au  pied  de  la  cascade. 


164  XOUNELLES  DES  SCIENCES, 

»  Cependant  Klakowicz  arriva,  et  nous  assura  que  nos 
enfans  étaient  à  l'abri  de  tout  danger.  Il  nous  conduisit 
ensuite,  en  suivant  la  sinuosité  du  torrent  ,  sur  un  petit 
escalier  d'où  nous  pûmes  apercevoir  avec  plus  de  facilité 
cette  vaste  enceinte.  Nous  avions  à  nos  côtés  une  centaine 
d'ouvriers  qui,  une  lampe  suspendue  à  la  ceinture,  cou- 
paient des  blocs  de  sel  ;  le  fleuve  coulait  sous  nos  pas , 
une  étendue  de  sept  mille  pieds  se  développait  devant 
nous  ;  à  gauche  était  la  cascade ,  et  sur  notre  tête  une 
voûte  que  nos  lampes  ne  pouvaient  éclairer  ,  et  qui  s'éle- 
vait, à  ce  que  nous  assura  le  guide,  à  quatre  cent  trente- 
deux  pieds  au-dessus  du  sol. 

»  Nous  parcourûmes  ensuite  une  infinité  d'autres 
salles  non  moins  intéressantes,  des  corridors  de  toutes 
p^randeurs ,  des  allées  de  toutes  dimensions,  dont  les 
voûtes  étaient  la  plupart  soutenues  par  des  piliers  de 
bois  brut.  Nous  visitâmes  ensuite  les  écuries  où  quelques 
chevaux  décrépits  se  reposaient  en  attendant  l'heure  de 
la  fatigue.  Klakowicz  nous  donna  mille  petits  détails  sur 
les  salines  5  il  esquissa  en  peu  de  mots  le  tableau  de 
leur  administration,  nous  indiqua  les  différentes  branches 
de  travail  qu'elles  exigeaient,  et  porta  à  plus  de  douze 
cents  le  nombre  d'hommes  employés  à  leur  exploitation. 
Il  nous  montra  des  blocs  de  sel  de  cinq  à  six  quintaux, 
taillés  en  forme  cylindrique  pour  les  transporter  avec  plus 
de  facilité,  les  tonneaux  remplis  de  débris  piles  et  de 
petits  éclats.  Il  nous  fit  distinguer  les  quatre  espèces  de 
sel  qui  forment  les  roches  de  Wieliczka.  Le  sel  brut , 
ou  sel  grossier  -,  le  sel  vert ,  ou  zielow  ,•  le  sel  blanc  , 
appelé  53i7»iAau'a,  et  le  sel  cristallisé,  transparent,  qui 
porte  le  nom  de  oczhowala.  Il  nous  présenta  des  morceaux 
de  sel  extraits  des  strates  supérieures  ,  et  qui  étaient 
mêlés  avec  de  la  terre  glaise,  des  coquilles  et  des  pélrifi- 


DU  COMMENCE,  DE  l'inDUSTMEj  ETC.  165 

cations;  on  ne  peut  employer  cette  qualité  qu'après  qu'elle 
a  été  lavée.  La  première  couche  de  sel  pur  esta  mille  pieds 
au-dessous  de  la  surface  du  sol ,  et  la  quantité  que  l'on  en  a 
tirée  depuis  la  découverte  de  la  mine  s'élève,  d'après  les  ar- 
chives, à  plus  de  600  millions  de  quintaux.  Nous  pas- 
sâmes ensuite  devant  l'obélisque,  et  nous  nous  arrêtâmes 
dans  la  salle  du  Bal.  Ici ,  je  ne  sais  pourquoi ,  nous  n'é- 
prouvàmcs  pas  ce  sentiment  de  grandeur  dont  nous 
avions  l'ame  remplie  dans  les  autres  parties  de  la  mine-, 
le  nombre  des  colonnes ,  Tj-lévation  de  la  voûte ,  la  ri- 
chesse des  galeries  ne  frappent  plus  rimaginalion.  Peut-i 
être  que  notre  esprit  s'accoutume  difficilement  à  voir  les 
beautés  grandioses  de  la  nature  s'allier  au  luxe  frêle  et 
mesquin  de  nos  salons.  Klakowicz  fit  allumer  plusieurs 
bougies,  dont  la  clarté  se  répandit  dans  toute  l'enceinte, 
et  nous  pûmes  examiner  en  détail  chacune  des  parties, 
chacun  des  meubles  de  cette  singulière  salle.  Klako- 
wicz était  un  homme  de  quarante-cinq  ans;  pendant  sa 
jeunesse,  il  avait  été  témoin  des  fêtes  magnifiques  qui 
s'étaient  données  aux  salines.  Il  nous  parla  surtout  de  celle 
qui  y  fut  célébrée  en  1813  ,  à  l'époque  de  la  retraite  du 
prince  Poniatowski.  Ma  femme  prêtait  une  oreille  atten- 
tive au  récit  animé  du  conducteur.  La  moindre  circon- 
stance de  lanarralion  l'intéressait,  et  elle  faisait  souvent  ré- 
péter au  guide  complaisant  les  particularités  qui  la  frap- 
paient le  plus.  Il  fallut  cependant  quitter  la  salle  du  Bal^ 
et  ma  femme  s'y  décida  avec  peine.  Elle  aurait  très-volon- 
liers  fait  le  sacrifice  de  ce  qui  nous  restait  à  voir,  pour 
jouir  encore  quelques  instans  d'un  spectacle  qui  s'ac* 
comaiodait  si  bien  à  ses  goûts.  On  éteignit  les  bougies  5 
et  nous  sortîmes. 

»  Nous  étions  retombés  dans  les  ténèbres ,  et  comme  lea 
lampes  ne  nous  suffisaient  plus ,  les  petits  garçons  qui 


166  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

nous  précédaient  allumèrent  des  torches.  Après  quelques 
détours,  nous  arrhâmes  dans  la  salle  du  Lac.  Ici,  à  la 
lueur  des  flambeaux  se  développait  à  nos  veux  comme 
une  vaste  nappe  ,  un  lac  souterrain.  L'eau  était  noirâtre 
et  tranquille  ;  sur  les  rives  éloignées  s'avançaient  des  étran- 
gers que  la  curiosité  amenait  comme  nous  en  ces  lieux. 
Revêtus  de  leur  blouse  grise ,  éclairés  par  des  flambeaux  , 
on   aurait  dit  les  ombres  des  morts  privés  de  sépulture 
qui  voltigent  sur   les   bords  du  Styx  jusqu'à  ce  qu'une 
-main  pieuse  creuse  une  tombe  à  leur  dépouille  charnelle. 
Pour  compléter  l'illusion  ,  il    y  avait   sur   le   Przykos 
(  c'est  le  nom  du  lac  )  une   barque  amarrée  à  une  chaîne 
de  fer.  Une  voix  lugubre  nous  demanda  d'un  ton  brusque 
si   nous   voulions   nous   embarquer.    Nous   nous  appro- 
châmes, les  autres  étrangers  imitèrent  notre  exemple  5 
et  nous  tentâmes  ensemble  la  traversée.  Deux  bateliers 
dirigèrent  notre  esquif  sur  les  eaux  pesantes  du  lac  infer- 
nal. Le  tourbillon  de  fumée  que  répandaient  nos  torches, 
la  clarté  qui  se  réfléchissait  sur  la  surface  de  cette  mer 
souterraine  .  le  chant  des  bateliers  ,  le  bruit  des  rames  , 
l'agitation  de  l'eau,  ces  habits  étranges  dont  nous  étions 
revêtus ,  ce  vague  qu'on  ne  sait  définir ,  mais  que  l'on 
éprouve  dans  des  circonstances  pareilles ,  tout  cela  avait 
exalté  mon  imagination,  et  je  laisse  à  penser  si  celle  de  ma 
femme  était  exempte  de  toute  influence.  Nous  débarquâ- 
mes enfin  sur  l'autre  rive  ,  incertains  encore  si  le  batelier 
n'exigerait  pas  l'obole  des  morts. 

))  Klakowicz  nous  fit  bientôt  descendre  aux  deux  étages 
inférieurs;  après  avoir  parcouru  avec  lui  une  infinité 
d'autres  salles  également  intéressantes,  visité  les  machines, 
les  pompes,  il  nous  conduisit  sous  une  voûte  où  pen- 
daient des  stalactites  brillans,  des  cristaux  réguliers  et 
incrustés  de  globules  de  sel  semblables  à  desdiamans.  Nous 


DU  COMMERCE,   DE  l' INDUSTRIE  ,   ETC.  167 

admirions  depuis  quelque  tems  ces  structures  si  riches  et  si 
variées,  quand,  avec  le  plus  grand  sang-froid  du  monde, 
Klakowicz  vint  porter  sans  le  vouloir  le  trouble  dans 
notre  ame.  «  Le  lieu  où  nous  sommes  ,  dit  en  s'appesan- 
tissant  sur  les  mots  le  bénin  conducteur  ,  correspond  tout 
juste  au  milieu  du  lac  que  nous  avons  traversé  tout-à- 
l'heure.  ))  A  ces  mots,  ma  femme,  surprise  par  un  senti- 
ment de  fraveur  auquel  elle  était  déjà  prédisposée  ,  pousse 
un  cri,  se  dégage  de  mon  bras  et  court  avec  précipitation 
vers  le  coté  opposé  5  j'abandonne  aussitôt  le  guide  et  cours 
auprès  d'elle  ,  mais  ,  dans  ce  même  instant ,  du  fond  d'une 
salle  voisine  une  explosion  se  fait  entendre,  répétée  par 
tous  les  échos  du  souterrain  (c'était  le  bruit  causé  par  un 
bloc  que  l'on  venait  de  détacher  à  l'aide  de  la  poudre). 
Nous  crûmes  que  c'était  la  réalisation  de  nos  craintes.  Je 
m'imaginai  un  instant  que  les  voûtes,  aft'aissées  sous  le 
poids  du  lac,  s'écroulaient  les  unes  sur  les  autres.  Vaines 
terreurs  ! 

))  Bientôt  nous  fûmes  détrompés  de  notre  erreur,  et  nous 
vîmes  approcher  Klakowicz  qui ,  en  souriant,  nous  expli- 
qua tout  le  mvstère.  Il  était  tems  cependant  de  quitter  ce 
sombre  séjour  oîi  nous  avions  déjà  passé  huit  heures  , 
mais  qui  demanderait  plus  de  six  mois  ,  au  dire  de  notre 
guide,  si  l'on  désirait  le  visiter  en  entier.  Nous  remon- 
tâmes au  premier  étage  ,  par  un  escalier  taillé  dans  le  sel, 
et  nous  retrouvâmes  nos  deux  enfans  un  peu  inquiets , 
mais  heureux  de  nous  revoir.  Je  laissai  quelques  schel- 
lings  à  Klakowicz ,  qui  riait  sous  cape  de  notre  frayeur!; 
et  après  avoir  fait  attacher  au  câble  qui  nous  avait  des- 
cendus une  de  ces  cages  qui  servent  à  élever  le  minerai , 
j'y  déposai  ma  femme,  mes  enfans,  et  nous  regagnâmes 
tous  ensemble  la  surface  terrestre.  » 


16â  NOUVELLES  DES  SCIEXCES  , 

Progrès  de  la  Littérature,  des  Sciences  et  des  Beaux-' 
u4rts  au  Brésil(\).  — Le  Brésil,  si  fécond  en  productions 
naturelles,  ne  l'est  pas  moins  en  hommes  de  talent.  Elle  a 
eu  ses  poètes,  cette  nation  née  d'hier,  ou  plutôt  le  Brésilien 
naît  poète  et  musicien  :  à  l'ombre  de  ses  hauts  palmiers , 
aux  sons  d'une  agreste  mandoline,  sa  verve  s'épanche  en 
accords  mélodieux ,  comme  la  brise  de  ses  forets.  Aussi, 
quoique  pendant  trois  cents  ans,  depuis  la  prise  de  pos- 
session par  don  Pedro  Cabrai,  pas  une  académie,  pas  une 
institution  littéraire  n'ait  été  fondée  dans  ce  vaste  em- 
pire ,  le  Brésil  avait  cependant  dès  le  dix-septième  siècle 
ses  poètes,  poètes  malheureux,  il  est  vrai,  auxquels  il 
était  défendu  de  pleurer  les  tourmens  de  la  patrie,  mais 
dont  les  ouvrages  révèlent  un  profond  sentiment  poé- 
tique. C'est  Benlo  Teixeira,  auteur  de  la  Prosopopéei, 
Bernardo  Yieira ,  l'un  des  défenseurs  du  Brésil  dans  sa 
lutte  contre  la  Hollande^  Manoel  Bolelho,  qui  publia  la 
Musique  du  Parnasse  ,  divisée  en  chœurs  de  vers  portu- 
gais, espagnols,  italiens  et  latins,  ouvrage  bizarre,  mais 
qui ,  dans  son  originalité  offre  des  beautés  de  plus  d'un 
genre  ^  Brito  de  Lima,  qui  composa  la  Cesarea  à  la  gloire 
du  gouverneur  de  Pernambuco,  Fcrnandès  César  ,  et  Sal- 
valor  Mesquita ,  qui  écrivit  en  latin  un  drame  intitulé  : 
le  Sacrifice  de  Jeplité. 

A  celte  époque,  le  Portugal,  à  l'instar  de  l'Espagne  , 
faisait  tous  ses  efforts  pour  arrêter  au  Brésil  le  progrès  de 
l'intelligence  et  des  lumières.  Deux  siècles  s'écoulèrent 

(l)  Une  grnnilo  partie  des  documcns  (jui  ont  servi  à  rédiger  cet  article  Ont 
clé  cmprunles  au  nouveau  numéro  di?  l'Institut  historique,  puLliJ  sous  les  aus- 
|>iec5  de  toutes  les  nolabililés  de  rcpor[HC, 


DU  COMMERCE,  DE  l'iNDISTME,  ETC.  169 

sans  que  les  arts  fissent  un  pas  hors  des  couvens;  le  gou- 
vernement portugais  semblait  vouloir  les  concentrer  dans 
ces  enceintes.  De  vastes  temples  furent  dessinés  et  exécu- 
tés en  Portugal ,  puis  transportés  en  Amérique,  pierre  par 
pierre-,  tout  arrivait  numéroté.  C'est  ainsi  que  fut  con- 
struite l'église  de  la  Concepîion  à  Baliia.  Le  Brésilien 
n'avait  qu'à  joindre  les  pièces^  il  lui  était  défendu  d'ap- 
pliquer ses  facultés  intellectuelles,  même  aux  arts  méca- 
niques les  plus  grossiers. 

Cependant,  malgré  ces  entraves  ,  le  génie  commen- 
çait à  dissiper  les  ténèbres  :  des  Brésiliens  furent  ap- 
pelés à  Lisbonne  pour  rédiger  le  Dictionnaire  de  la 
langue  portugaise-,  et  l'université  de  Coimbre  compta  des 
Brésiliens  au  nombre  de  ses  plus  habiles  professeurs.  D'un 
autre  côté  les  colons  portugais,  trainanlà  leur  suite  des  mil- 
liers d'Africains,  se  servaient  deleurs  bras  pour  exlraii  e  l'or 
des  mines.  Devenus  riches,  ils  éprouvaient  bientôt  le  be- 
soin du  luxe  ,  et  pour  le  satisfaire,  ils  faisaient  apprendre  à 
leurs  esclaves  la  musique  et  la  peinture  5  quelques-uns  de 
ces  fortunés  nababs  envoyèrent  même  leurs  nègres  étudier 
les  arts  en  Italie.  L'un  d'eux  ,  Sébastien ,  décora ,  à  son 
retour  à  Bio-Janeiro,  l'église  de  San-Francisco  avec 
beaucoup  de  goût,  et  ses  fresques  ,  qui  ne  manquent  ni 
de  noblesse  ni  de  grâce ,  apparaissent  comme  un  vague 
reflet  des  loges  du  Vatican.  Les  couvcns  eurent  aussi 
leurs  esclaves  artistes,  et  la  postérité  libre  qui  se  presse 
aujourd'hui  sous  leurs  péristyles  est  loin  de  croire  qu'ils 
ont  été  élevés  par  des  mains  chargées  de  chaînes.  C'est 
encore  à  cette  race  méprisée  que  l'on  doit  la  construction 
du  magnifique  aqueduc  de  Canoca  et  de  la  superbe  fon- 
taine qui  décore  l'une  des  principales  promenades  de 
Bio-Janeiro. 

La  littérature  ne  resta  pas  étrangère  à  ce  mouvement 
artistique  :  dès  le  commencement  du  dix-huitième  siècle , 


170  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

le  Brésil  vit  fleurir  Francisco  de  Almeïda,  qui  publia, 
dans  la  langue  de  Virgile,  son  Orphée  Brésilien.  Le  Par- 
nasse américain,  et  la  Brasiléide,  ou  la  Découverte  du 
Brésil ,  sont  encore  des  productions  de  la  même  époque. 
Certes ,  ces  ouvrages  ne  sont  pas  des  chefs-d'œuvre ,  mais 
ils  servent  du  moins  à  marquer  le  point  de  départ  d'une 
littérature  dont  l'horizon  s'étendait  chaque  jour  ^  en  effet 
des  écrivains  du  premier  ordre  ne  tardèrent  pas  à  pa- 
raître. Duraô  ,  dans  son  Caramuru ^  poème  national  des- 
tiné à  célébrer  les  aventures  du  jeune  Diego,  jeté  sur  les 
plages  de  San-Salvador ,  et  Basilio  da  Gama,  dans  son 
Uraguaj^  ou  la  Guerre  des  Missions ,  chantent  comme 
Homère  sans  cesser  d'être  Brésiliens  ;  l'infortuné  Gonzaga, 
dont  les  bagnes  d'Afrique  furent  le  tombeau,  rappelle  dans 
ses  vers  tantôt  la  poésie  mélancolique  des  Tristes  d'Ovide, 
tantôt  les  gracieuses  compositions  du  chantre  de  Téos. 
Enfin,  Caldas  et  San-Carlos,  philosophes,  orateurs  et  poè- 
tes, célébrèrent  dans  des  hvmnes  religieux  les  mystères 
du  christianisme.  Ces  divers  travaux  et  beaucoup  d'au- 
tres donnèrent  l'impulsion  au  génie  national  ^  en  dépit 
de  la  métropole  les  arts  et  la  poésie  ne  sommeillèrent  plus 
au  Brésil,  et  ils  étaient  déjà  préparés  au  progrès  quand 
Jean  VI  débarqua. 

Les  artistes  qui  accompagnaient  Jean  VI  ne  s'élevaient 
pas  au-dessus  de  la  médiocrité;  aussi  trouvèrent-ils  parmi 
les  nationaux  des  hommes  beaucoup  plus  habiles  qu'eux  ; 
entre  autres,  José  Léandro,  qui  obtint  le  premier  prix  au 
concours  pour  le  grand  tableau  du  maitre-aulel  de  la  cha- 
pelle royale,  et  José  Mauricio,  enfant  de  douze  ans,  dont 
le  premier  jet  fut  une  messe  à  grand  orchestre.  La  cour 
surprise  eût  voulu  l'opposer  à  Marcos,  le  plus  habile 
compositeur  de  Lisbonne  -,  mais  il  était  encore  ab- 
sent. Enfin  Marcos  arrive ,  et  se  trouve  face  à  face  avec 
un  rivai  imberbe,  qui  n'avait  jamais  vu  Tlulie.  La  lut 


DU  COMMERCE,   DE  l' INDUSTRIE  ,   ETC.  171 

commence,  Tenvie  fermente  dans  le  cœur  du  Portugais  ; 
mais  le  génie  du  Brésilien  était  tellement  hors  ligne,  ses 
compositions  se  multipliaient  avec  tant  de  rapidité,  que 
l'opinion  publique  se  prononça  pour  lui.  La  manière  de 
Marcos  n'était  pas  dépourvue  d'agrément-,  mais  son  style 
était  mesquin ,  et  sa  musique  la  même  au  théâtre  qu'à 
l'église.  José  Mauricio,  lui  au  contraire,  était  doué  d'une 
exquise  sensibilité;  il  variait  à  l'infini  le  genre  de  ses 
compositions;  ses  notes  mélodieuses  allaient  à  l'ame,  et 
long-tems  après  qu'on  les  avait  entendues  ,  elles  produi- 
saient encore  de  vives  sensations. 

Jean  VI,  prince  faible,  sans  talent  et  sans  énergie,  fai- 
sait cependant  tous  ses  efforts  pour  favoriser  l'émigra- 
tion au  Brésil  et  cherchait  à  s'environner  de  quelque 
éclat.  En  1807  ,  époque  de  son  arrivée  en  Amérique, 
il  transféra  à  Rio-Janeiro  l'académie  de  marine  consa- 
crée aux  sciences  mathématiques ,  aux  sciences  physico- 
mathématiques, à  l'étude  de  l'artillerie,  de  la  naviga- 
tion et  du  dessin.  Trois  ans  après,  suivant  les  conseils 
du  comte  de  Linharès ,  son  ministre ,  il  fonda  dans  la 
même  ville  une  académie  militaire  dont  les  cours  étaient 
de  sept  ans  ,  et  où  l'on  enseignait  les  sciences  mathé- 
matiques ,  la  stratégie  et  l'histoire  naturelle  ;  enfin  , 
quelques  années  plus  tard  ,  deux  écoles  médico-chi- 
rurgicales s'élevèrent  à  Rio-Janeiro  et  à  Bahia.  Dès- 
lors  la  jeunesse  brésilienne ,  sans  traverser  l'Atlantique, 
put  disposer,  au  sein  même  de  la  patrie,  de  quelques 
moyens  d'instruction  ;  moyens  imparfaits  sans  doute  , 
mais  que  bien  peu  de  fortunes  pouvaient  aller  chercher  en 
Europe. 

Dans  cette  période,  le  Brésil  compte  un  grand  nombre 
d'illustrations  scientifiques.  Nous  citerons  parmi  les  noms 
les  plus   recommandables ,   José-Bonifacio  d'Andrada, 


172  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

philologue  et  minéralogiste,  qui  a  écrit  de  curieux  mé- 
moires sur  celle  branche  inléressante  de  l'histoire  na- 
turelle ;  le  docteur  Mello-Franco  ,  auteur  d'imporlans 
travaux  sur  Tart  médical  -,  le  frère  Léandre ,  illustre  bo- 
taniste à  qui  l'on  doit  l'introduction  de  la  culture  du 
thé  au  Brésil  ;  Silva  Lisboa ,  homme  d'une  immense  éru- 
dition ,  auteur  de  divers  écrits  sur  la  législation  commer- 
ciale, etc.,  etc. 

Malheureusement  Jean  YI,  tout  en  accordant  au  Brésil 
quelques  établissemens  d'instruction  publique,  craignait 
les  conséquences  du  progrès  des  lumières  dans  ce  pays, 
et  cherchait  à  en  maîtriser  l'élan.  Inutiles  eiïbrts  :  treize 
ans  s'étaient  à  peine  écoulés  depuis  l'arrivée  de  la  cour  de 
Portugal,  et  dt^à  la  nation  se  refusait  au  svstème  étroit  de 
Jean  VI,  lorsque  la  révolution  d'Oporto  vint  donner  une 
direction  nouvelle  aux  affaires  de  la  monarchie  portu- 
gaise. Le  roi  et  la  famille  royale,  à  l'exception  de  don 
Pedro,  quittèrent  Rio  et  entrèrent  dans  le  Tage,  le  3  juil- 
let 1821.  Depuis  cette  époque,  la  rupture  du  Brésil  avec 
la  métropole,  son  émancipation  ,  furent  l'eûet  inévitable 
de  nouvelles  exigences.  Cinq  ou  six  ans  après  le  triom- 
phe de  l'indépendance,  deux  écoles  de  droit  furent  fon- 
dées à  San-Paulo  et  à  Pernambuco,  où  plus  de  quatre 
cents  élèves  se  livrent  chaque  année  à  l'élude  du  droit 
et  de  l'économie  politique.  Enfin,  en  1832,  les  an- 
ciennes académies  de  médecine  de  Bahia  et  de  Rio  ont 
été  établies  sur  un  nouveau  plan,  et  aujourd'hui,  à  de 
très-rares  exceplions,  les  savans  du  Brésil  suivent  de 
près  le  mouvement  scientifique  qui  s'opère  en  Europe. 
Ainsi  le  génie  naturel  du  peuple  brésilien,  libre  des  en- 
traves long-lems  opposées  à  son  développement,  réalise 
chacjue  jour  les  espérances  qu'il  avait  lait  concevoir. 
Encore  quelques  années,  et  le  Brésil  n'aura  rie u  à  en- 


DU  COMMERCE,  DE  l' INDUSTRIE  ,  ETC.  173 

vier,  pour  les  sciences ,  à  l'Amérique  seplenlrionale,  qu'il 
laisse  déjà  loin  derrière  lui  sous  le  rapport  des  beaux-arts. 

En  effet,  dès  que  Jean  YI  eut  pris  la  résolution  de  se 
fixer  au  Brésil ,  ses  amis  et  ses  courtisans  firent  tous  leurs 
efforts  pour  environner  sa  nouvelle  cour  de  tous  les  pres- 
tiges des  arts  :  l'Italie  lui  fournit  de  brillans  virtuoses, 
et  l'orchestre  de  la  chapelle  royale  fut  porté  à  50  chan- 
teurs et  à  100  instrumentistes-,  enfin  la  France,  toujours 
si  féconde  en  célébrités  de  tout  genre,  kii  envoya  une 
colonie  de  savans  et  d'artistes.  M.  Le  Breton,  ancien  se- 
crétaire perpétuel  de  la  classe  des  beaux-arts  de  l'Institut, 
partit  pour  le  Brésil,  accompagné  de  M.  Debret ,  peintre 
d'histoire,  des  frères  Taunay,  l'un  paysagiste,  l'autre  sculp- 
teur, de  Grandjean  ,  architecte,  d'Ovide,  mécanicien, 
des  frères  Ferrez ,  sculpteurs  et  graveurs  de  médailles, 
de  Pradier,  graveur  d'estampes,  et  du  musicien  Neu- 
com.  Malheureusement  des  dissenlions  politiques  vinrent 
paralyser  l'impulsion  donnée  par  la  science  et  le  talent. 

Neucom  revint  en  France,  Taunay  le  paysagiste  l'ac- 
compagne, Taunay  le  statuaire  meurt,  et  les  autres  at- 
tendent encore,  retenus  par  une  dernière  lueur  d'espé- 
rance. Cependant  les  commotions  politiques  continuent  ; 
mais  Jean  VI  passe  en  Portugal  5  un  autre  gouvernement 
s'installe,  rindépendance  brille  enfin  :  alors  de  nouveaux 
projets  se  préparent,  de  nouveaux  travaux  s'exécutent, 
et  malgré  quelques  entraves,  les  fondations  de  l'Académie 
des  sciences  et  des  beaux-arts  s'élèvent.  Le  5  novem- 
bre 1826,  en  présence  de  l'empereur  et  de  la  famille  im- 
périale, le  corps  académique  est  installé-,  et  en  moins  de 
trois  ans ,  dans  une  série  d'expositions ,  M.  Debret  révèle 
au  public  les  progrès  rapides  de  ses  élèves  ;  tandis  que  la 
musique,  encouragée  par  le  concours  actif  de  don  Pedro, 
donnait  des  productions  vraiment  remarquables.   Grâce 


174  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

à  ces  efforts  soutenus,  une  révolution  s'est  opérée  dans 
les  esprits 5  la  culture  des  beaux-arts  n'est  plus  confiée  à 
des  mains  esclaves ,  et  aujourd'hui  les  personnages  les 
plus  riches  et  les  plus  recommandables  de  Rio  s'hono- 
rent de  cultiver  quelqu'une  de  leur  branches,  et  rivali- 
sent souvent  avec  des  artistes  de  profession. 

Résultat  des  Sociétés   de  Tempérance    aux   États^ 
Unis.  —  Quelle  que  soit  la  cause  à  laquelle  on  attribue  le 
vice  que  les  sociétés  de  tempérance  sont  destinées  à  dimi- 
nuer, sinon  à  faire  disparaître  lout-à-fait,  il  est  générale- 
ment admis  qu'il  fait  plus  de  ravages  en  Amérique  que  dans 
aucune  autre  contrée  ^  tous  les  Européens  qui  ont  visité 
ce   pays  s'accordent  à  y  représenter  l'abus  des  liqueurs 
alcooliques  comme  beaucoup  plus  étendu  et  plus  funeste 
que  dans  aucune  partie  de  l'ancien  monde.  Soit  qu'on 
voie  la  cause  de  cette  différence  en  faveur  des  nations 
européennes  dans  le  bas  prix  des  boissons  enivrantes  et 
dans  la  facilité  de  se  les  procurer,  soit  que  l'imitation , 
qui  entre  pour  une  part  si  considérable  dans  toutes  les 
actions  de  l'homme,  tende  à   perpétuer  et  accroître  ce 
vice  parmi   les   nombreux   émigrans   qui    y  arrivent  de 
toutes  parts,  disposés  à  contracter  de  nouvelles  habitudes, 
celte  infériorité  de  la  civilisation  américaine  a  été  vive- 
ment sentie  par  quelques  hommes  éclairés  qui  se  sont 
efforcés  d'arrêter  les  développemens  ultérieurs  de  ce  vice 
dégradant. 

La  religion  était  sans  frein  contre  un  ennemi  aussi  me- 
naçant-, les  lois  ne  pouvaient  l'atteindre;  il  ne  restait 
d'autre  moyen  de  le   combattre  que  l'association  et  les 


1)L   CUMMLKCE,    DE  l/lNDtSTRIE  ,   £i(>.  175 

secours  qu'elle  a  à  sa  disposition.  Des  associations  se  for- 
mèrent donc  dans  le  but  de  renoncer  complètement  à 
l'usage  des  liqueurs  alcooliques;  des  publications  furent 
faites  et  souvent  distribuées  gratuitement;  des  annonces 
et  des  articles  furent  insères  dans  les  journaux;  des  dis- 
cussions publiques  eurent  lieu  dans  de  grandes  assem- 
blées, pour  favoriser  l'établissement  de  ces  sociétés  que  les 
ministres  du  culte  recommandèrent  aussi  dans  leurs  pré- 
dications ,  en  même  tems  que  des  aj^ens,  nouvelle  espèce 
de  missionnaires,  traversaient  la  contrée  dans  toutes  les 
directions.  L'imprimerie  de  la  Société  de  Tempérance  de 
New-York  a  seule  fourni,  pendant  la  dernière  année, 
438,500  exemplaires  de  publications  destinées  à  fixer  l'at- 
tention du  public  sur  le  but  de  cette  société  :  elles  ne 
comprenaient  pas  moins  de  80,000,000  de  pages  in-12. 

La  Société  de  Tempérance  de  l'état  de  Massachussets, 
formée  en  1826,  fut  la  première  de  ces  sociétés  établies 
dans  les  Étals-Unis  qui  eût  quelque  importance.  D'après 
le  rapport  de  la  Société  de  Tempérance  américaine,  publié 
en  mai  1833,  6,000  sociétés  de  tempérance  ont  été  orga- 
nisées depuis  1826;  2,000  distilleries  ont  été  fermées; 
5,000  raarcbands  ont  été  obligés  d'abandonner  le  com- 
merce des  liqueurs  spiritueuses;  5,000  ivrognes  ont  re- 
noncé à  leurs  habitudes ,  et  se  sont  fait  remarquer  par 
leur  sobriété  qui  leur  a  permis  de  rentrer  dans  la  société; 
enfin  700  navires  ont  fait  des  voyages  plus  ou  moins  longs 
sans  emporter  de  liqueurs  spiritueuses. 

Ces  boissons  sont  défendues  à  l'armée ,  et  presque  aban- 
données dans  la  marine.  Depuis  que  la  dernière  réunion 
a  eu  lieu,  cette  espèce  de  réforme  a  fait  encore  d'im- 
menses progrès.  On  estime  que  le  nombre  des  signataires 
de  l'acte  d'association  s'élève  maintenant  à  plus  de 
1,500,000  ,  et  il  est  certain  que  dans  le  prochain  compte- 


176  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

rendu  de  la  société  le  nombre  des  signataires  se  sera  accru 
au  moins  dans  le  rapport  de  33  p.  %•  Le  numéro  de 
février  de  Tempérance  Magazine  contient  les  signatures 
de  près  de  2,000  médecins,  tant  anglais  qu'américains, 
qui  affirment  que  l'usage  des  boissons  fortes  n'est  jamais 
nécessaire  pour  les  personnes  en  santé  ,  et  qu'au  contraire 
il  est  bien  fréquemment  la  cause  de  maladies  graves,  et 
que  même  il  détermine  quelquefois  la  mort. 

Un  fait  qui  vient  bien  à  l'appui  des  heureux  résultats 
qu'on  peut  espérer  pour  la  santé  publique  de  l'établisse- 
ment des  sociétés  de  tempérance  ,  et  qui  a  été  signalé  dans 
le  premier  volume  de  Tempérance  Qaarterlj  Magazine, 
c'est  la  différence  que  l'on  a  observée  à  Albanv  pendant  la 
durée  du  choléra,  dans  la  mortaltié  des  différentes  classes 
de  la  société.  La  population  d' Albanv  est  de  26,000  indi- 
vidus, dont  5,000  sont  membres  de  la  Société  de  Tempé- 
rance. Le  nombre  des  morts  attribués  au  choléra  en  1 832 
a  été  de  336  ,  dont  deux  seulement  étaient  membres  de  la 
Société  de  Tempérance. 

y4ccroissement  de  la  mortalité  à  Boston.  —C'est  un 
fait  bien  digne  d'être  constaté  que  ,  tandis  que,  sur  l'an- 
cien continent  ,  la  mortalité  décroit  avec  les  progrès  de 
la  civilisation,  elle  suit  au  contraire  une  marche  ascen- 
dante en  Amérif[ue.  Ainsi  à  Boston  ,  tandis  qu'en  1823, 
sur  une  population  de  36,000  habilans,  on  ne  comptait 
que  726  morts,  c'est-à-dire  2  cas  sur  100  habitans,  en 
1820  celte  proportion  était  de  2.  1  ;  en  1830  de  2.  2,  et 
en  1833  de  2.  5.  La  population  de  Boston  était  en  1820 
de  43,000  habitans  ^  en  1825  de  58,000;  en  1830  de 
61,000,  et  en  1833  de  64,000.  Le  tableau  suivant  in- 
dique l'accroissement  progressif  de  la  mortalité  dans  le 
cours  de  ces  vingt  dernières  années  ;  on  verra  qu'il  n'a 


DU  COMMERCE,  DE  l'iNDUSTHIE  ,  ETC.  177 

pas  clé  en  rapport  direct  avec  raccroissemeiit  de  la  popu- 
lation. 


ANNtES.  ClIIFPF.i:    TOTAL 

de  la  morlalitc. 

1813 786 

181i...  ., 727 

1815 854 

1816 904 

1817 907 

1818 971 

1819 1;070 

1820 1,103 

1821 1,420 

1822 1,203 

1823 1,154 

1824 1,297 

1825 1,450 

1826 1,254 

1827 1,022 

1828 1,224 

1829 1,221 

1830 1,125 

1831 1,424 

1832 1,761 

1833 1,476 

Total 25,016 


INTLMPERANtE. 

CONSOMPTION. 

SllCIDE. 

19.5 

0 

0 

153 

0 

1 

190 

0 

6 

180 

5 

4 

221 

0 

.     5 

138 

2 

4 

174 

11 

4 

220 

31 

6 

192 

30 

2 

166 

25 

5 

183 

10 

3 

242 

22 

5 

220 

23 

4 

231 

38 

5 

178 

25 

4 

217 

34 

9 

203 

30 

5 

193 

19 

S 

203 

38 

12 

246 

44 

ç 

240 

40 

14 

4,193 
1 : 

/i25 

112 

!Nous  avons  consigné  dans  ce  tableau  les  trois  causes 
de  mortalité  qui  nous  ont  paru  les  plus  intéressantes  à  in- 
diquer :  les  suicides  ,  l intempérance  et  la  consomption. 
Les  deux  premiers  cas ,  comme  on  voit,  se  présentaient 
bien  rarement  il  y  a  vingt  ans  -,  leur  progression  est  au- 
jourd'hui effrayante.  Quoique  la  consomption  ne  fasse  pas 
de  progrès  relativement,  il  n'est  pas  moins  étonnant  que 
celte  seule  maladie  entre  pour  un  septième  dans  les  causes 
de  mortalité. 


178  NULVELLES  DES  SCIEXCES  , 

J^ille  antique  de  V Hindoustan ,  dont  les  ruines  ont  été 
découvertes  en  nettoyant  un  canal.  —  Dans  une  lellre 
adressée  à  la  Société  Asiatique,  le  capitaine  Canlley, 
surintendant  du  canal  de  Douab,  annonce  l'envoi  d'un 
certain  nombre  de  médailles  très-intéressantes,  destinées 
pour  le  musée,  qu'il  dit  avoir  été  trouvées  sur  l'empla- 
cement d'une  ancienne  ville  bàlie  vraisemblablement  par 
les  Hindous  ,  mais  maintenant  ensevelie  à  cinq  mètres  en- 
viron au-dessous  de  la  surface  du  sol.   Il  résulte  de  la 
courte  notice  qu'il  donne  sur  cette  découverte  ,  qu'elle  a 
été  faite  en  nettovant  le  canal  de  Douab,  au-dessous  et  assez 
près  de  la  ville  de  Behut ,  que  la  carte  de  Rennell  place 
par  26°   et  quelques  minutes  de  latitude  septentrionale 
et  78°  50'  environ  de  longitude.  Le  canal  ayant  été  mis  à 
sec ,  on  ne  tarda  pas  à  trouver  au  fond  des  médailles  et 
divers  autres  objets  enfouis  parmi  les  débris  de  vieux  ais, 
de  vieilles  planches.  «  Je  dois  faire  observer  ,  dit  le  capi- 
taine Cantlev,  que  la  direction  du  canal  actuel  est  tout- 
à-fait  distincte  de  celle  que  suivait,   dit-on,  l'ancien. 
Lors  donc  qu'il  n'existerait  pas  d'autres  preuves  du  con- 
traire, on  ne  serait  point  autorisé  à  soutenir  que  tout  ce 
qu'on  a  trouvé  dans  ce  canal  y  a  été  entraîné  par  l'eau, 
comme  on  l'a  dit  plus  d'une  fois  en  pareil  cas.  » 

Voici  comment  est  composée  une  coupe  verticale  prise 
sur  le  canal ,  dans  cette  partie  où  la  surface  du  sol  est 
beaucoup  au-dessous  du  niveau  de  celle  où  est  bâtie  la 
ville  de  Behut. 

Le  sol,  à  la  surface,  est  en  partie  cultivé,  en  partie 
couvert  d'herbes  sauvages.  Immédiatement  au-dessous  se 
trouve  une  couche  de  sable  de  rivière  de  4  pieds  1/2 


DU  COMMERCE,    DE  L  IXDLSTIUE,   ETC.  179 

(1  mètre  368  centimètres)  5  vient  ensuite  un  lit  très-peu 
épais  de  sabl(3  ,  dans  lequel  sont  quelques  débris  de  bois 
ou  de  plancbes.  Au-dessous  est  une  couclie  d'argile  rou- 
geâtre  mêlée  de  sable,  et  dont  l'épaisseur  est  de  1 2  pieds  1/2 
(3  mètres  80  centimètres).  Sous  cette  dernière  coucbe 
est  l'emplacement  de  l'ancienne  ville,  dans  une  terre 
noire,  épaisse  de  6  pieds  (1  mètre  824  centimètres),  et 
remplie  d'os  ,  de  poteries ,  etc.  5  on  a  trouvé  les  pièces  de 
monnaies  et  les  autres  objets  envoyés  par  le  capitaine 
Cantley  au  muséum. 

Le  sol  sur  lequel  la  ville  parait  avoir  été  bâtie  est  très- 
noir  ,  rempli  d'os  et  de  débris  de  vases  de  différentes 
formes.  Il  s'y  trouve,  en  outre,  des  briques  très-grandes, 
et  qu'on  dirait,  à  la  manière  extraordinaire  dont  elles  sont 
faites  ,  avoir  été  destinées  à  servir  dans  la  maçonnerie 
circulaire  des  puits  -,  des  morceaux  de  scories  sortis  de 
fourneaux  à  fondre  le  fer,  fourneaux  dont  on  n'a  jamais 
connu  l'usage  à  Behut  ;  des  pointes  de  flècbes ,  des  an- 
neaux ,  des  grains  de  verre  de  différentes  sortes.  En  un 
mot ,  c'est  un  autre  Herculamun  ,  et  tout  porte  à  croire 
qu'on  pourra  y  pousser  beaucoup  plus  loin  les  découvertes. 

Le  secrétaire  de  la  Société  Asiatique  a  publié  la  note 
suivante  ,  au  sujet  de  la  lettre  du  capitaine  Cantley  : 

«  L'époque  où  existait  la  ville  souterraine  dont  il  est 
question  dans  cette  lettre  peut  être  assignée  ou  plutôt 
renfermée  avec  assez  d'exactitude  dans  des  limites  connues, 
grâce  à  la  découverte  très-précieuse  de  beaucoup  de  pièces 
de  monnaies  enfouies  à  la  même  place  que  les  briques  et  les 
os.  Les  monnaies  appartiennent  à  trois  classes  différentes 
que  M.  Wilson  a  déjà  fait  connaître  dans  un  mémoire  inséré 
dans  le  dix-septième  volume  des  Recherches  Asiatiques. 

»  1°  Une  de  ces  pièces  portantla  figure  d'un  homme  avec 
une  cotte  de  mailles ,  offrant  quelque  chose  sur  un  petit 
autel,  peut  être  regardée  comme  monnaie  indo-scythe. 


180  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

M.  Wilàon  pense,  avec  beaucoup  de  probabililé,  que  celle 
pièc  peul  êlre  d'une  dale  rapprochée  du  commencement 
de  Tère  chrélienne.  Sur  vingl-six  médailles  de  celle  pre- 
mière espèce,  une  seule  est  assez  bien  conservée  pour  en 
reconnaître  l'empreinte. 

»  2°  La  plus  grande  partie  des  monnaies  envoyées  par 
le  capitaine  Cantley  sont  semblables  à  d'aulres  dont  on 
a  donné  la  figure  dans  le  même  volume  des  Recherches 
asiatiques,  mais  on  ignore  entièrement  ce  qu'elles  étaient. 
Les  unes  et  les  autres  portent  un  élépbant  sur  une  de 
leurs  faces  ,  et  sur  l'autre  un  ou  plusieurs  monogrammes 
particuliers.  Quelques-unes  diffèrent ,  et  portent  sur  leur 
revers  le  taureau  des  brahmines,  et  sur  la  tranche  une 
inscription  en  caractères  inconnus. 

M  3°  La  dernière  espèce  de  ces  monnaies  est  en  argent. 
Ce  sont  des  pièces  épaisses  et  carrées ,  sans  aucune  im- 
pression régulière,  mais  portant  simplement  plusieurs  mar- 
ques, comme  il  est  vi\iisemblable  que  cela  se  faisait  avant 
qu'on  eût  généralement  adopté  l'usage  de  battre  la  monnaie. 
La  collection  de  Mackensie  contient  un  grand  nombre  de 
ces  médailles,  mais  sans  rien  donner  de  certain  sur  leur  an- 
cienneté ,  sans  pouvoir  même  garantir  si  ce  sont  de  vraies 
médailles.  La  découverte  nouvelle  pourra  servir  à  résoudre 
ces  deux  points.  Toutes  ces  médailles  doivent  être  posté- 
rieures à  l'existence  des  dynasties  indo-scythes  dans  laBac- 
Iriane,  et  appartenir  à  une  époque  où,  comme  aujourd'hui 
en  Chine,  l'argent  avait  généralement  cours  au  poids, 
tandis  que  les  métaux  inférieurs  circulaient  comme  signes 
d'une  valeur  nominale  fixe. 

»  La  découverte  de  ces  médailles ,  très-précieuse  en 
elle-même,  ne  forme  qu'un  dos  points  sans  nombre  qui 
sera  sans  doute  éclairci  par  cet  llerculamun  oriental. 
L'apparence  et  l'état  des  dents  et  des  os  envoyés  par  le 
capitaine  Canlley  offrent  également  un  grand  intérêt.  Ils 


DU  COMMERCE  ,  DE  L*IXDUST1\IE  ,  ETC.  1  SI 

ne  sont  pas  enllèrement  cli'pouilk's  de  loule  leur  matière 
animale,  mais  celle-ci  est  en  {^rancle  partie  remplacée  par 
du  carbonate  de  chaux. 

Confession  d'im  Phansêgar.  — Nous  avons  entretenu 
plusieurs  fois  nos  lecteurs  de  Texistence  d'une  association 
de  bandits  connue  dans  l'Inde  sous  le  nom  de  thogs  ou 
pha7isègars(\).  Malgré  les  précautions  que  prend  le  gou- 
vernement pour  purger  le  pays  de  ces  hommes  qui  con- 
sacrent leur  vie  à  cette  horrible  profession,  il  ne  paraît  pas 
que  le  nombre  en  diminue  sensiblement.  Nous  allons  ré- 
péter, d'après  le  Mofussil  Ulbav  (journal  publié  dans  la 
Présidence  de  Calcutta),  les  détails  qu'a  donnés  sur  sa  vie 
un  des  chefs  de  cette  secte. 

CO>FEPSIO>;    DE    BnUMMA  ,    FILS    DE    CHIDDA    lODLEE, 

«  J'étais  d'abord  batelier  à  Mehadee  Ghat.  Runnous- 
Monshee ,  jeinadar  des  thogs,  passait  souvent  dans  la 
province  de  Douab  pour  se  rendre  à  sa  demeure  ,  a  Bys- 
kapourous  ;  c'est  pendant  ses  fréquens  voyages  que  je  fis 
connaissance  avec  cet  homme.  Nous  nous  liâmes  bientôt 
d'amitié  5  Runnous  me  fit  quelques  confidences  et  me  per- 
suada un  jour  de  quitter  mon  état  de  batelier  pour  le 
suivre'^  il  me  promit  de  me  donner  les  trois  quarts  des  dé- 
pouilles du  voyageur  que  j'aurais  étranglé.  Séduit  par 
l'appât  du  gain  ,  je  me  fis  recevoir  membre  de  la  religion 
des  thogs;  il  y  a  de  cela  neuf  ans.  Pendant  six  ans,  je 
fus  le  compagnon  avoué  de  ce  jemadar.  Mais  un  jour,  à 
la  suite  d'une  dispute  que  j'eus  avec  lui,  je  le  quittai  et 
m'attachai  à  la  bande  de  Kesaree,  un  des  soubadars  de 
notre  association  que  l'on  a  arrêté  depuis  quelque  tems» 
Avant  son  arrestation,  je  m'étais  mis  à  la  disposition  de 

(1)  Voyez  les  cuiiciix  articles  qilc  noUs  avons  publics  sur  celle  secte 
homicide  dans  le  8'  ^'uméro  delà  2*  série,  et  dans  le  7'  de  la  troi» 


iêÛ  NOUVELLES  DES  SCIE^"CES, 

deux  autres  jemadars  :  Mirza  et  Futlch.  J'ai  succédé, 
il  Y  a  pas  long-tems ,  au  soubadar  Kesaree  ;  et  c'est  de 
cette  époque  seulement  que  je  perçois  les  droits  de  je- 
madar. 

»  Un  de  nos  confrères,  Harou,  fils  de  Ramden  Lhodee, 
a  dit  dans  sa  déposition  que  deux  brahmines  avaient  été 
assassinés  dans  le  district  dcMoradabad  et  qu'on  les  avait 
ensevelis  bientôt  après  5  cela  est  vrai.  Il  a  dit  aussi  que 
deux  autres  brabmines  furent  étranglés  dans  le  Surrou- 
mannagur,  et  que  Bbinma ,  Kesaree  et  plusieurs  autres 
thogs ,  au  nombre  de  trente-huit ,  avaient  participé  à  ces 
assassinats  comme  auteurs  ou  complices  -,  cela  est  encore 
vrai,  mais  le  reste  de  sa  déposition  est  enlièrement  faux. 
Voici  la  vérité. 

))  Il  y  a  deux  mois  et  demi,  c'était  avant  l'arrestation 
du  phanségar  Ramden,  qui  fut  faite  à  Hussunguni.  En 
octobre  dernier  ,  il  v  eut  une  assemblée  de  ihogs  à  Chin- 
sourah  ,  Illakah  Oudh.  Nous  y  pratiquâmes  toutes  les  cé- 
rémonies que  prescrit  notre  religion.  Pendant  que  nous 
cherchions  des  augures  favorables,  nous  entendîmes  le 
cri  d'un  âne  à  gauche ,  et  le  croassement  d'une  corneille  à 
droite.  C'était  un  heureux  présage.  Dès  lors,  notre  expé- 
dition fut  arrêtée  et  le  lieu  du  rendez-vous  fixé  à  Saundy, 
où  nous  passâmes  la  nuit  tous  ensemble.  Le  jour  suivant 
nous  nous  dirigeâmes  sur  Bawun.  Là  ,  nous  rencontrâmes 
une  petite  bande  de  ihogs  qui  se  joignit  à  la  noire.  Au 
nombre  de  dix  ,  nous  nous  rendîmes  à  ïaigree ,  située 
sur  le  Gange,  auprès  de  Ghurmouklessur,  en  suivant  les 
chemins  de  Shakabad  ,  Shahigehanpour ,  Bareilly ,  Mora- 
dabad  et  Comowah.  Jusque-là  nous  n'avions  commis 
aucun  assassinat,  car  les  voyageurs  se  méfiant  de  nous,  se 
gardaient  de  nous  accorder  la  confiance  que  nous  voulions 
leur  inspirer  et  refusaient  de  faire  leur  chemin  en  notre 
compagnie.  Ainsi  désappointés,  nous  retournâmes  en  sui- 


L)L-  COMMERCE,    DE  l'iXDISTP.IE  ,   ETC.  183 

vant  la  route  par  où  nous  étions  venus:  nous  allumes  à 
Kullra  ,  au  midi  de  Rampour  ;  ici  la  bande  fut  renforcée 
de  quelques  hommes.  A  trois  lieues  de  Roudurpour,  nous 
vîmes  deux  vovajjeurs  du  Hajpout.  Je  m'approchai  d'eux 
avec  Hiroua,  je  gagnai  leur  confiance  et  les  accompagnai 
jusqu'à  Roudurpour  .  où  nous  couchâmes.  Ils  nous  dirent 
qu'ils  arrivaient  de  Meerut.  qu'ils  allaient  à  la  recherche 
de  plusieurs  cipaves,  leurs  parens.  qu'ils  avaient  crus  en 
garnison  dans  cette  dernière  ville;  mais,  qu'ayant  été  trom- 
pés dans  leur  attente ,  ils  poussaient  leur  chemin  jusqu'à 
Almorah  ,  où  ils  espéraient  être  plus  heureux. 

))  D'après  ce  qu'ils  racontaient  entre  eux,  il  paraîtrait 
qu'ils  avaient  fixé  leur  résidence  à  Lucknou.  Nous  leur 
offrîmes  de  partager  notre  repas  avec  eux  ;  ils  acceptè- 
rent de  bon  cœur.  «  Baie  !  »  s'écria  Douja,  un  de  nos 
compagnons ,  quand  nous  fumes  arrivés  auprès  d'un  ter- 
rain couvert  de  broussailles  (  ce  mot  fatal  est  le  signal  de 
l'assassinat  du  vovageur  ).  Comme  ils  se  baissaient  pour 
puiser  l'eau  qui  devait  servir  à  leurs  ablutions ,  nous  les 
étranglâmes.  Une  fosse  de  deux  coudées  de  profondeur 
fut  creusée  aussitôt  avec  un  khowpji  que  nous  avions  pris 
à  Bareillv,  et  nous  confiâmes  à  la  terre  les  deux  cadavres 
encore  chauds.  On  ne  trouvera  sur  eux  aucune  blessure, 
car  nous  n'avions  point  d'instrument  tranchant.  Nous 
partageâmes  leur  dépouille ,  et  voici  ce  qui  m'échut  en 
partage  :  une  couverture  noire  ,  un  vase  d'airain,  un  ha- 
bit et  un  kbail  que  j'ai  encore.  Nous  suivîmes  ensuite 
pendant  quatre  jours  la  route  d'Àlmorah  ;  de  là  nous  re- 
vînmes sur  Bareillv,  où  nous  arrivâmes  trois  jours  après. 
Le  lendemain  nous  nous  dirigeâmes  vers  Saundee  ,  et 
nous  couchâmes  à  un  village  qui  est  auprès  de  Bareillv, 
dont  j'ai  oublié  le  nom.  Dès  le  matin  même,  nous  con- 
tinuâmes notre  marche  pendant  laquelle  nous  rencontrâ- 
mes deux  brahmines,  Hiroua  se  chargea  de  les  persuader 


184  XOL'VELLEà  IjES  SCIENCES , 

de  nous  suivre  jusqu'à  Nugra  Illakah.  Ils  arrivaient,  je 
crois,  des  provinces  supérieures  de  THindouslan,  et  se 
rendaient  à  Lucknou.  Nous  les  égarâmes  quelque  peu; 
le  mot  fatal  fut  prononcé ,  et  bientôt  nous  eûmes  à  ense- 
velir leurs  cadavres  au  lieu  même  où  ils  venaient  de  perdre 
la  vie.  Il  m'est  resté  de  leurs  dépouilles  un  vieux  chudder, 
un  habit ,  un  vase  d'airain  sans  anse  que  j'ai  encore  ,  et 
cinq  roupies. 

Nous  nous  dirigeâmes  ensuite  vers  Lande  Oumardeus. 
Pachoaa,  Mahanunda  et  Untoua  nous  quittèrent  alors  et 
se  rendirent  chez  eux,  dans  le  Douab.  Deena  et  Douja 
voulurent  aussi  revenir  dans  leurs  foyers  ,  à  Chinsourah. 
Il  ne  restait  plus  que  six  thogs ,  dont  je  faisais  partie, 
quand  nous  arrivâmes  à  Monha  Bhutoulee.  Quatre  jours 
après,  Douja  et  Deena  retournèrent  vers  nous  pour  assis- 
ter à  notre  assemblée  religieuse,  mais  ils  repartirent  le 
lendemain.  Hiroua ,  Doulutleah,  Bubbona,  Bhona,  frère 
du  précédent ,  et  Bussovana  furent  les  seuls  qui  restèrent 
avec  moi.  Quatre  d'entre  eux  ont  été  arrêtés  le  lendemain 
par  ordre  de  sir  Robert  Wilson.  Bhouv,  a  et  moi  nous 
nous  sauvâmes  pendant  notre  ablution  ,  mais  nous  res- 
tâmes dans  le  village.  Le  soir,  je  retournai  chez  moi ,  et 
comme  on  ne  me  trouva  pas,  on  a  présumé  que  les  cipayes 
m'avaient  pris.  Je  fus  arrêté  cependant  le  jour  suivant 
comme  thog  par  le  peuple  ameuté  de  SaundyAnmil.il  y  a 
seize  jours  que  je  suis  en  prison.  Aujourd'hui  je  reçois 
votre  lettre,  à  laquelle  je  m'empresse  de  répondre,  espé- 
rant ,  sur  la  foi  de  vos  promesses ,  que  vous  aurez  égard 
aa  témoignage  que  je  rends  à  la  vérité.  » 

^^îsfoir^    ^(^onfnnporrtitt^ 

Lo  dictateur  Francia  cl  le  Pnrnguaj  . — Au  centre 
de  l'Amérique  du  Sud  se  trouve  une  contrée  que  nous 


DU  COMMERCE,    DE  l'i.NDISTRIE  ,   ETC.  185 

connaissons  à  peine,  et  qui  mériterait  cependant  d'allirer 
toute  notre  attention ,  c'est  le  Paraguay.  On  trouverait 
difficilement  un  pavs  d'une  étendue  aussi  resserrée,  et 
dont  les  productions  soient  plus  variées.  On  n'y  voit  par- 
tout que  verdure  et  riches  moissons  ;  des  arbres ,  des  ar- 
brisseaux ,  des  fleurs  ,  des  fruits  de  toute  espèce  :  le 
cèdre,  le  l'acajou,  le  canipèche.  la  canne  à  sucre  et  l' J  erha^ 
surtout,  si  connue  sous  le  nom  de  Thé  du  Paraguay ,  le 
café,  le  tabac,  le  poivre,  le  coton,  l'indigo,  le  riz  et  le 
mais ,  le  plantain ,  le  melon ,  la  vigne  ,  v  viennent  à 
merveille^  le  vin  v  est  délicieux,  Teau-de-vie  exquise, 
le  gibier  et  le  poisson  abondans.  Joignez  à  cela  des  mines 
d'or,  d'argent,  de  cuivre,  de  platine  et  de  mercure,  une 
population  nombreuse  qui  dépasse  de  beaucoup  celle 
des  autres  petits  états  de  l'Amérique  méridionale  ,  et  vous 
n'aurez  encore  qu'une  idée  bien  imparfaite  du  Paraguay. 
C'est  là  que  règne  le  despote  le  plus  absolu  du  monde 
entier  j  tout  le  monde  connaît  Ibistoire  du  docteur  Fran- 
cia  (l)  ,  son  avènement  au  pouvoir  dictatorial  et  com- 
ment, à  la  faveur  des  Espagnols  et  des  prêtres  ,  il  par- 
vint à  s'emparer  du  pouvoir  suprême.  A  peine  élevé  à  la 
dignité  de  dictateur  à  vie  ,  le  premier  acte  de  son  autorité 
fut  de  s'entourer  d'une  garde.  Plus  tard,  il  profita  de 
l'ignorance  et  de  la  crédulité  des  Indiens  qu'il  gouver- 
nait,  et  se  fil  passer  pour  inspiré.  11  ne  parut  que  ra- 
rement en  public  ,  et  jamais  sans  déployer  un  grand  appa- 
reil de  pompe  et  de  solennité.  îl  vantait  sans  cesse  le 
Paraguaysien ,  simple  et  superstitieux,  qui  se  prit  au  piège 
qu'on  lui  tendait.  Chacun  regarda  le  tyran  comme  un  sau- 

(1)  Note  du  Tr.  ISous  avous  déjà  consacré  deux  articles  au  portrait 
histoiique  de  cet  homme  remai'qxiable  ;  les  détails  qui  suivent  con- 
firmeront ce  que  utus  en  avons  déjà  dit ,  et  ajouteront  do  uouvoaus 
tiaits  à  sa  biogi'apliie, 


186  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

veur,  et  l'on  finit  par  s'incliner  devant  lui  comme  devant 
Dieu.  Cet  acte  ridicule  et  dégradant  n'est  plus  aujourd'hui 
une  simple  coutume  à  laquelle  on  soit  libre  de  se  soumettre 
c'est  une  loi  rigoureuse,  dont  on  ne  s'affranchit  qu'en 
s'exposant  aux  peines  les  plus  rigoureuses.  Mais  le  Para- 
guaysien  ne  se  plaint  pas  ^  il  aime  les  chaînes  dont  il  est 
chargé,  il  s'honore  d'être  admis  à  fléchir  le  genou  devant 
son  maître. 

Dès  son  arrivée  au  pouvoir ,  craignant  l'influence  des 
doctrines  libérales  et  de  l'esprit  anarchique  qui  divisait 
les  états  voisins ,  Francia  intercepta  toute  communication 
au  dehors-,  il  établit  une  suite  de  forts  sur  les  frontières  pour 
en  défendrel'approche,  et  ordonna  aux  étrangers  d'évacuer 
le  territoire  dans  le  plus  bref  délai.  Bientôt  les  gouverne- 
mens  voisins  s'effrayèrent  des  mesuresqueprit  ledictateur; 
à  Buenos- Ayres  ,  surtout ,  on  trembla  pour  la  liberté  ,  on 
s'apitoya  sur  le  sort  de  la  nation  malheureuse  et  l'on  en- 
voya des  troupes  à  son  secours  et  un  libérateur  ;  mais  le 
Paraguaysien  ,  tranquille  et  stupide  ,  ne  comprit  pas  ce 
qu'on  voulait  de  lui  5  il  ne  s'émut  pas  plus  des  armées 
command(''es  par  le  général  Balcarce  que  du  despotisme  du 
docteur  Francia,  et  peu  touché  du  dévouement  de  Buenos- 
Ayres  ,  il  resta  fidèle  aux  drapeaux  du  dictateur. 

Que  les  hommes  versés  dans  les  secrets  de  la  politique 
et  de  la  vie  des  peuples  expliquent  pourquoi  il  y  a  au 
milieu  de  tant  de  nations  dévorées  d'une  soif  ardente  de 
liberté  ,  au  milieu  de  tant  de  peuple  qui  se  débattent  sans 
cesse  pour  arriver  à  l'indépendance,  au  milieu  de  ces  répu- 
bliques américaines ,  si  jeunes,  si  bouillantes  ,  si  agitées  , 
une  terre  phénomène  où  règne  l'homme  le  plus  dcs[)olique, 
le  tyran  le  plus  absolu?  Nous  n'entreprendrons  pas  de 
résoudre  ce  problème. 

Le  Paraguaysien  n'aime  pas  h  s'occuper  de  politique-,  il 
s'inquiète  peu  de  sa  dignité  nationale.    «  Le  dictateur 


DU  COMMEHCE,    DE  l'inDUSTHIE,   ETC.  187 

est  un  homme  qui  sait  mieux  que  nous,  dit-il  avec  apa- 
thie, ce  qui  nous  convient;  nos  affaires  sont  en  très- 
honnes  mains.  »  Le  dictateur  est  le  chef  suprême  de  la 
religion  -,  c'est  lui  qui  ouvre  les  j)ortes  du  ciel  ou  les  gouf- 
fres de  l'enfer;  c'est  lui  qui  dirige  les  affaires  de  l'église 
comme  celles  de  l'état ,  qui  tranche  les  questions  théolo- 
giques ,  rédige  des  canons ,  lance  des  bulles ,  fulmine  des 
brefs,  comme  si  l'Esprit  saint  lui  eût  promis  l'infaillibilité 
que  s'attiibuent  les  conciles  œcuméniques.  Ce  qu'il  y  a  de 
certain ,  c'est  qu'il  expédie  les  affaires  avec  moins  de 
lenteur. 

Le  gouvernement  de  Francia  s'est  rendu  redoutable  aux 
peuples  voisins.  Il  tient  toujours  sur  pied  une  armée  de 
trente  mille  hommes  tous  bien  instruits,  bien  disciplinés 
et  prêts  à  se  mettre  en  marche  au  premier  signal.  Les  sol- 
dais aiment  le  dictateur,  ils  le  craignent  et  lui  sont  dévoués. 
Cependant  Francia  ne  confie  pas  indistinctement  à  tous 
les  militaires  la  défense  de  sa  personne  ,  il  s' est  choisi  une 
garde  prétorienne  qui  fait  le  service  du  palais,  et  qui 
l'escorte  aux  cérémonies  publiques  comme  dans  ses  pro- 
menades ordinaires. 

La  police  se  fait  au  Paraguav  avec  autant  d'activité 
qu'en  Autriche  et  en  Russie-,  il  n'y  a  pas  de  complot  dont 
elle  ne  fasse  partie,  dont  elle  ne  connaisse  tous  les  fils  ; 
aussi  les  conjurés  sont  presque  toujours  découverts.  Der- 
nièrement, cependant,  la  trame  d'une  conspiration  avait 
été  si  bien  ourdie  que  le  projet  allait  être  exécuté.  Mais 
malheureusement  celui  qui  devait  porter  le  coup  de  poi- 
gnard avait  le  cœur  d'un  lâche.  C'était  un  nègre  qui,  placé 
dans  la  chambre  du  dictateur,  devait  l'immoler  au  pavs  -, 
mais  lorsque  l'assassin  entendit  les  pas  de  sa  victime,  il 
perdit  ses  forces  ,  trembla  et  se  trahit  lui-même  en  se  ca- 
chant derrière  la  porte.  Le  nègre  et  ses  complices  passè- 
rent bientôt  par  les  armes. 


188  N0CVELLE5  DES  SCIENCES  , 

A'oici  un  Irait  r''*cenl  qui  confirme  bien  tout  ce  qui  a  déjà 
été  publié  sur  le  doclcur  Francia.  «  Voyez-vous  ces  deux 
petites  pièces  d'artillerie,  dit-il  un  jour  à  un  charpentier 
qu'il  avait  fait  venir  ;  combien  de  lems  vous  faudra-t-il 
pour  les  réparer?  »  L'ouvrier  tourne  et  retourne,  prend 
ses  dimensions,  et  répond  que  son  ouvrage  sera  terminé 
dans  quinze  jours.  Cependant  les  quinze  jours  s'écoulent 
et  l'ouvrier  s'excusant  sur  un  mauvais  calcul ,  demande 
encore  du  tems.  «  Souvenez-vous,  lui  dit  Francia  en  fron- 
çant le  sourcil ,  de  ne  pas  me  manquer  de  parole.  » 

Le  charpentier  ne  comprit  pas  tout  ce  que  renfermait 
de  sinistre  la  recommandation  du  diclaleur  ;  il  ne  fut  pas 
plus  exact  que  la  première  fois.  «  Eh  bien  !  lui  dit  Fran- 
cia, en  fronçant  de  nouveau  le  sourcil,  tu  serviras  d'exem- 
ple aux  menteurs  et  aux  paresseux.  »  Puis  s' adressant  à 
ses  gardes  :  «  Qu'on  fusille  cet  homme,  »  ajoula-t-il  avec 
colère.  Un  instant  après,  la  sentence  était  exécutée. 

Cet  homme  étrange  passe  la  plus  grande  partie  de  sa 
vie  dans  une  solitude  profonde.  Le  livre  favori  qui  fait 
l'objet  de  ses  lectures  et  qu'il  médite  sans  cesse,  c'est 
Machiavel  ;  il  a  toujours  à  côté  de  son  obscur  auteur 
un  dictionnaire  italien  qui  lui  sert  à  traduire  les  pas- 
sages difficiles.  A  cela  près,  on  ne  sait  rien  de  la  vie 
privée  du  dictateur.  Le  peuple  lui  attribue  des  pou- 
voirs surnaturels  ;  on  ne  prononce  jamais  dans  un  cercle 
le  nom  de  Francia  sans  porter  l'effroi  chez  les  personnes 
qui  vous  entourent-,  on  est  persuadé  cju'il  se  rend  invisi- 
ble à  souhait  et  qu'il  assiste,  à  la  faveur  de  sa  diapha- 
néité  miraculeuse  ,  aux  conversations  les  plus  secrètes. 
L  habitant  de  l'AssonqUion  vous  montrera  de  loin  le  pa- 
lais du  dictateur  sans  oser  en  approcher  5  on  dirait  des 
paysans  de  la  vieille  Ecosse  qui  s'indiquent  du  doigt  un 
manoir  en  ruines ,  habité  par  les  reycnaiis  et  les  cspiits. 
D'après  sa  phy.-ionomic  ,  le  docteur  Francia  parait  avoir 


DU  COMMEnCF.  ,   DÉ   l'inDUSTIIIE  ,   ETC.  189 

soixante-cinq  ans  environ  ,  et  semble  devoir  parvenir  à  un 
âge  fort  avancé.  Plusieurs  fois  on  a  répandu  le  Ijruil  de 
sa  mort ,  mais  toujours  sans  fondement. 

fa;V;nbtts(ric. 

Manière  dont  on  recueille  la  neige  dans  les  environs 
de  Naples.  —  Les  glaces  et  les  boissons  glacées  sont  con- 
sidérées, en  Angleterre  et  dans  les  autres  pays  du  nord, 
comme  un  luxe  que  les  riches  seuls  peuvent  se  permettre; 
mais  dans  les  contrées  méridionales,  à  Naples  et  surtout 
en  Sicile,  elles  sont  rangées  pendant  l'été  parmi  les  choses 
les  plus  indispensables  à  la  vie,  et  tout  le  m.ondeen  fait  usage. 
Il  n'est  pas  de  voyageur  qui,  ayant  passé  dans  ce  pays  la 
saison  d'été  ,  ne  s'accorde  à  regarder  l'eau  à  la  glace  comme 
l'une  des  plus  vives  jouissances  que  l'on  puisse  s'y  procurer. 
Le  vin  du  pays ,  quoique  conservé  dans  les  caves  les  plus 
fraîches ,  et  l'eau ,  bien  que  tirée  des  puits  les  plus  pro- 
fonds et  des  sources  les  plus  froides,  deviennent,  au  bout 
de  quelques  minutes  qu'ils  ont  été  exposés  à  la  tempéra- 
ture de  l'atmosphère  ,  si  tièdes  qu'il  est  impossible  de  les 
boire.  Pendant  la  chaleur  ardente  de  juin,  de  juillet  et 
d'août,  le  lazzaroni  napolitain  lui-mcme  est  incapable  du 
moindre  effort  {se  non  c' è  neve)  s'il  n'a  pas  de  neige  pour 
rafraîchir  sa  boisson.  Mais  si  vous  lui  donnez  un  mor- 
ceau de  neige  congelé  et  brillant  qu'il  puisse  faire  fondre 
dans  son  verre ,  à  l'instant  même  le  vin  le  plus  mau- 
vais, ou  même  l'eau  pure,  devient  un  nectar  qu'il  boit 
avec  délices  et  qui  lui  donne  une  nouvelle  énergie. 

On  dit  en  Angleterre  de  la  glace  et  de  l' eau  à  la  glace  , 
parce  qu'en  effet  c'est  la  glace  que  l'ou  emploie  pour  ra- 
fraîchir les  boissons.  En  Italie  ,  ce  n'est  pas  de  la  glace, 
mais  de  la  neige  dont  on  se  sert  constamment  pour  le 
même  objet.  La  quantité  que  l'on  consomme  chaque  an- 


190  NOUVKLLES  DES  SCIEXCES, 

née,  surtout  lorsque  l'été  est  long  et  brûlant,  est  vrai- 
ment prodigieuse.  La  neige  ne  recouvre  jamais  les  plaines, 
mais  les  Apennins  qui  traversent  toute  la  Péninsule  of- 
frent des  dépôts  de  neige  inépuisables.  Quelques-uns  des 
points  les  plus  élevés  de  cette  grande  cbaine ,  comme  le 
grand  Rocher  d Italie  et  le  Mont  3Iajello  (  tous  deux 
dans  les  Abruzzes  ) ,  sont  couverts  de  neige  pendant  toute 
l'année  et  offrent  même  des  glaciers  dans  quelques-unes 
de  leurs  vallées  les  plus  profondes-,  mais  presque  partout 
la  neige  disparait  du  sommet  des  Apennins  vers  la  fin  de 
mai,  et  si  l'art  n'était  employé  pour  la  conserver,  elle 
manquerait  à  l'époque  même  où  le  besoin  s'en  fait  le  plus 
vivement  sentir. 

Les  Napolitains  creusent ,  sur  le  flanc  des  montagnes, 
des  puits  profonds  ou  des  caves  5  quelquefois  ils  pro- 
fitent des  excavations  naturelles  qu'offrent  les  rochers  5  et  à 
l'époque  où  ils  peuvent  se  procurer  des  couches  épaisses  de 
neige,  ils  la  ramassent  et  l'y  placent  pour  la  conserver.  Ils 
la  transportent  avec  soin  ,  et  quand  une  fois  l'excavation  est 
pleine,  ils  la  couvrent  d'une  grande  quantité  de  paille  de 
feuilles  sèches  ou  de  branches  d'arbre;  ils  ferment  ensuite 
l'ouverture  du  puits  ou  de  l'excavation  qui  est  souvent , 
mais  non  pas  toujours,  recouverte  par  une  petite  bâtisse 
en  pierre.  Ces  caves  à  neige  sont  ordinairement  placées  au 
nord  de  la  montagne.  En  faisant  attention  à  l'exposition 
et  en  profitant  des  touffes  d'arbres  qui  ,  pendant  l'été  , 
procurent  une  ombre  épaisse  et  de  la  fraîcheur,  ou  d'une 
étroite  crevasse  entre  des  rochers  où  le  soleil  ne  pénètre 
jamais,  il  est  toujours  facile  d'établir  des  dépots  dans 
les  endroits  où  tombe  la  nci^e.  Ce  dernier  point  est  un 
grand  avantage  ,  puisqu'il  en  résulte  une  diminution  con- 
sidérable dans  le  travail  et  la  dépense  du  transport. 

Les  paysans  sont  tout  joyeux  quand  la  neige  tombe 
dans  les  chaînes  les  plus  basses  des  montagnes;   ils   se 


DU  COM.MliUCli  ,   Dli  l'iNDLSTI\1E  ,   ETC.  191 

réunissent  de  toutes  parts  pour  la  recueillir  et  la  trans- 
porter dans  des  lieux  où  elle  soit  en  sûreté.  L'auteur 
de  cette  notice  a  été  témoin  d'une  scène  de  ce  genre 
en  allant  de  Naples  dans  la  Fouille  :  il  traversait  la  pre- 
mière ligne  des  Apennins ,  entre  les  villa  de  il  Car- 
dinal et  Monte  ~ Forte ,  quand  survint  subitement  une 
bourrasque  qui  couvrit  la  terre  d'une  couche  assez  épaisse 
de  neige  -,  aussitôt  que  les  habitans  la  virent  tomber  à 
flocons  gros  et  serrés ,  ils  poussèrent  des  cris  de  joie ,  et 
sans  attendre ,  hommes ,  femmes  et  enfans  coururent 
tous  avec  des  râteaux,  des  pelles,  des  paniers,  des  ci- 
vières ,  et  tout  ce  qu'ils  purent  trouver  sous  la  main 
pour  recueillir  le  trésor  qui  leur  tombait  du  ciel.  Les 
Israélites  dans  le  désert  n'éprouvèrent  pas  une  joie  plus 
vive  quand  ils  virent  tomber  la  manne  qu'ils  attendaient 
avec  impatience;  ces  braves  gens  riaient,  chantaient, 
sautaient  de  joie  ,  tout  en  ramassant  la  neige.  Ils  en  for- 
maient des  boules  d'un  volume  énorme ,  que  les  enfansi 
faisaient  glisser  avec  soin  le  long  de  la  montagne  jusqu'à 
la  cave  à  neige  où  elles  étaient  placées  aussitôt.  Gomme 
nous  passâmes  très-près  d'eux,  ces  paysans  nous  criaient: 
Ecco ,  signor,  una  hella  raccolla  ;  questa  è  iina  bella 
raccolta. 

La  consommation  de  la  ville  de  Naples  ,  qui  compte 
400,000  habitans,  est  très-considérable.  Pendant  tous  les 
mois  d'été  on  est  occupé  à  transporter  de  la  neige  par 
terre  et  par  mer  des  Apennins  et  des  autres  ramifications 
les  plus  rapprochées  de  ces  montagnes  5  on  préfère  tou- 
jours la  voie  de  mer,  parce  que,  transportée  de  cette 
manière ,  la  neige  est  plus  propre  et  présente  moins  de 
déchet.  Plusieurs  centaines  d'hommes  et  de  jeunes  gar- 
çons sont  exclusivement  employés  au  transport  dans 
l'intérieur  de  Naples. 

C'est  le  mont  Sant-Angelo,  le  point  le  plus  élevé  du 


192  NOUVELLES  DES  SCIENCES  ,   ETC. 

promontoire  qui  sépare  la  baie  de  Naples  de  la  baie  de 
Salerne  ,  qui  fournit  la  plus  grande  partie  de  la  neige  que 
l'on  consomme  à  Naples.  Cette  montagne,  qui  s'élève 
majestueusement  derrière  la  ville  et  le  port  de  Caslella- 
mare ,  près  de  l'extrémité  de  la  baie  de  Naples  ,  n'est  qu'à 
environ  douze  milles  de  cette  capitale.  xVinsi  la  proximité , 
la  facilité  des  transports  qui  se  font  par  eau  ,  ont  donné 
une  grande  importance  à  l'exploitation  de  la  neige  de  cette 
montagne  dont  les  flancs  sont  percés  d'un  grand  nombre 
de  caves  et  de  puits.  C'est  là  que  l'on  entasse  une  immense 
quantité  de  neige  qui  disparait  bientôt  devant  les  nom- 
breux ouvriers  qui  l'excavent.  La  nuit  est  exclusive- 
ment consacrée  à  ces  travaux  5  au  point  du  jour ,  de  lon- 
gues files  de  mulets,  semblables  à  de  petites  caravanes, 
grimpent  la  montagne,  chargés  de  neige  brisée  par  gros 
morceaux  ,  et  ils  descendent  ensuite  au^si  vite  que  pos- 
sible ,  mais  avec  toute  la  sûreté  qu'on  leur  connaît  ,  à 
travers  les  précipices  et  par  les  routes  les  plus  dangereuses, 
jusqu'à  Castellamare  où  leur  fardeau  est  déposé  dans  de 
grands  bateaux  qui  les  attendent.  Aussitôt  que  la  cargai- 
son est  complète,  ils  partent  couverts  de  paille  et  de  feuilles 
sèches.  Quand  les  bateaux  à  neige  sont  arrivés  à  Naples,  ils 
s:)nt  aussitôt  déchargés  par  un  grand  nombre  de  commis- 
s  onnaires  enrôlés  pour  ce  service  -,  ces  hommes  ,  qui  sont 
très-actifs  et  très-robustes,  quoiqu'ils  ne  se  nourrissent 
que  de  pain,  d'olives,  d'ail  et  de  quelques  légumes,  vont 
en  courant  avec  leur  charge  de  neige  depuis  le  bord 
de  l'eau  jusqu'à  un  grand  bâtiment  disposé  exprès  pour 
la  recevoir.  C'est  à  ce  dépôt  général,  appelé  la  dogana 
délia  ne\'e,  que  tous  les  marchands  viennent  se  fournir  5 
il  v  a  à  peine  une  rue  à  Naples,  quelque  misérable  et  quel- 
que éloignée  qu'elle  soil,  qui  n'ait  son  marchand  de  neige. 
D'après  une  ancienneloi  du  pays,  leurs  boutiques  ne  doivent 
jamais  se  fermer  ni  le  jour  ni  la  nuit  pendant  les  mois  d'été. 


OCTOBRE  f«r»î 


3XM*>»3<»*»> 


BEYUE 


1% 


MOUVEMENT   POLITIQUE 


DE   L'EUROPE    ACTUELLE. 


Depuis  rannée  1830  ,  celte  année  menaçante  comme 
une  comète ,  cette  année  qui  devait  briser  et  ensevelir 
tous  les  trônes  ,  morceler  tous  les  royaumes  ,  anéantir  les 
monarchies  par  les  républiques  ,  et  faire  périr  les  répu- 
bliques sous  l'effort  des  monarchies  ,  c'est  quelque  chose 
de  bizarre  que  l'Europe.  Profondément  émue  ,  elle  s'a- 
gite peu  ;  une  fièvre  nerveuse,  intime,  parait  la  dévorer  : 
au  lieu  de  se  révéler  par  des  manifestations  ardentes,  par 
des  éruptions  fougueuses ,  le  mal  se  cache  dans  les  pro- 
fondeurs. Comme  personne  n'ignore  qu'il  existe,  on  s'at- 
tend sans  cesse  à  une  effravante  catastrophe  ;  on  la  pré- 
voit ,  on  la  prédit .  et  à  force  de  la  préparer ,  on  la  pré- 
vient. Dans  celte  singulière  lutte,  tout  le  monde  est  averti, 
chacun  est  sur  ses  gardes.  Les  territoires  se  hérissent  de 
baïonnettes  •  on  remplit  ses  caisses  pour  parer  aux  be- 
soins de  la  guerre,  on  montre  à  l'ennemi  un  front  me- 
XI.  i3 


194  MOUVEMENT  rOLITIQLE 

naçant;  et,  la  mèche  allumée,  debout  pi  es  des  bouches  à 
feu  qui  remplacent  aujourd'hui  le  courage,  l'adresse  et  le 
talent  militaire,  chacjue  puissance  d'Europe  tend  à  sa 
voisine  une  main  diplomatique.  Tant  de  préparatifs  qui 
n'aboutissent  à  rien  doivent  étonner  la  foule  niaise. 

Quoi  !  c'est  à  cela  que  l'on  arrive  ?  des  armées  perma- 
nentes et  une  pareille  torpeur;  partout  des  chambres  dé- 
libérantes et  de  si  petits  résultats;  partout  des  cris  de  li- 
berté ,  et  l'éoiivain  politique  qui  déplaît  au  pouvoir  va 
rejoindre  ses  confrères  semés  dans  toutes  les  forteresses 
d'Europe.  Quelle  bizarrerie  !  là,  où  la  presse  est  indépen- 
dante, la  presse  est  si  sévèrement  réprimée  que  cette  in- 
dépendance est  pour  elle-même  un  fléau  -,  là ,  où  l'esprit 
démocratique  souffle  avec  le  plus  de  violence,  en  France 
et  en  Angleterre,  les  radicaux  trouvent  d'insurmontables 
obstacles.  En  vain  leurs  forces  se  sont  augmentées  ;  les 
forces  ennemies  se  sont  également  accrues.  Ils  croyaient 
marcher  au  triomphe ,  à  peine  peuvent-ils  obtenir  le 
combat. 

Nullité,  apathie,  mollesse,  découragement,  dites-vous.^ 
Nous  ne  crovons  pas  que  cette  manière  de  juger  l'Europe 
actuelle  soit  raisonnable  et  juste.  Le  dénigrement  ne  ré- 
soudra pas  l'énigme  européenne.  Il  faut  voir  de  plus  haut 
et  de  plus  loin. 

La  grande  lutte  de  l'absolutisme  et  du  libéralisme  des 
trônes  et  des  peuples  ne  date  pas  d'hier.  Voici  un  demi- 
siècle  que  tous  les  partis  se  donnent  et  reçoivent  mutuel- 
lement de  fortes  leçons.  Il  n'y  a  pas  un  intérêt  qui  n'ait 
cherché  à  se  consolider,  à  s'asseoir,  à  s'affermir  :  les  uns, 
instruits  par  l'apprentissage  du  passé,  se  sont  débarrassés 
des  vices  internes  qui  compromettaient  leur  existence,  ou 
qui  gênaient  leur  marche.  Les  autres  ont  emprunté  à 
leurs  adversaires  des  principes  de  force  et  des  éh'mens  de 


DD  i/elt.oi'k  actufi.li:.  195 

rénovation.  Il  résulte  de  cet  effort  universel ,  de  cet  éré- 
thisme  général ,  que  toutes  les  énergies  se  sont  dévelop- 
pées d'une  manière  presque  égale  et  à  un  degré  qui  ne 
permet  ni  la  victoire,  ni  la  défaite.  Quelques-unes  se  sont 
renforcées  sous  l'inspiration  de  la  terreur-,  la  crainte  les  a 
retrempées  ,  le  besoin  de  la  conservation  les  a  forcées 
d'appeler  à  elles  tous  les  auxiliaires  utiles  -,  elles  ont  même 
puisé,  pour  se  défendre,  dans  les  doctrines  ennemies.  Les 
plus  menacés  parmi  les  intérêts  européens  ont  été  les  plus 
ardens  à  se  fortifier  ainsi.  L'église,  sous  Charles  X,  sem- 
blait marcher  à  un  envahissement  :  aussitôt  une  levée  de 
boucliers  libéraux  la  repoussa.  La  démagogie,  après  les 
barricades  de  juillet ,  s'attaquait  déjà  cala  propriété  :  la 
propriété  reparut  toute  hérissée  de  fers ,  tout  armée  de 
baïonnettes  bourgeoises,  il  est  vrai,  mais  inflexibles  et 
entêtées  comme  l'intérêt  personnel.  Le  parti  tory  de  l'An- 
gleterre a  repris ,  depuis  les  derniers  évéuemens,  une  in- 
tensité qu'il  n'avait  pas  eue  depuis  un  siècle.  L'Irlande, 
naguère  opprimée ,  est  devenue  toute  menaçante  :  son 
effort  a  ranimé  la  vigueur  défaillante  de  l'intérêt  protes- 
tant. Observez  donc  tous  ces  groupes  ennemis ,  occupés 
à  forger  des  armes  toujours  égales,  luttant  sans  se  vaincre, 
croisant  le  fer  sans  se  blesser  à  mort,  mesurant  les  forces 
de  l'ennemi  pour  se  préparer  des  ressources  équivalentes. 
Sur  une  plus  grande  échelle,  même  spectacle  ;  il  n'v  a 
que  les  petites  puissances  qui  aient  succombé.  Comme  ces 
astres  forcés  de  suivre  l'impulsion  planétaire  des  grandes 
planètes  voisines,  il  a  fallu,  bon  gré  mal  gré,  qu'elles  s'atta- 
chassent au  système  qui  les  absorbait  ;  monarchies  ou  ré- 
publiques, peu  importe:  la  révolution  de  juillet  a  écrasé 
un  roi  qu'elle  a  refoulé  en  Hollande,  et  l'ascendant  supé- 
rieur de  la  Russie  a  étouffé  l'héroïsme  républicain  de  la 
Pologne. 


Ï96  MOUVEMENT  POLITIQUE 

Voilà  donc  des  forces  qui  s'annulent ,  des  trésors  qui  ne 
se  remplissent  que  dans  l'espérance  cl  dans  l'avenir  illu- 
soire d'une  yuerre  qui  n'aura  pas  lieu  ;  voilà  des  craintes 
universelles  qui  équivalent,  comme  résultat,  au  courage 
le  plus  consommé  5  voilà,  enfin,  l'une  des  situations  les 
plus  extravagantes,  les  plus  bizarres  que  lEuiope  ait  ja- 
mais subies.  Le  mouvement  réel,  le  mouvement  secret 
qui  fait  la  destinée  des  empires  n'est  pas  celui  de  leurs 
passions ,  mais  de  leurs  intérêts.  Je  m'explique  :  il  y  a  tou- 
jours dans  la  vie  des  peuples,  ainsi  que  dans  celles  des 
hommes ,  une  partie  matérielle  et  positive  qui  l'emporte 
sur  tout  le  reste  ,  un  besoin  de  conservation  et  d'agran- 
dissement qui  triomphe  même  des  enthousiasmes,  des 
fanatismes  et  des  préjugés.  Supposez  un  homme  chez 
lequel  la  passion  soit  en  lutte  avec  l'intérêt  5  tour  à  tour 
agité  par  ces  deux  souffles  :  si  c'est  la  passion  qui  triom- 
phe, il  succombe-,  si  c'est  l'intérêt,  à  un  certain  succès 
matériel  se  joint  un  certain  degré  de  déconsidération 
toujours  attaché  à  l'égoisme. 

Un  individu,  c'est  un  peuple;  un  peuple,  c'est  un  in- 
dividu. Pendant  la  révolution  française,  l'intérêt  matériel 
de  la  France  était  nécessairement  sacrifié  à  la  passion  do- 
minante et  foulé  aux  pieds;  le  sang  coulait,  les  châteaux 
brûlaient,  l'échafaud  était  dressé,  les  fleuves  roulaient 
des  cadavres,  il  y  avait  disette  et  misère.  Bonaparte,  celui 
qui  mit  les  scellés  sur  la  révolu  li.n  ,  en  héritant  d'elle  et 
en  la  continuant,  fauchait  les  gé. léralions  avec  moins  de 
pitié  encore  que  Robespierre,  l'eu  importail  :  il  s'agissait 
d'une  grande  passion ,  d'une  de  ces  passions  qui  saisissent 
les  peuples  ,  qui  les  agitent,  qui  les  secouent  et  les  renou- 
vellent; il  s'agissait  d'être  puissant  et  de  braver  l'Europe  ; 
il  s'agissait  de  montrer  sa  force  et  de  làire  triompher  son 
orgueil.  La  cause  était  belle,  elle  l'était  d'autant  plus,  que 


DE  L  EUROPE    ACTUELLE.  197 

depuis  la  vieillesse  de  Louis  XIV  il  y  avait  eu  écrasement  de 
la  France ,  étouffement  de  sa  renommée,  abaissement  de  sa 
puissance.  Les  gentilshommes  et  les  seigneurs  avaient  fait 
leur  tems  5  tout  ce  qu'il  y  avait  dans  ces  races  nobles  de 
sève  et  de  vigueur  dont  la  patrie  pût  profiler ,  ils  l'avaient 
donné  à  la  patrie.  C'était  le  tour  de  la  roture  5  c'était  aux  ma- 
nans  de  devenir  les  boulevarts  et  les  appuis  de  cette  France 
qui  avait  besoin  d'être  régénérée.  Il  y  eut  donc  ,  sous  ce 
rapport,  quelque  chose  de  providentiel  dans  le  mouvement 
dont  nous  parlons.  Ce  n'était  pas  seulement  parce  qu'il 
s'agissait  de  liberté  que  nous  en  jugeons  ainsi,  mais  parce 
que  les  forces  étaient  égales  à  l'entreprise^  parce  que, 
tout  en  sacrifiant  l'intérêt  du  moment  à  la  passion  du  mo- 
ment, tout  en  versant  l'or  et  le  sang  des  citovens  à  flots, 
tout  en  dévastant  les  villes ,  en  brûlant  les  moissons ,  en 
dressant  les  échafauds,  on  marchait  vers  un  but  que  l'on 
ne    pouvait  manquer   d'atteindre  ;   on  renouvelait  ,    on 
iigrandissait ,  on  retrempait  la  France.  Voilà  le  mol  de 
l'énigme.  Quiconque  s'opposait  au  passage  de  cette  révo- 
lution terrible  semblait,  en  apparence  ,  défendre  l'huma- 
nité ,  et  cependant  il  la  desservait.  Ajoutons  mèn»e,  ce  qui 
semblera  singulier ,  que  ,  chez  quehjues-uns  des  hommes 
féroces  ou  fanatiques  qui  étaient  les  instrumens  de  cette 
catastrophe,  il  y  avait  dès  lors  un  sentiment  vague  du 
bénéfice  fulur  que  la  révolution  apporterait  à  la  France. 
Que  l'on  ne  croie  pas  que  je  les  excuse ,  ces  instrumens 
aveugles  et  terribles.  Le  feu  ,  en  brûlant  les  forêts  et  les 
moissons,  féconde  la  terre  qu'il  couvre  de  cendres   :   ce 
n'en  est  pas  moins  un  terrible  fléau. 

De  même  que  la  civilisation  ,  à  cette  époque  (';e  crise  , 
avait  lieu  par  orage  et  par  violence ,  de  même  aujour- 
d'hui la  civilisation ,  pour  être  utile ,  a  besoin  d'être  pa- 
cifique et  calme.  Les  seules  nations  qui  soient  restées  en 


198  MOUVEMK.Xr  POLITIUtK 

iinièie  dans  ces  dernières  années  sont  celles  qui  ont 
voulu  la  guerre.  Voyez  ce  qu'y  ont  gagné  le  Portugal,  l'Es- 
pagne, la  Hollande;  ajoutons  aussi  l'infortunée  Pologne 
dont  il  faut  pleurer  l'héroïsme  inutile,  mais  à  laquelle  il 
était  impossible  de  ne  pas  prédire  son  malheureux  sort. 

Chose  étrange,  tout  le  monde,  pendant  la  révolution 
française,  eût  pensé  qu'il  n'y  avait  d'avenir  pour  les  peuples 
que  dans  la  paix  :  et  cependant  la  guerre  était  indispen- 
sable. Il  fallait  la  sagacité  de  Rousseau  et  de  Montesquieu 
pour  apercevoir  les  symptômes  lointains  du  grand  cata- 
clysme. Depuis  la  révolution  de  juillet,  au  contraire,  vous 
croyez  que  vous  êtes  sur  un  volcan,  et  le  volcan  ne  veut  pas 
faire  éruption.  C'est  une  attente  et  une  suspension  qui  ne 
finissent  pas.  Toutl' avenir  des  peuples,  armés  maintenant 
pour  la  guerre ,  se  trouve  dans  la  paix  5  tandis  qu'autrefois 
tout  l'avenir  de  ces  mêmes  peuples  qui  crovaient  s'endor- 
mir dans  la  paix ,  était  dans  cette  tempête  de  guerre  et  de 
révolution  qui  devait  les  réveiller  violemment.  C'est  ainsi 
que  les  apparences  politiques  sont  presque  toujours  con- 
traires aux  réalités  politiques.  Le  courant  qui  frappe  les 
yeux ,  celui  qui  se  manifeste  aux  intelligences  vulgaires  va 
du  nord  au  midi  ;  mais  vous  ne  savez  pas  que  sous  ce  cou- 
rant même  il  en  existe  un  autre  non  moins  important ,  et 
qui  va  de  l'est  à  l'ouest.  Ce  sera  chose  curieuse  de  com- 
parer, d'après  ce  principe,  le  mouvement  réel  et  le  mou- 
vement apparent  des  diverses  puissances  d'Europe. 

Commençons  par  la  Russie  :  elle  est  en  dehors  du  mou- 
vement de  l'Europe  par  sa  position  géographique  ;  mais 
sa  haute  influence  la  mêle  à  tous  nos  intérêts.  Tandis 
qu'elle  veut  s'emparer  de  l'Asie,  qu'elle  a  l'œil  fixé  sur  la 
muraille  de  la  Chine  d'un  côté,  sur  la  Perse  d'un  autre  , 
et  enfin  surConstanlinople  qu'elle  regarde  comme  sa  proie 
future ,  l'Europe  trompée  cioit  que  c'est  à  elle  qu'on  en 


DE  LIXROl'E   ACTUELLE.  199 

veut.  K'en  doutez  pas,  c'est  suiTOiient  seul  que  l'empereur 
Nicolas  fait  planer  sa  pensée  et  son  espérance.  La  Perse 
est  faible.  Tous  les  jours  l'espace  désert  qui  sépare  la  Rus- 
sie des  peuples  orientaux  se  comble  pour  ainsi  dire  par 
la  civilisation  ,  et  les  colonies  militaires  russes  sont  des- 
tinées à  aplanir  la  route  et  à  plier  à  l'esclavage  les  sauvages 
populations  au  milieu  desquelles  elles  campent. 

Telle  est  la  vt'-ritable  direction  de  la  diplomatie  russe. 
Elle  n'ignore  pas  que  l'Europe  libérale  est  un  dangereux 
pays  pour  ses  Ralmouks  et  pour  ses  Moujicks.  On  ne 
vient  pas  impunément  se  mêler  à  nos  discussions  et  à  nos 
émeutes  ;  et ,  sans  compter  les  immenses  dangers  d'une 
invasion ,  la  résistance  que  l  on  trouverait  ,  l'incertitude 
du  succès,  disons  mieux  ,  la  presque  certitude  de  l'insuc- 
cès, qui  sait  quelle  semence  de  rébellion  et  d'indépen- 
dance tous  ces  barbares,  qui  tremperaient  un  moment 
dans  notre  civilisation ,  rapporteraient  dans  leur  pays  .^Ne 
nous  effrayons  donc  pas  trop  de  la  Russie ,  dont  l'ombre 
gigantesque  semble  devoir  couvrir  le  monde  entier. 

Mais,  sans  nous  occuper  davantage  de  la  politique  exté- 
rieure de  ce  pays,  voyons  un  peu  s'il  n'y  a  pas  dans  sa  po- 
litique intérieure  des  mouvemens  secrets  qu'on  n'observe 
pas.  Un  abime  sépare  ses  classes  élevées  de  ses  classes  infé- 
rieures. Les  unes  ont  voyagé ,  elles  ont  vu  l'Europe  ^  non 
seulement  elles  sont  libérales,  mais  elles  ont  pris  de  la  ci- 
vilisation ce  que  la  civilisation  a  de  frivole  et  de  factice. 
Au-dessus  de  ces  seigneurs,  se  trouve  l'autocrate,  isolé 
comme  l'autocrate  de  Constantinople.  Son  pouvoir  est 
grand  ^  mais  la  base  de  ce  pouvoir ,  c'est  l'obéissance  des 
masses.  Dans  les  profondeurs  de  la  société,  vous  discernez  à 
peine  je  ne  sais  quelle  foule  populaire  sans  esprit  public,  sans 
autre  pensée  que  de  vivre  et  d'obéir  :  masse  inerte  et  par 
conséquent  prête  à  tout.  Quand  le  dernier  développement 


200  MOUVEMENT  POLITIQUE 

(le  la  civilisation  empruntée  à  nos  régions  libérales  se  sera 
complètement  emparé  de  l'aristocratie  russe ,  croyez-vous 
que  le  pouvoir  monarchique  ne  sera  pas  menacé?  Là,  où 
il  n'y  a  pas  pas  de  hiérarchie  ,  songez  combien  une  révo- 
lution est  facile.  S'il  plaisait  une  fois  aux  descendans  des 
boyards  d'adopter  cette  forme  prétendue  républicaine  des 
anciennes  cités  grecques  ,  l'autorité  suprême  n'aurait-elle 
pas  une  lutte  terrible  à  soutenir  ? 

Dans  le  fait ,  tous  les  matériaux  d'une  république  mo- 
delée sur  la  forme  grecque  se  trouvent  entre  les  mains 
des  seigneurs  russes.  Savez-vous  pourquoi  le  citoven 
d'Athènes  était  si  puissant?  c'est  qu'il  disposait  d'un  peu- 
ple d'esclaves.  Nos  gentilshommes  du  moyen-âge  n'avaient 
que  des  vassaux,  dont  la  fidélité,  moitié  volontaire  et 
moitié  consacrée  par  l'usage  et  la  nécessité ,  tenait  avant 
tout  àlaprotectiondont  le  suzerain  les  couvrait:  mais  voyez 
quel  instrument,  quel  levier,  quel  pouvoir  que  cette  masse 
de  bêtes  brutes  à  figures  humaines  qui  pétrissent  le  pain, 
qui  cultivent  la  terre ,  qui  font  des  étoffes ,  qui  manipulent 
tous  les  élémens  de  la  vie  matérielle.  Avec  ce  secours,  on 
est  réellement  libre,  et  libre  d'une  indépendance  sans  en- 
traves ;  on  n'a  plus  à  se  mêler  que  d'ambition ,  de  plaisirs 
et  de  guerre-,  on  les  lance  comme  des  catapultes  contre  ses 
ennemis  ;  on  les  applique  comme  des  machines  à  tous  les 
arts  de  la  paix.  La  puissante  aristocratie  russe  comprendra- 
t-elle  cette  situation  si  favorable  à  ses  intérêts,  si  effrayante 
pour  le  monarque  ?  c'est  une  grande  question  que  l'avenir 
se  chargera  de  résoudre.  Mais  il  est  certain  que  chaque 
pas  fait  dans  la  civilisation  par  les  nobles  moscovites  doit 
porter  la  terreur  dans  l'ame  de  ceux  qui  les  gouvernent. 
Contemplez,  d'une  part,  cette  masse  de  nobles  qui  avance 
vers  les  lumières  européennes  ;  d'une  autre,  cette  immense 
troupe  de  serfs  slationnaire  et  sans  idées  ^  et  au  sommet 


DE  l'eukope  actuelle.  201 

un  seul  pouvoir  despotique  ,  arbitraire  et  lait  par  consé- 
quent pour  l'uniformité  la  plus  complète.  Je  ne  connais 
pas  de  pays  qui,  mal{5;ré  son  apparente  sécurité,  exij^e 
plus  de  prudence  de  la  part  de  ceux  qui  le  dirigent. 

Abstraction  faite  des  formes  qui  ne  sont  rien ,  l'Amé- 
rique ressemble  à  la  Russie  sous  plus  d'un  rapport;  ce 
sont  deux  contrées  qui  se  forment  ,  dont  l'avenir  parait 
gigantesque,  et  dont  le  présent  n'est  qu'une  attente.  Que 
diraient  les  graves  politiques  de  notre  Europe,  si  le  despo- 
tisme de  la  Russie  tournait  aux  formes  républicaines,  et 
si  le  fédéralisme  démocratique  de  l'Amérique  arrivait  avec 
le  tems  aux  institutions  monarcbiques  .^  Le   philosoplie 
ne  s'en  étonnerait  pas.  Voyez   toutes   ces  démarcations 
territoriales  qui  découpent  le  vaste  territoire  américain 
du  sud  au  septentrion  ,  et  qui ,  ne  cessant  d'envahir  les 
terrains  sauvages,  promettent  de  rejoindre  tôt  ou  tard  les 
républiques  méridionales ,  les  républiques  du  Nord  et  les 
possessions  anglaises  du  Canada.  Quels  intérêts  différens 
viendront  se  développer  ,  quand ,  au  lieu  de  populations 
clair-semées  qui  ne  cherchent  maintenant  qu'à  défricher 
le  sol,  à  abattre  des  arbres,  à  construire  des  villes,  à  mul- 
tiplier les  troupeaux  ,  vous  aurez  un*;  foule  de  nations 
distinctes,    pressées  comme  en  Europe,    rivales  de  pou- 
voir et  de  commerce?  Quels  chefs  hardis  s'empareront  de 
l'autorité .f'  quelles  aristocraties  naîtront.^  quels  services 
rendus  au  peuple  fonderont  desdynaslies  nouvelles?  Il  n'est 
donné  à  personne  de  le  savoir  -,  mais  ce  qu'il  est  impossible 
d'espérer,  c'est  que  la  même  civilisation  de  défrichement, 
de  culture ,  de  construction  et  de  préparatifs  ,   puisse 
suffire  éternellement  aux  besoins  de  toutes  ces  nations  en 
progrès.  Il  est  également  impossible  que  des  guerres  n'é- 
clatent pas  ;  qu'avec  l'accroissement  de  la  population  ,  de 
grandes  catastrophes  ne  changent  pas  le  cours  ordinaire 


202  MOUVEMENT   POLITIQUE 

des  choses 5  que  les  inslitutions  faites  pour  celle  conliée 
au  berceau  ne  deviennent  pas  insuffisantes  et  incomplètes. 
Dès  que  le  danger  se  montrera,  le  besoin  de  la  centralisa- 
tion se  fera  sentir.  Il  faudra  renforcer  le  pouvoir,  soit  au 
profit  d'une  caste  militaire  ,  soit  pour  servir  une  associa- 
tion sacerdotale,  soit  même  dans  les  intérêts  d'un  chef  uni- 
que et  puissant ,  ce  qui  certes  ne  serait  pas  un  médiocre 
sujet  d'étonnement  pour  les  Américains  d'aujourd'hui.  Si 
notre  vue  d'avenir  n'est  pas  inexacte,  il  nous  semble  voir 
germer  sur  l'immense  arène  de  l'Amérique,  presque  dé- 
serte encore ,  tous  les  élémens  de  toutes  les  institutions 
politiques. 

Quittons  l'Amérique  dont  l'influence  sur  l'Europe  est 
aujourd'hui  nulle;  laissons  la  Russie ,  colosse  qui  effraie 
par  sa  masse  et  qui  a  beaucoup  à  faire  de  se  nourrir,  de 
se  soutenir  et  de  se  civiliser.  Il  y  a  des  pays  moins  mena- 
çans  et  plus  puissans,  tels  sont  la  Prusse  et  l'Autriche.  Là 
comme  en  Russie ,  vous  remarquez  un  mouvement  réel 
et  secret  qui  n'a  rien  de  commun  avec  le  mouvement  ex- 
térieur et  patent  de  la  civilisation.  Pendant  que  l'on  croit 
ces  contrées  vouées  à  l'absohitisme,  c'est  dans  un  sens 
contraire  qu'elles  marchent  :  le  libéralisme  les  entraine 
sans  qu'elles  s'en  doutent.  Nous  ne  le  disons  pas  pour  en 
faire  honneur  à  la  générosité  de  ces  pays.  Les  nations  no 
sont  pas  généreuses  :  conduites  parleurs  intérêts,  ou  par 
ce  qu'elles  croient  être  leurs  intérêts ,  elles  marchent  dans 
cette  voie  sans  que  rien  puisse  les  arrêter.  L'art  des  gou- 
vernans  est  de  deviner  l'intérêt  véritable  des  populations, 
de  les  contrarier  quand  elles  se  trompent  elles-mêmes, 
de  deviner  le  moment  précis  des  améliorations  et  des 
perfectionnemens,  et  celui  des  résistances  nécessaires. 

Que  l'Autriche  veuille  garder  sa  domination  ahsolue 
sur  l'Italie  :  que  cette  domination  en  elle-même  soit  un 


JJli   L  tLUOl'E   ACÏLELLK.  203 

mal  et  une  anomalie,  c'est  ce  dont  personne  ne  peut  dou- 
ter. Sans  doute  il  est  triste  de  voir  briller  au  soleil,  à 
côté  des  coupoles  de  Venise,  la  baïonnette  des  soldats 
hongrois.  Mais  admirez  un  peu  par  quel  moyen  M.  de 
Metternich  lui-même  est  obligé  de  protéger  son  pouvoir. 
Le  double  aigle,  aux  serres  aiguës  et  aux  tètes  menaçantes, 
n'est  plus  cet  oiseau  de  proie  vorace  qui  trônait  autre- 
fois sur  les  rochers  de  la  Suisse  et  dans  les  chàteaux-forts 
de  la  Hongrie. 

Dès   1818,   M""*"  de  Staël  (et  que  cet  hommage  soit 
rendu  à   une  femme  assez  philosophe  pour  être  vraie) 
avait  commencé  à  détruire  le  préjugé  universel  répandu 
par  les  philosophes  contre  l'Autriche.  Tous  les  vovageurs 
modernes  ont  si  bien  confirmé  ces  documens,  qu'il  est 
aujourd'hui  de  mauvais  goût,  parmi  les  hommes  éclairés 
de  toute  l'Europe ,  de  parler  du  despotisme  de  l'Autriche. 
Au  fait,  et  sans  le  dire,  la  marche  de  ce  pays  est  toute 
libérale.  D'une  part,  le  gouvernement  tient  beaucoup  à 
se  faire  craindre  :  il  se  présente  sous  des  couleurs  terri- 
bles ,  il  fait  le  méchant  et  le  redoutable  5  il  a  soin  de  con- 
server dans  leur  intégrité  les  théories  d'absolutisme  sur  les- 
quelles il  repose.  Il  est  vrai  aussi  dédire  que,  connaissant 
la  base  chancelante  de  cette  théorie  et  sachant  qu'elle  est 
repoussée  maintenant  par  toute  l'Europe  civilisée,  il  met 
un  certain  luxe  de  terreur  dans  ses  condamnations.  C'est 
chose  odieuse  que  les  mauvais  traitemens  que  l'on  fait 
subir  aux  Italiens  accusés  de  carbonarisme.  Ce  n'est  pas 
de  la  barbarie  atroce,  mais  de  la  petite  cruauté.  Le  pain 
est  mauvais  :  le  prisonnier  manque  d'air,  les  caveaux  sont 
humides,  l'isolement  est  profond  et  douloureux.  Quand 
on  lit  le  bel  ouvrage  dans  lequel  Silvio  Pellico ,  sans  se 
plaindre,  sans  anathématiser ,  sans  maudire,  a  consacré 
le  souvenir  de  cette  misérable  torture  de  tous  les  momens , 


204  MOUVEMEM   POLITIQUE 

on  ne  peul  s'empêcher  de  verser  des  larmes ,  et  de  pousser 
un  cri  de  colère  contre  les  exécuteurs  subalternes  des 
volontés  autrichiennes. 

A  re^<^arder  ces  actes,  non  en  philosophes ,  mais  comme 
historiens  et  témoins  désintéressés  ,  on  reconnaît  que 
le  besoin  de  conserver  sa  puissance  en  Italie  a  été  le 
mobile  de  l'An  triche.  Voici  bientôt  huit  siècles  que  les 
empereurs  d'Allemagne  ont  posé  leurs  mains  de  fer  sur 
la  Loni hardie  ;  voici  huit  siècles  que  l'Italie  se  dé- 
bat, impuissante  à  secouer  le  joug  de  ses  maîtres  ,  im- 
puissante à  s'unir  dans  le  même  faisceau.  Le  mal  git 
dans  les  entrailles  de  l'Italie  même,  dans  les  jalousies 
intenses  qui  animent  les  diverses  provinces  de  ce  grand 
pays,  dans  la  haine  des  Napolitains  contre  les  Siciliens, 
des  Romains  contre  les  Napolitains ,  des  Génois  contre 
les  Piémontais.  A  'peine  la  main  de  fer  de  Bonaparte  a- 
t-elle  réussi,  par  une  pression  violente  et  souverainement 
lyrannique ,  cà  maintenir  dans  un  silence  et  une  unité  ap- 
parente toutes  ces  portions  hétérogènes ,  tous  ces  frag- 
mens  ennemis.  Incapable  de  se  réconcilier  avec  elle-même, 
l'Italie  n'est  pas  moins  impatiente  du  joug.  Un  patriotisme 
honorable  et  impuissant  couve  sous  la  terre  et  fait  érup- 
tion de  lems  à  autre.  Le  souvenir  de  la  république  ro- 
maine est  là  :  fantôme  du  passé  qui  brille  et  qui  égare. 
On  voudrait  ressaisir  la  vieille  prépondérance  de  la  cilt- 
romaine.  Chose  impossible!  cette  prépondérance  n'(Uai( 
fondée  que  sur  l'état  des  esclaves  et  sur  le  titre  de  citoyen 
romain.  De  là,  ce  sentiment  amer  qui  ronge  de  nobles 
cœurs  italiens,  ces  inutiles  et  in-quenles  tentatives  de  li- 
bération ,  ce  perpétuel  étal  de  fièvre  et  de  crise  :  le  gou- 
veruemejit,  inquiet  et  mécontent ,  croyant  voir  toujours 
«les  embûches  et  des  pièges  sous  ses  pas,  s'arme  d'une 
surveillanee   active  et  jalouse  ;  la  police  des  passeports 


\)E    L  lar.Ol'K   ACTLKLLi:.  205 

devient  harassante  ;  on  pousse  jusqu'au  ridicule  la  pro- 
hibition des  livres,  on  accumule  les  restrictions  contre 
les  voyageurs,  on  fait  de  la  censure ,  toujours  vexatoire 
et  souvent  inutile.  Après  tout  cependant,  de  tous  les  con- 
damnés politiques  sur  lesquels  pèse  depuis  1820  la  sen- 
tence de  mort,  pas  un  seul  n'a  été  exécute:  fait  curieux 
et  qui  prouve  combien  l'esprit  du  libéralisme  s'infiltre, 
si  l'on  nous  passe  celte  expression,  dans  le  vieil  arbre  de 
la  tyrannie. 

On  met  à  l'index  les  journaux  étrangers  -,  c'est  un  tort , 
la  manière  subreptice  dont  ils  s'introduisent  en  Italie  est 
mille  fois  plus  dangereuse.  L'opinion  publique  est  comme 
ces  gaz  incompressibles  ,  dont  la  subtilité  traverse  jus- 
qu'aux barrières  les  plus  denses.  Selon  nous,  l'Autriche 
devrait  ouvrir  ses  portes  ,  non  seulement  aux  journaux  de 
tous  les  partis  qui  se  servent  de  mutuel  antidote,  mais  h 
tous  les  exilés  5  n'ont-ils  pas  payé  assez  cher,  parde  longues 
annéesde  souffrances,  leurs  vues  exagérées  ou  leurs  efforts 
dangereux  ?  Les  Italiens  sont  rarement  admis  à  remplir  des 
fonctions  publiques^  c'est  encore  mie  erreur  et  une  injus- 
tice dangereuse  :  en  les  faisant  participer  au  gouvernement, 
on  les  intéresserait  à  sa  stabilité.  Enfin ,  l'empereur  et  la 
cour  semblent  redouter  1  Italie  :  faute  non  moins  périlleuse. 
Milan  et  Venise  devraient  voir  de  tems  à  autre  cette  pa- 
triarcale et  bienveillante  figure  de  François  ,  cette  fami- 
liarité si  populaire  ,  cette  attention  si  cordiale  prêtée  à 
toutes  les  plaintes ,  accordée  à  toutes  les  pétitions.  Père 
Franz  (Vater  Franz),  comme  on  le  nomme  à  Vienne, 
aurait ,  j'en  suis  sûr  ,  beaucoup  de  succès  parmi  les  gon- 
doliers des  lagunes  et  les  riverains  de  la  Brenta. 

Il  y  a  quelque  petitesse ,  quelque  dureté ,  quelque  pué- 
rilité dans  les  craintes  de  ce  gouvernement  autrichien  en 
Italie,  qui  ne  veut  absolument  pas  perdre  son  vieux  do- 


206  MOUVEMENT   POLITIQUE 

maine  conquis 5  mais,  d'un  autre  côté,  voyez  comme  il 
est  emporté  par  le  courant.  Il  donne  à  ses  territoires  l'é- 
ducation  populaire  5    ce    bienfait  immense,    c'est-à-dire 
plus  qu'une  charte  ,  un  jury  ,  une  chambre  des  députés 
et  un   habeas   corpus.   Chaque  commune  a  son  école, 
soutenue  par    le    fonds    municipal  ;    les   maîtres  reçoi- 
vent un  salaire   de  250  à  400  livres  autrichiennes.  Les 
jeunes  filles  ont  leurs  écoles  particulières.  À  Venise  ,  on 
compte  29  de  ces  dernières,  fréquentées  par  2,390  jeunes 
filles.  Dans  les  provinces  vénitiennes ,  qui  composent  à 
peu  près  le  tiers  du  territoire  austro-italien  ,  il  y  a  1,402 
écoles  élémentaires  pour  1,894,000  habitans,  dirigées  par 
1,553  maîtres-,  elles  reçoivent  62,000  élèves.  Les  uni- 
versités de  Pavie  et  de  Padoue  commencent  à  refleurir. 
Pavie,  célèbre  aujourd'hui  par  la  supériorité  de  son  école 
de  médecine  el  par  le  progrès  des  études  philosophiques, 
a  maintenant  plus   de  1,400  étudians.  La  vieille  prédo- 
minance de  Padoue  qui,  pendant  le  moyen-àge,  éclipsait 
toutes  les  villes  universitaires ,   semble  prèle  à  renaître 
sous  l'ombre  redoutée  de  la  puissance  autrichienne. 

Quoi!  ce  sont  là  les  actes  de  cette  administration  de  Met- 
ternich,  si  renommée  par  sa  haine  des  lumières,  son  amour 
de  la  barbarie  et  de  l'ignorance,  et  sa  résistance  à  tout  per- 
fectionnement !  C'est  qu'elle  comprend  très-bien  qu'il  n'y 
a  de  salut  pour  elle  que  ces  lumières  mêmes  qu'on  lui  oj>- 
pose.  Au  lieu  de  s'armer  contre  des  ennemis  si  redouta- 
bles, elle  se  les  concilie.  Elle  a  porté  à  6,000  francs, 
au  lieu  de  3,000  ,  les  salaires  des  professeurs.  Elle  a 
protégé  le  célèbre  professeur  Tamburini  ,  malgré  ses  opi- 
nions anti-papales  et  ses  écrits  presque  héréli(|ues  mis  à 
l'index  par  la  cour  de  Home.  Lclfet  de  ce  système,  pro- 
hibitif quant  au  présent,  libéral  qnant  à  l'avenir,  est  de 
semer  une  graine  d'indépendance  et  de  savoir  ([u'elle  ne 


DE  l'kuuope  actuelle.  207 

jjerniera  peut-être  que  pour  déposséder  l'Autriche  ^  mais , 
ajoulons  aussi  que  c'était  là  le  seul  moyen  à  prendre  |)our 
protéger  efficacement  les  intérêts  de  la  domination  pré- 
sente. 

Ce  n'est  pas  seulement  en  Italie  et  par  une  concession 
faite  au  carbonarisme  que  le  {gouvernement  autrichien  se 
conduit  ainsi  :  non 5  sa  politique  intérieure,  basée  sur  les 
principes  du  despotisme  par  la  grâce  de  Dieu ,  est ,  dans 
son  application,  je  ne  dis  pas  seulement  libérale,  mais 
philosophique. 

Récemment  un  des  plus  éloquens  et  des  plus  brillans 
tribuns  populaires  de  la  presse  allemande  ,  Wolfj^ang- 
Menzel ,  éditeur  du  Morgen-Blatt ,  s'avisa  de  traverser 
cette  Autriche  qu'il  avait  toujours  regardée  comme  les 
Hébreux  regardaient  l'Égvpte  ,  avec  une  horreur  pro- 
fonde; pays  abject ,  de  servitude,  d'apathie  et  d'avilisse- 
ment. Des  bords  du  Danube  jusqu'aux  rives  de  l'Euxin , 
il  foula  toutes  ces  plaines  opulentes,  traversa  tous  ces  vi- 
gnobles renommés;  de  ville  en  ville,  de  hameau  en  ha- 
meau ,  il  ne  vit  qu'industrie  florissante ,  figures  heu- 
reuses ,  chaumières  bénies  du  ciel ,  rues  peuplées  d'habi- 
tans  bien  vêtus  et  fleuris  ;  point  de  haillons  ,  peu  de 
misère  ,  un  air  de  satisfaction  qui  le  surprit,  de  l'hospi- 
talité ,  de  l'activité ,  de  la  probité  ,  un  commerce  en  pro- 
grès; nulle  part  on  ne  voyait ,  comme  en  Russie ,  la  hutte 
du  pauvre  manquant  de  pain,  adossée  au  palais  du  riche, 
possesseur  de  dix  mille  esclaves  ;  nulle  part  on  ne  vovait 
ce  qui  frappe  tous  les  regards  en  Italie:  de  longues  ran- 
gées de  mendians  étendus  sur  les  escaliers  de  marbre  qui 
conduisent  à  la  maison  de  Dieu,  ni,  comme  en  France 
et  en  Angleterre,  des  milliers  de  pauvres  familles  péris- 
sant de  faim  et  de  froid  dans  les  greniers  ,  mourant  obscu- 
rément, sans  secours,  sans  consolation,  au  milieu  d'une  ci- 


208  MOUVEMENT   l'OLlTIQUE 

vilisalion  qui  se  dit  phllanlropique.  Menzel ,  homme  bien- 
veillant et  candide,  (juoique  pétri  d'opinions  presque 
républicaines,  s'étonna  de  cette  situation  de  TAutricbe. 
Il  s'attendait  à  ce  que  chacune  de  ses  pai^oles  serait 
l'objet  d'une  active  et  fatigante  surveillance  ,  que  chacun 
de  ses  regards  serait  arrêté  au  passage  et  dénoncé ,  que 
l'exhibition  et  le  visa  des  passeports  se  renouvelleraient 
sans  cesse.  Rien  de  tout  cela  :  à  peine  jetle-t-on ,  à  son 
entrée  et  à  sa  sortie ,  un  coup-d'œil  sur  le  terrible  passe- 
port. La  première  table  d'hôte  à  laquelle  il  s'assied  à 
Saltzbourg  est  entourée  de  convives  qui  parlaient  poli- 
tique aussi  li])rement  que  s'ils  eussent  été  au  Palais-Royal 
de  Paris  ou  dans  une  taverne  de  Londres.  La  police  ,  qui 
faisait  rarement  son  apparition,  se  montrait  douce,  ai- 
mable et  civile  comme  un  maître  de  cérémonie.  A  Tienne, 
qu'il  regardait  comme  le  vrai  sanctuaire  du  despotisme  ^ 
à  Vienne,  c'est-à-dire  dans  le  neuvième  cercle  et  dans 
le  dernier  abîme  de  l'enfer  autrichien ,  ce  ne  furent  ni 
des  sbires  qu'il  rencontra ,  ni  des  démons  armés  de  griffes, 
ni  des  estaffiers  de  l'Inquisition.  Introduit  auprès  des  sa- 
vans  et  des  hommes  d'état ,  favoris  du  gouvernement  au- 
trichien ,  hommes  qu'il  avait  souvent  accablés  d'injures 
ou  de  sarcasmes,  il  les  trouva  bienveillans  et  affables, 
gens  d'honneur  et  très-peu  disposés  à  vendre  leur  ame 
pour  une  place.  Grillparzer  le  poète,  Von  Hammer,  Mai- 
lath,  le  baron  de  Zedzlilz,  lui  parurent  dignes  d'occuper 
une  place  parmi  les  hommes  de  génie  et  de  probité  qui 
honorent  le  plus  l'Europe.  Quant  au  peuple ,  il  avait  l'in- 
solence d'être  heureux  et  de  le  paraître.  Quoi!  se  deman- 
dait Menzel,  c'est  ici,  dans  un  jjays  de  tyrannie,  que 
ce  grand  principe  du  radical  Benlham  se  trouve  réalisé. 
Tous  ces  élémens  de  mort  (jui  devaient  depuis  long-lems 
tuer  l'Autriche  ne  l'ont  pas  empêchée  de  se  bien  porter. 


DE  L  EUROPE  ACTUELLE.  209 

Le  philosophe  ne  revenait  pas  de  sa  surprise  5  il  avait 
envie  de  dire  comme  ce  vieux  médecin  :  «  Le  malade  est 
sauvé ,  j'en  conviens ,  mais  il  y  a  long-tems  que  d'après 
les  règles  il  doit  être  mort.  »  Ecoutons  un  passage  curieux 
de  cet  écrivain  éloquent.  Il  confirmera  tout  ce  que  nous 
avons  avancé. 

«L'Autriche,  dit-il,  marche  lentement  et  par  une 
roule  détournée  vers  les  idées  libérales  que  l'Europe  croit 
qu'elle  repousse.  Semblable  à  ce  beau  fleuve  qui  est  son 
symbole  et  qui  fait  sa  richesse,  elle  avance  quand  elle 
parait  rétrograder.  Suivez  le  cours  de  cette  nappe  d'eau 
majestueuse,  elle  semble  prendre  une  route  contraire  à  celle 
de  toutes  les  rivières  d'Europe 5  mais  observez  sa  marche 
définitive  à  travers  la  mer  Noire  et  la  Méditerranée,  ses 
eaux  vont  se  confondre  dans  le  sein  de  l'Atlantique  avec 
tous  les  autres  fleuves  d'Europe.  Je  dois  le  dire,  ce  peu- 
ple, loin  d'être  dépravé,  est  un  de  ceux  qui  ont  le  cœur  le 
plus  sain ,  l'ame  la  plus  innocente  et  la  plus  énergique. 
L'habitude  de  la  lecture ,  la  culture  intellectuelle  l'ont 
éloigné  de  tous  les  vices  grossiers;  le  but  que  voulait  at- 
teindre l'empereur  Joseph  se  trouve  atteint  aujourd'hui. 
Je  ne  sais  quelle  philosophie  modérée ,  douce  et  conso- 
lante s'est  introduite  dans  toutes  les  classes.  Point  de  fu- 
reur religieuse,  point  d'intolérance  fanatique;  on  jouit 
de  la  vie,  sans  brutalité,  sans  étourderie  et  presque  sans 
crime;  car  les  tableaux  statistiques  démontrent  que,  de 
tous  les  pays  d'Europe ,  c'est  l'Autriche  qui  est  la  moins 
féconde  en  criminels.  » 

Le  mouvement  libéral  de  la  Russie  a  pour  base  la  con- 
stitution de  ses  nobles  ;  leurs  idées  libérales  empruntées 
à  la  France  et  leur  politesse  les  séparent  d'une  ma- 
nière tranchée  du  reste  de  la  nation  incivilisée.  Le  mou- 
vement libéral  de  l'Autriche  est,  au  contraire  ,  dans  l'édu- 
XI.  1 4 


210  MOUVEMENT   POLITIQUE 

cation  commune  et  morale  des  masses.  C'est  à  cette  der- 
nière que  l'Italie  devra  plus  tard  le  vrai  mouvement  li- 
béral par  lequel  elle  se  trouvera  entraînée.  Certes,  quand 
les  lumières  auront  pénétré  dans  tous  les  rangs,  lorsque 
l'éducation  autrichienne  et  les  écoles  primaires  auront 
produit  leur  effet  ,  lorsque  les  devoirs  de  chacun  se- 
ront nettement  connus,  cette  vie  sauvage  du  midi  qui 
ne  manque  ni  de  poésie  ,  ni  de  grandeur,  sera  modifiée 
par  un  système  de  moralité  plus  sévère  et  plus  pur,  qui 
émane  du  nord. 

Contre  l'opinion  générale,  toutes  les  régions  que  do- 
mine le  pouvoir  absolu  gravitent  vers  la  liberté  ;  celles,  au 
contraire,  qui  ont  servi  de  premier  foyer  aux  idées  d'indé- 
pédance  gravitent  vers  la  concentration  du  pouvoir. 

L'Autriche  a  été  très-bien  jugée  de  la  même  manière  par 
un  libéral  d'une  trempe  bien  plus  forte ,  par  un  homme 
élevé  au  sein  de  cette  philosophie  française  qui,  comme  on 
le  sait,  a  très-peu  d'indulgence  pour  les  rois.  Alphonse 
Rabbe,  c'est  ainsi  qu'il  se  nomme,  joignait  à  une  énergie  et 
à  une  vigueur  d'ame  peu  commune  unegrande  amertume 
contre  les  supériorités  sociales;  amertume  augmentée  et 
envenimée  par  les  douleurs  d'une  maladie  longue  et 
cruelle.  «  L'Autriche,  dit  Alphonse  Rabbe,  est  mal  con- 
nue :  on  croit  qu'elle  n'a  fait  aucun  progrès  depuis  qua- 
rante ans-,  que  ce  peuple,  imprégné  de  l'esprit  d'obéissance 
qui  est  la  religion  de  l'ordre  social,  gémit  sous  le  fouet  des 
tvrans  ,  et  que  les  larmes  de  ses  paysans  malheureux  achè- 
tent la  broderie  éclatante  qui  couvre  l'habit  de  ses  cour- 
tisans et  de  ses  militaires.  Pas  un  mot,  pas  une  svUabe 
de  vrai  dans  ce  tableau  ;  le  peuple  est  heureux  ,  il  vit 
dans  l'abondance  et  la  sécurité.  Depuis  six  ans,  Tienne 
n'a  été  témoin  que  d'une  seule  exécution  à  mort,  celle 
d'un  Polonais.  Le  noble  fait  de  son  pouvoir  un  usage  pa- 


!)K  L'iiUUOl'E   ACTUELLE.  211 

triarcal;  le  paysan  vit  près  de  lui  sans  le  craindre,  sans 
Tenvier,  sans  le  haïr.  Quant  au  clerjjé ,  qui  jouit  d'un 
grand  crédit  moral,  ce  crédit  ne  ressemble  nullement  à 
un  pouvoir  tyrannique  :  on  voit  les  prêtres  encourager 
la  danse  joveuse  des  paysans ,  on  les  voit  assister  à  ces 
ébats  qu'ils  sont  loin  de  réprouver.  Dans  les  vallées,  dans 
les  grandes  plaines,  c'est  le  même  spectacle;  et  ne  croyez 
pas  que  le  chef  de  cette  noblesse  si  puissante  et  de  cette 
roture  si  paisible  soit  environné  d'une  pompe  et  d'un 
mystère  inaccessible,  une  espèce  de  dalaï-^laina  :  un  chef 
de  fabrique  en  France  est  plus  orgueilleux  que  ne  l'est 
l'empereur  d'Autriche.  On  le  voit  partout,  soit  à  pied 
comme  un  simple  particulier,  soit  dans  un  carrosse  à  deux 
chevaux,  sans  domestiques,  sans  gardes-du-corps.  Qui- 
conque veut  l'aborder  et  lui  parler  a  l'accès  le  plus  facile 
auprès  de  lui.  Il  vous  dira  :  a  Vous  êtes  fatigué,  veuillez 
vous  asseoir.»  Tous  les  huit  jours  il  donne  deux  audiences 
de  huit  heures  chacune.  Plus  d'un  pauvre  homme ,  plus 
d'un  artisan  repoussé  par  les  ministres,  a  trouvé  justice 
auprès  du  roi. 

Pendant  que  les  pays  despotiques  penchent  ainsi  vers  la 
liberté  idéale,  les  pays  constitutionnels  inclinent  vers  le 
despotisme:  rien  de  plus  naturel.  Avec  des  doctrines  qui 
relâchent  et  détendent  tous  les  liens  du  pouvoir  ,  il  faut, 
sous  peine  de  destruction  ,  resserrer  fortement  le  pou- 
voir. Au  contraire ,  quand  il  est  bien  établi  dans  tous 
les  esprits  que  l'autorité  centrale  est  sainte  et  vénérable; 
quand  tout  le  monde  s'abaisse  devant  elle  ;  quand  un  pavs 
ainsi  voué  à  l'autorité  absolue  est  entouré  d'autres  régions 
qui  peuvent  lui  communiquer  au  premier  moment  l'étin- 
celle libérale,  la  prudence  ordonne  d'agir  comme  agit 
l'Autriche,  et  de  rendre  le  joug  si  léger  qu'il  ressemble  à 
l'indépendance. 


2l2  ..MOLVEMEXr   POLITIQUE 

De  là,  cet  étrange  phénomène  :  la  France  et  l'Angleterre 
sont  les  pays  du  monde  où  Ton  paie,  par  le  plus  de  dépen- 
dance réelle,  la  liberté  des  doctrines.  Là ,  tout  se  dirige 
uniformément  vers  la  concentration  du  pouvoir.  Il  est 
plus  difficile  d'organiser  une  conspiration  en  France  qu'en 
Angleterre  ,  en  Angleterre  qu'en  Italie ,  en  Italie  qu'en 
Autriche,  en  Autriche  qu'en  Russie;  et  comme  on  sait 
cela ,  on  augmente  de  vigilance ,  et  la  police  s'arme  de 
plus  de  force  à  mesure  que  le  pays  a  plus  de  liberté. 

Nous  nous  sommes  surtout  attaché ,  dans  cet  article , 
à  démontrer  que  la  plupart  des  mouvemens  extérieurs  et 
visibles  de  la  politique  ne  correspondaient  nullement 
avec  ses  mouvemens  réels  et  cachés.  Notre  observation 
s'applique  à  tout.  Non  seulement  l'Autriche  ,  mais  l'Alle- 
ma"ne  entière  sera  contrainte  à  prendre  parti  en  faveur 
du  libéralisme  contre  la  Russie.  Les  forteresses  moscovites 
ont  trop  empiété  sur  le  territoire  des  Germains;  Vienne 
et  Berlin  sont  trop  près  des  possessions  russes  pour  que 
l'intérêt  des  nations  germaniques  ne  les  porte  pas,  malgré 
elles  ,  à  entraver  la  marche  du  géant  de  la  Moscovie.  La 
chute  de  Napoléon  avait  démesurément  accru  le  pouvoir 
russe  :  avec  cent  cinquante  mille  hommes  le  czar  avait 
pris  possession  de  la  Pologne  et  l'avait  gardée.  La  civili- 
sation de  France  ,  les  vignobles  de  la  Champagne  et  de  la 
Bourgogne  ,  l'aspect  de  ces  contrées  du  midi ,  si  peu  sem- 
blables aux  régions  du  nord  ,  avaient  ranimé  cet  ancien 
désir  de  conquêtes  méridionales  dont  les  peuples  du  sep- 
tentrion ont  toujours  senti  la  secrète  influence.  Souvent 
battues  par  Napoléon,  mais  victorieuses  en  définitive, 
les  armées  russes  avaient  appris  de  lui  l'art  de  la  guerre, 
et  ces  hommes,  dont  la  civilisation  était  au  berceau, 
étaient  déjà  des  vétérans  sous  les  armes.  Jugez  du  progrès 
que  ilul  faire  on  peu  de  tems  celte  puissance,  f[ui  échap- 


DE  l'eLP.OPE  ACTCELLt.  2  1  .'i 

pail  à  peine  à  la  barbarie.  En  une  seule  campaPine,  elle 
fit  crouler  le  pouvoir  de  la  Perse,  subjugua  les  {'orteresses 
d'Erislan  ,  et  établit  ses  domaines  dans  la  plus  ricbe  pio- 
vince  du  Korassan.  Deux  autres  campagnes  lui  suffirent 
pour  renverser  l'ancien  et  redoutable  pouvoir  des  Osman- 
lis,  s'emparer  des  forteresses  sur  le  Danube,  franchir  la 
barrière  des  Balkans,  et  dicter  une  paix  glorieuse  dans  An- 
drinople ,  ancien  séjour  de  la  puissance  turque  en  Europe. 
Quines'efifravait  alors  de  ce  progrès  de  la  puissance  russe? 
Au  milieu  des  convulsions  de  1830,  quel  homme  doué 
de  la  seconde  vue  politique  ne  redoutait  pas  cet  accrois- 
sement gigantesque  qui  menaçait  toute  la  partie  occiden- 
tale de  l'Europe? 

Mais  le  remède  était  à  côté  du  mal.  Cette  Germanie,  qui 
professait  en  apparence  les  mêmes  principes  politiques 
défendus  par  la  Moscovie  ,  ne  put  voir  sans  crainte  un 
voisin  dont  la  force  augmentait  d'une  manière  si  mena- 
çante, et  qui  pénétrait  jusqu'au  sein  de  son  territoire. 
Pendant  que  cette  terreur  inspirée  par  la  Russie  armait 
contre  elle  secrètement  les  intérêts  germaniques  ,  l'An- 
gleterre n'en  était  pas  moins  épouvantée.  Comment  aurait- 
elle  vu  avec  indififérence  le  czar  prêt  à  bâtir  ses  forteresses 
dans  l'Asie  centrale,  et  à  partager  avec  la  Grande-Bretagne 
la  domination  que  l'Europe  commence  à  faire  sentir  à 
l'Orient.  Non  seulement  un  intérêt  commun  rapprocha 
les  désirs  et  les  pensées  des  cabinets  de  Vienne  et  de  Saint- 
James  ,  mais  il  y  eut  plusieurs  conférences  dans  lesquelles 
on  s'arma  d'avance  contre  les  usurpations  prévues  du 
colosse  septentrional.  Notez  bien  que  ,  malgré  leur  appa- 
rente diversité,  l'Allemagne  et  l'Angleterre  ne  forment 
qu'un  seul  pays.  C'est  la  même  souche,  le  même  langage 
originel,  le  même  fond  d'idées  et  de  mœurs.  Une  infusion 
de  sang  normand  nous  a  donné  sans  doute  ce  caractère 


214  MOLVEMENT   POLITIQUE 

hardi  et  impétueux  qui  nous  distingue  de  nos  frères  les 
Teutons.  Le  mélange  de  la  race  danoise  et  de  la  race 
saxonne  a  pu  favoriser  cet  esprit  d'audace  el  d'entreprise 
que  l'on  remarque  en  nous  5  aussi  avons-nous  précédé 
l'Allemagne  dans  la  carrière  de  la  liberté.  Mais  elle  nous 
suit,  et,  comme  nous,  c'est  sur  l'ordre,  sur  la  propriété  , 
sur  la  religion ,  seules  bases  solides ,  qu'elle  fonde  lente- 
ment sa  construction  durable.  Plus  méthodique  que  nous, 
difficile  à  mettre  en  mouvement,  mais  redoutable,  une 
fois  l'impulsion  donnée  ,  l'Allemagne  ne  peut  manquer  , 
tôt  ou  tard,  de  s'unir  à  nous  pour  faire  face  à  l'irruption 
des  hordes  scythiques.  En  vain  la  révolution  de  juillet 
semble  avoir  détruit  cette  alliance  nécessaire,  et  avoir 
fait  de  la  Germanie  le  boulevart  et  le  poste  avancé  de  la 
Russie.  Un  tel  état  ne  peut  durer  :  à  mesure  que  le  libéra- 
lisme allemand  prendra  des  forces ,  la  puissance  russe 
faiblira  dans  ce  pays,  et  si  jamais  le  combat  s'établit 
d'une  manière  forte  et  prononcée  entre  le  nord  et  le  midi, 
entre  le  système  de  l'obéissance  et  le  système  de  la  liberté , 
il  est  impossible  que  l'Allemagne ,  menacée  dans  ses  in- 
térêts par  la  Moscovie  ,  ne  se  joigne  pas,  en  dépit  de  toutes 
les  prévisions,  à  la  Grande-Bretagne  et  à  la  France. 

La  Grande-Bretagne  et  la  France  ,  deux  mots  que  l'on 
s'étonne  de  voir  unis,  «  deux  énormes  béliers,  dit  Cha- 
teaubriand, qui  se  sont  unis  pour  battre  en  ruine  tous  les 
pays  de  l'Europe  !  » 

Nous  sommes  loin  de  croire  la  comparaison  exacte  : 
mais  quand  les  cœurs  des  deux  contrées  ne  seraient  pas 
unis,  les  intérêts  le  sont  tellement,  qu'on  ne  peut  les  em- 
pêcher de  rouler  el  de  se  confondre  dans  le  même  but  -,  la 
France  achève  sa  révolution  ,  l'Angleterre  commence  la 
sienne.  L'une  est  lasse  de  factions  et  de  combats,  l'autre 
semble  chercher  la  lulle  avec  une  sorte  de  fureur  juvé- 


DE  l'europe  actuelle.  215 

nile.  Heureusement,  l'exemple  de  la  France  est  là,  exem- 
ple terrible,  phare  allumé  dans  le  champ  de  la  politique 
pour  éclairer  l'avenir.  Soit  qu'une  crise  violente  menace 
la  propriété  en  Angleterre,  et  qu'elle  doive,  malgré  les  ter" 
ribles  leçons  données  par  un  peuple  voisin,  subir  toutes 
les  phases  des  catastrophes  révolutionnaires  5  soit ,  que 
plus  sage  ,  elle  ait  la  patience  et  l'énergie  nécessaires  pour 
se  garantir  de  ces  dangers  et  pour  démolir  les  abus  sans 
déraciner  la  constitution  ,  il  est  certain  que  la  route  de 
la  France    et  celle  de  l'Angleterre  sont  identiques. 

Le  champ  du  carnage  se  trouve  aujourd'hui  concentré 
en  Portugal  et  en  Espagne.  Dans  ces  deux  pays,  c'est  l'An- 
gleterre et  la  France  qui  ont  triomphé  des  répugnances  na- 
tionales, des  habitudes  populaires,  et  même  des  lois  éta- 
blies. C'est  sous  les  veux  de  la  Russie  et  de  l'Autriche  que 
don  Miguel  et  don  Carlos  ont  été  dépossédés.  Il  est  vrai  que 
la  lutte  n'est  pas  achevée,  et  que  selon  toute  apparence  elle 
durera  long-tems  ^  mais  cette  lutte  elle-même  servira  les 
intérêts  de  la  liberté  constitutionnelle.  Quelle  que  soit  la 
cause  qui  triomphe ,  il  faudra  bien  avoir  recours  au  peu- 
ple. La  reine  promettra  une  Chambre  des  Députés  5  don 
Carlos  essaiera  de  faire  revivre  les  vieux  fueros  de  l'Es- 
pagne, ou  dispensera  des  franchises  municipales.  Ainsi 
de  quelque  côté  que  Ton  tourne  les  yeux,  on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  reconnaître  que  l'Europe,  comme  le  serpent , 
se  dépouille  de  sa  vieille  peau.  La  Suisse  elle-même  ,  si 
dévouée  à  ses  anciennes  constitutions,  ne  cherche-t-elle 
pas  à  les  modifier  et  à  les  transformer  ?  L'esprit  d'indé- 
pendance et  de  révision  politique  s'est  répandu  et  infiltré 
de  toutes  parts.  Tous  les  peuples  ne  deviendront  pas  répu- 
bliques, sans  doute  ^  tous  n'adopteront  pas  les  formes  con- 
stitutionnelles ^  mais  qu'est-ce  que  la  forme  auprès  de 
l'esprit  ?  Je  n'ai  pas  besoin  de  faire  sentir  que  cet  esprit 


21  O  MOLVEMEXT  POLITIQUE 

réformateur  a  pénétré  jusqu'en  Orient  avec  Mahmoud 
et  Meliemet-Ali.  L'avenir  des  peuples  n'est  pas  dans  la 
démocratie,  que  la  plupart  d'entre  eux  repoussent,  mais 
dans  l'expansion  de  celte  liberté  éclairée  qui  n'est  que  la 
science  du  devoir  mêlée  à  celle  du  droit  qui  la  contre- 
balance :  enfin  l'indépendance  dans  l'ordre. 

Veut-on  se  faire  une  idée  de  ce  que  deviendra  l'Europe 
actuelle?  que  l'on  se  souvienne  de  ce  qu'elle  est  devenue 
après  la  réforme.  Le  protestantisme  qui  l'avait  embrasée 
ne  la  domina  pas  tout  entière  -,  le  catholicisme  garda  d'im- 
menses points  d'appui.  La  France,  l'Italie,  l'Espagne,  res- 
tèrent fidèles  au  pape  ;  mais  voyez  quels  changemens  ! 
En  Italie,  le  Vatican  est  forcé  de  baisser  la  voix  :  en  Espa- 
gne, le  fanatisme  ,  de  propagandiste  qu'il  était,  est  forcé 
de  devenir  domestique,  de  se  renfermer  dans  des  limites 
étroites,  et  de  renoncer  à  son  influence  sur  les  autres 
peuples.  En  France ,  les  libertés  gallicanes  s'établissent  , 
et  Louis  XÏV  lui-même ,  tout  en  se  faisant  le  champion 
armé  de  la  foi  catholique  ,  ne  souffre  pas  les  usurpations 
temporelles  du  souverain  pontife.  Si  l'on  jette  un  coup- 
d'œil  philosophique  sur  toute  l'Europe  depuis  la  réforme, 
on  reconnaîtra  partout  quelques  traces  de  l'influence  pro- 
testante. Elle  crée  la  Hollande,  fait  naître  l'Angleterre 
constitutionnelle,  et  par  suite  l'Amérique.  Elle  propage 
l'esprit  philosophique  et  prépare  ainsi  l'esprit  de  réforme 
par  lequel  nous  sommes  absorbés  et  envahis.  Cet  esprit 
nouveau  ,  si  différent  de  celui  qui  soutenait  et  animait  les 
querelles  religieuses,  a  jeté  sa  plus  grande  flamme,  a 
produit  sa  plus  violente  éruption  ;  la  lave  coule  encore  : 
ni  la  Russie,  ni  l'Autriche,  ni  l'Italie  ne  se  préserveront 
de  ces  effets.  Mais  on  verra  s'achever  l'œuvre  singulière 
qui  se  prépare  aujourd'hui  ;  une  nouvelle  Europe  libérale 
séparée  en  fractions  plus  ou  moins  hostiles,  entrecoupée 


DE  l'europe  actuelle.  217 

de  nuances  diverses,  s'élèvera  peu  à  peu  sur  les  ruines  de 
l'Europe  monarchique.  Rien  n'arrête  les  destinées  des  na- 
tions :  de  même  que  la  Hollande  et  l'Angleterre,  puissances 
hostiles  jusqu'alors,  se  trouvèrent  unies  et  coalisées  pour 
résister  à  l'intolérance  religieuse  du  catholicisme  et  à  l'in- 
fluence politique  de  Louis  XIY -,  de  même  l'Angleterre  et 
la  France,  unies  d'intérêts  malgré  leur  inimitié  séculaire, 
présenteront  un  front  d'airain  aux  intérêts  absolutistes 
qui  pourront,  grâce  à  l'Autriche  et  à  la  Russie  ,  opposer 
une  ardente  résistance,  mais  qui,  en  définitive,  seront  ab- 
sorbés par  la  prépondérance  inévitable  des  intérêts  libé- 
raux. Par  quels  faits  se  manifestera  le  développement  de 
ce  drame  ?  Quelle  lutte ,  quelles  batailles  renferme-t-il 
dans  son  sein.-^  quels  héroismes  et  quels  crimes  fera-t-il 
éclore.''  Tout  cela  est  dans  la  main  de  Dieu,  mais  la  route 
est  tracée,  et  les  nations,  en  dépit  d'elles-mêmes,  ne  peu- 
vent s'empêcher  d'y  marcher. 

(  iVew  PoliticaL  Register.  ) 


(mx-'^jh. 


ARCHITECTURE   MODERNE 

DE  L'ALLEMAGNE. 


L'Art  a  été  conçu  pendant  long-tems  d'une  manière 
étroite,  servile  et  peu  poétique.  En  peinture  comme  en 
architecture  et  en  poésie ,  certains  modèles  ,  types  géné- 
raux dont  il  n'a  pas  été  permis  de  se  départir,  ont  écrasé 
Tinvention  et  étouffé  l'originalité.  Souvent,  lorsque  le 
type  remontait  à  une  haute  antiquité  ,  on  le  comprenait 
mal  et  on  l'imitait  mal.  L'art  ancien  ,  dans  ses  transfor- 
mations, est  devenu  méconnaissable.  Tout  chargé  des  af- 
fectations et  des  bizarreries  modernes ,  il  a  traversé  les 
siècles ,  et  au  moment  même  où  il  s'écartait  le  plus  de  son 
point  de  départ ,  il  se  donnait  encore  pour  le  fils  de  l'an- 
tiquité, pour  le  véritable  Apollon  des  Grecs. 

Voyez  l'architecture  italienne  :  de  combien  de  recher- 
ches puériles,  de  raffinemens  ridicules  ne  s'est-elle  pas  mê- 
lée ?  Tout  en  prétendant  à  l'héritage  de  l'architecture  anti- 
que, il  n'y  a  guère  de  folie  et  de  caprices  qu'elle  ne  se  soit 
permis.  Cette  école  ilalienne  du  seizième  siècle,  emportée 
vers  une  décadence  rapide,  a  commencé  sans  doute  par 
donner  des  fruits  précieux  et  hrillans  5  mais ,  à  peine  en- 
tourée de  gloire ,  elle  n'a  pas  tardé  à  se  livrer  aux  puéri- 
lités et  aux  caprices  d'une  imagiii.alion  désordonnée.  Un 
{',oùl  fantasque  s'est  emparé  de  toutes  les  productions  de 


ARCllITECTLUE   MODliUXE   DE  L  ALLEMAGNE.  219 

l'art  :  l'Italie,  en  imitant  les  Borromini ,  a  cru  copier 
l'école  athénienne^  et  la  France,  en  imitant  l'Italie,  a 
cru  imiter  la  Grèce.  Pour  savoir  jusqu'à  quel  point  de 
folie  et  de  ridicule  le  style  prétendu  classique  peut  des- 
cendre, il  faut  comparer  aux  modèles  anciens ,  aux  mo- 
numens  de  Pœstum  et  d'Agrigente,  les  mille  extravagances 
contournées  dont  les  palais  de  Rome  sont  remplis.  Ainsi, 
Dorât  a  pour  source  première  l'imitation  classique ,  et 
quelle  distance  cependant  de  Théocrite  au  marquis  de 
Pezay! 

Ne  refusons  pas  aux  Italiens  un  génie  architectural  fé- 
cond et  gracieux  ,  mais  convenons  que  les  talens  supé- 
rieurs de  Michel-Ange ,  du  Bernin ,  de  Palladio ,  n'ont 
pas  réellement  reproduit  la  forme  et  le  caractère  antiques. 
En  croyant  marcher  sur  les  traces  de  leurs  maîtres,  ils 
ont  été  dominés  par  d'autres  circonstances  du  sol  et  du  cli- 
mat 5  ils  ont  créé  un  style  nouveau,  plein  d'éclat  et  de 
charme ,  de  fantaisie  et  d'élégance ,  mais  aussi  éloigné  du 
vrai  goût  hellénique  ,  que  le  Bajazet  de  Racine  est  éloigné 
de  l'Agamemnon  d'Eschine.  Lorsque  les  ruines  d'Athènes 
furent  étudiées;  lorsque  Pompéi ,  ressuscité  et  secouant 
son  vieux  linceul ,  apparut  aux  yeux  du  monde  surpris , 
bien  des  révélations  se  firent.  On  découvrit  enfin  com- 
bien peu  l'architecture  grecque  et  celle  de  Michel-Ange 
se  ressemblaient.  On  s'aperçut  que  Yignole  ,  en  posant  les 
principes  de  la  prétendue  architecture  grecque,  avait  été 
inventeur  plus  qu'imitateur ,  rénovateur  plus  que  co- 
piste, et  qu'il  pouvait  réclamer  la  gloire  d'avoir  fondé 
une  école  toute  nouvelle. 

Quelques  Allemands  et  quelques  Anglais  ont  été  jusqu'cà 
condamner  récemment  les  idées  et  les  principes  de  Palla- 
dio. «  Notre  passion  pour  l'architecture  grecque  (  dit 
VEncjfclopédie  Britannique  )  ressemble  beaucoup  à  celle 


220  ARCllITECTLP.E  MODEUNE 

du  Maure  de  Shakspeare  pour  Desdétnone  :  Nous  l'aimons 
sans  la  bien  connaître.  Cette  vénération  que  les  anciens 
nous  inspirent ,  n'est  qu'une  idolâtrie  factice  ,  privée  de 
base,  souvent  puérile.  Nous  les  étudions  comme  le  gram- 
mairien étudie  les  poètes ,  comme  le  rhéteur  examine  Dé- 
mosthène  et  Socrate.  Triste  destinée  du  scholiaste ,  qui , 
au  lieu  d'approfondir  le  génie  d'un  écrivain  ,  au  lieu  de 
se  pénétrer  de  son  ame,  ne  voit  dans  l'œuvre  qu'il  com- 
mente que  des  aoristes  et  des  participes,  des  dactyles  et 
des  spondées.  Le  mal  qu'a  produit  le  pédantisme  dans 
l'Europe  moderne  est  incalculable.  Un  architecte  grec 
crée  l'œuvre  de  son  art ,  non  pas  d'après  une  certaine 
formule  préliminaire,  d'après  des  axiomes  qui  dominent 
toute  l'école  ,  mais  pour  donner  un  développement  à  sa 
pensée,  pour  l'exprimer  de  la  manière  la  plus  naïve  ,  la 
plus  grande ,  la  plus  solennelle  et  la  plus  gracieuse.  Les 
modernes  sont  venus  ensuite  ,  qui  ont  mesuré  les  méto- 
pes ,  les  diamètres ,  les  entre-colonnemens.  Ils  n'ont  vu 
dans  l'œuvre  du  génie  qu'une  affaire  de  géométrie  ,  de 
trigonométrie ,  d'arilhmélique.  Les  diverses  modifications 
que  l'architecte  ancien  faisait  subir  au  tvpe  primitif,  ils 
les  ont  posées  comme  règles  ;  ils  ont  imaginé  que  chacune 
des  lois  qu'ils  donneraient  se  trouvait  formulée  d'avance 
dans  le  code  des  architectes  grecs.  C'était  ressembler  à  un 
écolier  qui  croirait  qu'Homère  a  composé  l'Iliade  en  la 
scandant  sur  ses  doigts  vers  par  vers,  à  un  peintre  qui 
prétendrait  que  le  Corrége  n'a  dessiné  les  attitudes  gra- 
cieuses de  ses  figures  que  d'après  des  courbes  géomé- 
triques. » 

Cette  diatribe  assez  violente  a  son  degré  de  justesse. 
Nous  pensons ,  avec  l'auteur  de  ces  lignes,  qu'on  a  donné 
beaucoup  trop  de  prise  et  d'importance  à  la  partie  tech- 
nique et  matérielle  de  l'art.  Mais  nous  ne  sommes  pas  d'à- 


I 


DE  L  ALLEMAGNE.  221 

vis  qu'il  faille  mépriser  et  condamner  ces  archilecles  du 
seizième  siècle,  qui,  croyant  marcher  sur  les  traces  des  an- 
ciens ,  ont  créé  des  chefs-d'œuvre  si  brillans  et  si  origi- 
naux. Selon  nous,  l'art  est  immense  :  c'est  un  vaste  do- 
maine où  tout  peut  se  placer  sans  confusion. 

Le  grand  crime  en  pédantisme  a  été  d'étouffer  l'inspi- 
ration sous  les  règles.  Sachons  faire  revivre  et  remettre 
en  honneur  la  partie  esthétique  de  l'art  5  accordons  la 
première  place  au  génie  ,  à  l'inspiration  ,  au  souffle  divin. 
C'est  ce  que  l'un  des  premiers  architectes  allemands  , 
Carie  Menzel ,  exprime  avec  beaucoup  de  simplicité  et  de 
force  dans  le  passage  suivant  :  «  La  plupart  des  archi- 
tectes, dit-il,  travaillent  d'après  des  règles  établies  et  ne 
croient  pas  au  génie  de  leur  art;  ils  se  condamnent  au 
métier  de  maçons ,  comme  s'il  n'y  avait  pas  autant  d'in- 
spiration dans  un  beau  monument  que  dans  un  beau 
poème  ?  comme  si  un  temple  n'était  pas  la  manifestation 
d'une  pensée  que  l'artiste  réalise  au  moyen  de  colonnades 
et  de  portiques.  Le  premier  germe  de  toute  œuvre ,  en  poé- 
sie, en  architecture,  en  musique,  c'est  l'invention,  la 
conception  qui  donne  naissance  à  toutes  ces  parties,  qui 
les  coordone ,  qui  prête  une  réalité  physique  à  l'idée  en- 
fantée dans  le  cerveau  créateur.  Ensuite  vient  la  partie 
technique  qui  corrige  et  élabore  les  créations  du  cerveau  5 
qui  polit ,  assortit ,  arrange  ,  embellit  d'ornemens  variés 
les  productions,  les  conceptions  de  l'artiste.  C'est  elle  qui 
distribue,  qui  arrange,  qui  fait  valoir  toutes  les  parties 
l'une  par  l'autre.  Elle  agit  comme  un  surintendant  qui  a 
de  l'ordre  -,  mais  c'est  le  génie  qui  est  maitre.  C'est  lui  qui 
doit  m.archer  le  premier ,  c'est  lui  qui  doit  dicter  des  lois  ; 
je  sais  qu'il  est  plus  facile  de  suivre  la  roule  opposée,  et 
qu'un  architecte  ,   en  se  souvenant  des  règles,  en  les  ap- 


222  AUCllITECTLT.E   MODERXE 

pliquant  avec  soin  et  avec  une  certaine  adresse  ,  peut  sa- 
tisfaire le  {^oût  et  élever  des  monumens  utiles  et  agréables 
à  l'œil,  bien  proportionnés,  bien  distribués.  Le  peuple 
applaudira  peut-être  ,  mais  ces  créations  secondaires  ne 
posséderont  le  cbarme  mystérieux  qui  n'appartient  qu'au 
génie.  On  les  contemplera  sans  admiration  ,  sans  étonne- 
ment,  sans  émotion  ;  en  vain  leur  auteur  prouvera-t-il  que, 
sous  le  rapport  de  la  symétrie  et  sous  celui  de  l'utilité ,  ce 
sont  des  œuvres  parfaites  5  cette  perfection  une  fois  ad- 
mise, on  n'en  dira  pas  moins  :  Le  génie  n'est  pas  là  !  » 

Telle  est  l'opinion  actuelle  des  maitres  de  l'école  alle- 
mande •  école  qui  a  pris  un  remarquable  développement  de- 
puis vingt  années  5  elle  coïncide  avec  les  opinions  littéraires 
de  Gœthe,  de  Tieck,  de  Scblegel,  qui,  divisés  sur  beau- 
coup de  points,  s'accordent  à  penser  que  l'étude  des  anciens 
n'est  bonne  que  si  on  la  féconde  par  une  critique  plus 
élevée.  Ainsi  tout  se  lient  dans  la  sphère  des  arts  et  des 
lettres.  Pendant  que  Gœthe  et  Klopstock,  renversant  les 
pédantesques  axiomes  de  Goteschec ,  s'élevant  à  des  con- 
sidérations supérieures  et  marchant  dans  la  voie  tracée  par 
Lessing,  réclament  les  privilèges  éternels  du  génie  et  de 
l'inspiraiton  5  pendant  qu'ils  essaient  de  prouver  que  l'art 
classique  moderne  n'est  pas  l'art  classique  des  anciens; 
que  Racine  a  créé  une  tragédie  qui  lui  est  propre ,  mais 
non  une  tragédie  calquée  sur  le  modèle  hellénique  5  que 
les  règles,  suivies  avec  l'exactitude  Irv  plus  minutieuse,  ne 
remplacent  pas  la  pensée  ,  n'équivalent  pas  au  génie ,  le 
même  mouvement  qui  domine  la  littérature  s'empare 
aussi  des  arts.  Les  peintres  essaient  de  revenir  à  cette 
naïveté  de  conception,  à  cette  intensité  de  sentiment  qui 
distinguent  les  Giotto  et  ses  contemporains.  Les  architec- 
tes qui  ont  pour  organe  Menzel ,  dont  nous  venons  de  ci- 


DE  LALLEMAGMÎ.  223 

ter  les  paroles,  rejettent  la  loi  du  Bramante  et  de  Palladio 
qu'ils  cessent  de  regarder  comme  les  interprètes  fidèles 
des  anciens. 

En  Allemagne,  tout  s'est  fait  lentement,  et  pour  ainsi 
dire  selon  une  méthode  scientifique.  La  première  civili- 
sation de  ce  pays  a  été  féodale  ,  puis  religieuse.  Les  armes , 
la  guerre  de  château  à  château  et  de  province  à  province, 
la  lutte  contre  le  pontificat,  ont  employé  et  dépensé 
toutes  les  forces  nationales  jusqu'au  seizième  siècle.  De- 
puis le  seizième  siècle  jusqu'à  la  fin  du  dix-septième  ,  l'é- 
tablissement du  protestantisme  et  les  longues  guerres  de 
l'empire  germanique  ne  se  prêtent  point  à  un  dévelop- 
pement de  civilisation  consacré  spécialement  aux  arts. 
Ces  derniers  éclosentpour  ainsi  dire,  sans  que  l'on  sache 
comment  personne  ne  s'embarrasse  d'eux  et  ne  les  pro- 
tège. 

Le  génie  religieux  et  le  génie  féodal  n'avaient  pas  laissé 
que  de  donner  leurs  fruits  au  milieu  de  cette  confusion. 
Toutes  les  fois  qu'un  peuple  est  possédé  par  quelque  idée 
forte  et  grande  ,  cette  idée  se  manifeste  spontanément  par 
des  chefs-d'œuvre.  Nous  nous  étonnons  que  les  siècles 
que  nous  appelons  siècles  de  barbarie  aient  produit  les 
cathédrales  dont  l'Europe  est  couverte,  et  qui  semblent  , 
du  haut  de  leurs  tours,  géans  de  pierres ,  écraser  d'un 
regard  dédaigneux  nos  constructions  modernes.  Il  n'y 
avait  pas  alors  d'école  d'architecture  :  mais  le  génie  ca- 
tholique se  réalisait  et  se  pétrifiait  d'une  manière  sublime 
dans  ces  grands  monumens.  Contemplez  ces  belles  et  an- 
tiques forteresses  des  bords  du  Rhin;  arrêtez-vous  aux 
pieds  de  la  cathédrale  de  Cologne  ou  de  Strasbourg,  et 
vous  nous  direz  s'il  n'y  avait  pas  une  puissante  et  féconde 
pensée  d'art  en  Allemagne,  aux  époques  même  où  la  force 


224  ARCHITECTURE  MODERNE 

brutale  paraissait  la  dominer  sans  réserve ,  où  la  contro- 
verse religieuse  et  les  passions  acharnées  allumaient  leurs 
brandons  d'un  bout  à  l'autre  de  la  Germanie. 

Si  l'Allemagne  eut  ses  chantres  à' amen  et  ses  con- 
structeurs d'églises  dès  le  douzième  et  le  treizième  siècle, 
la  civilisation  proprement  dite,  la  civilisation  élégante 
se  fit  attendre  davantage.  Ce  fut  l'Allemagne  qui,  la  der- 
nière ,  eut  une  poésie  bien  réglée  ,  soumise  à  des  prin- 
cipes ,  une  critique  savante ,  et  des  arts  dirigés  par  l'é- 
tude. On  dirait  que  ,  plus  timide  ,  plus  laborieuse  et  plus 
patiente,  cette  nation  s'est  long-tems  résignée  à  l'étude 
et  à  l'observation.  Elle  laissait  passer  devant  elle  toutes 
les  nations  étrangères ,  essayait  d'entrer  dans  leurs  inten- 
tions et  de  se  pénétrer  de  leur  génie,  mais  n'osait  rien 
peser  elle-même  :  comparant,  analysant,  étudiant  sans 
cesse  ,  cherchant  les  motifs  de  chacune  des  formes  des 
arts,  et  n'arrivant  à  la  culture  réelle  de  chacun  d'eux 
que  par  la  voie  lente  et  souterraine  des  observations  mul- 
tipliées. Ainsi ,  en  Allemagne ,  par  un  phénomène  rare  , 
la  critique  a  précédé  la  création  5  la  science  a  marché  en 
tète  de  toutes  les  conceptions  humaines.  Il  est  résulté  de 
ce  procédé  savant  une  sorte  d'éclectisme  vague  et  vaste 
qui  s'est  subdivisé  en  beaucoup  de  ramifications;  avant 
de  rien  créer  on  a  voulu  tout  comprendre ,  et  ces  nom- 
breuses et  différentes  admirations  ont  donné  des  résultats 
singuliers.  Les  sectaires  du  style  primitif  en  peinture  se 
sont  élancés  au-delà  de  Raphaël  et  du  Pérugin  lui-même. 
Ils  ont  é.té  chercher  leur  modèle  dans  l'enfance  de  l'art , 
comme  on  a  vu  des  poètes  parodier  les  Nibelungen,  et  se 
fîiire  naïfs,  de  propos  délibéré.  D'autres,  amoureux  du 
style  gothique  ,  voudraient,  dans  notre  lems  qui  manque 
à  la  fois  du  génie  religieux  et  des  ouvriers  accoutumés  à 


de-l'allemagxe.  è-25 

de  tels  travaux  ,  ressusciter  les  gigantesques  fabriques  de 
nos  ancêtres.  Quelques-uns  ont  iniil*'  l'Inde,  d'autres  la 
Perse,  d'autres  l'Arabie. 

L'école  d  architecture  qui  1  emporte  aujourd  hui  en 
Allemagne  est  celle  qui,  repoussant  à  la  fois  Vitruve  et 
Vignole  ,  le  style  gothique  et  le  style  français,  copie  dans 
sa  pureté  le  stvle  primitif  des  Grecs.  Léon  von  Klenze 
en  est  le  chef.  Ses  élèves  poussent  jusqu'au  fanatisme  l'a- 
mour de  l'architecture  grecque  et  le  dédain  de  tous  les 
autres  genres.  On  jugera  du  degré  d'intensité  de  ce  fana- 
tisme en  lisant  les  paroles  suivantes  écrites  dans  un  pavs 
semé  de  monumens  gothiques,  par  Klenze,  le  chef  de 
l'école  hellénique  pure,  et  l'on  y  reconnaîtra  toute  la 
liberté  intellectuelle  de  cette  Allemagne  qui  n'a  pas  pu 
conquérir  la  liberté  politique. 

«  Il  ne  peut  v  avoir  absolument,  dit  Rlenze ,  qu'une 
seule  manière  de  bâtir  :  celle  que  les  Grecs  inventèrent. 
Avant  d'atteindre  la  perfection  de  cet  art.  ils  firent  plu- 
sieurs essais.  Un  grand  nombre  de  tentatives  eurent  lieu  : 
ce  furent  les  degrés  progressifs  de  leur  supériorité  défini- 
tive. Cette  route  les  conduisit  à  un  style  caractéristique  et 
parfait  dont  les  proportions  et  la  beauté  répondent  à  tous 
les  besoins  et  satisfont  tous  les  goûts.  Les  artistes  du  sei- 
zième siècle  se  sont  recommandés  à  l'estime  par  d'autres 
tentatives  brillantes;  mais  que  pouvaient-ils  faire  de  plus 
que  des  tentatives ,  eux  qui  sortaient  de  la  magnifique  bar- 
barie du  moven-àge  -,  eux  qui  vivaient  entourés  de  ces  œu- 
vres de  mauvais  goût  prodiguées  par  Rome  à  l'époque  de 
sa  décadence?  Delà,  les  énormes  solécismes,  les  fautes  im- 
menses commises  par  Buonarotti,  aggravées  encore  par 
Maderno ,  Borromini  et  Jules  Romain.  De  là,  les  puérilités 
sans  esprit  qui  dégradèrent  le  goût  architectural  sous 
Louis  X\ -,  et  enfin  ,  ces  imitations  partielles  de  quelques 
xr.  i5 


226  AnCHITECTURE   MODKP.XK 

formes  grecques  détachées ,  imitations  sans  vérité ,  sans 
compréhension  de  l'ensemhle ,  sans  harmonie ,  sans  gran- 
deur, et  qui  distinguent  le  dernier  style  architectural  de  la 
France.  Souvent  ces  imitations  se  rapportaient  aux  époques 
de  la  dernière  décadence.  Grâce  à  tant  d'aberrations  ,  l'art 
est  tombé  si  bas  dans  quelques  pays  ,  que  l'architecture 
ne  semble  plus  destinée  qu'à  nous  protéger  contre  la  pluie 
et  le  vent ,  contre  la  tempête  et  l'orage.  Il  s'agit  de  la  re- 
lever ,  de  la  rappeler  à  sa  haute  destination.  » 

Le  mot  d'ordre  était  donné;  on  s'est  empressé  sur  les 
traces  de  von  Rlenze.  Nous  avons  cité  le  passage  pré- 
cédent ,  écrit  par  l'un  des  premiers  architectes  de  l'Alle- 
magne, pour  attester  l'indépendance  d'opinions  propre  à 
ce  pays,  privé  d'ailleurs  de  liberté  d'action.  L'école 
grecque-allemande  a  dépassé  en  sévérité  tout  ce  que  les 
écoles  d'architecture  française  et  italienne  ont  jamais  posé 
d'axiomes.  Celte  sévérité  pèse  et  plane  sur  lensemble  5  elle 
s'occupeavant  tout  de  l'harmonie  parfaite  des  proportions; 
elle  recommande  non  seulement  la  sobriété  des  ornemens , 
mais  l'accord  le  plus  complet  des  accessoires  avec  le  tout  : 
et  cela,  sous  les  veux  des  partisans  exclusifs  du  genre  go- 
tliique  qui  s'agenouillent  devant  la  cathédrale  de  Cologne, 
et  lui  sacrifieraient  volontiers  le  Panthéon  de  Rome  et 
le  Parthénon  d'Athènes. 

Avant  de  nous  arrêter  sur  les  détails  relatifs  à  von 
Klenze  et  à  Menzell ,  les  deux  principaux  architectes  de 
l'Allemagne  moderne,  nous  nous  occuperons  de  quelques 
artistes  qui  les  ont  précédés  et  qui  leur  ont  ouvert  la 
voie.  Avant  l'apparition  de  Frédéric  JVeinhrenner ^  les 
édifices  publics  que  l'on  construisait  en  Allemagne  n'a- 
vaient ni  grâce  ni  grandeur;  ils  ne  se  rapportaient  pas 
au  style  gothique,  et  n'approchaient  pas  non  j)lus  de  la 
pureté  des  formes  grecques:  c  était  une  archilocture  bà- 


DE   L  ALLEMAGNE.  227 

larde  et  domestique.  Dénué  de  génie,  mais  patient,  in- 
lellijjent ,  apte  à  former  de  bons  élèves  ,  Weinbrenner 
(•onlril)ua,  sinon  par  son  .{i^énie,  du  moins  par  ses  travaux 
et  son  talent ,  à  rendre  quelque  honneur  et  quelque  au- 
torité à  Tart  qu'il  professait.  Parmi  ceux  qui  suivirent 
sa  trace  on  peut  citer  surtout  Georges  Muller .  qui  a 
('•tudié  profondément  l'architeeture  du  moven-dge.  Le 
théâtre,  le  Casino  et  l'église  catholique  de  Darmstadt  ont 
été  construits  sur  ses  dessins.  Il  a  réparé  la  partie  orien- 
tale de  la  cathédrale  de  Mavence  et  construit  le  théâtre  de 
cette  ville  ,  auquel  il  a  donné  la  forme  extérieure  des 
ihéàlres  antiques. 

Son  œuvre  la  plus  remarquable  est  une  imitation  du 
Panthéon  de  Rome  ,  édifice  construit  pour  l'église  catho- 
lique de  Darmstadt.  C'est  une  rotonde  dont  le  diamètre 
intérieur  a  cent  soixante-quatre  pieds  (mesure  de  Darm- 
stadt); une  seule  ouverture  pratiquée  au  centre  du  dôme 
donne  la  lumière  à  l'édifice.  L'auteur  a  voulu  conser- 
ver le  caractère  de  grandeur  imposante  et  de  solennité 
qui  distingue  le  Panthéon  romain ,  qu'il  a  simplifié  en 
supprimant  les  espaces  inégaux,  la  multiplicité  des  détails 
et  la  double  ordonnance  des  colonnes.  Il  a  substitué  à 
cette  double  ordonnance  un  péristyle  continu  de  vingt- 
huit  colonnes  isolées  qui  soutiennent  l'entablement. 
L'effet  de  cette  simple  colonnade  circulaire  est  noble  , 
singulier ,  et  peut-être  unique  dans  son  genre  \  chaque 
colonne  n'étant  séparée  de  l'autre  que  par  un  espace 
d'un  diamètre  et  demi.  Il  y  a  dans  cette  disposition  de  la 
richesse  ,  de  la  nouveauté  ,  de  la  simplicité  ,  même  une 
certaine  naïveté  architecturale.  Rien  de  plus  sévère  , 
de  plus  simple  ,  et  même  de  plus  nu.  La  dimension  des 
colonnes,  qui  ont  à  peine  neuf  diamètres  de  hauteur,  aug- 
mente encore  cette  sévérité.  On  ne  se  douterait  pas  que 


228  ARCHITECTURE  MODERNE 

cette  architecture  si  mâle  et  si  grave  appartient  an 
stvle  corinthien,  tant  il  est  vrai  que  les  règles  sont  tou- 
jours fausses  et  insuffisantes.  L'ordre  ionique  peut,  à  lui 
seul,  fournir  une  gamme  entière  de  caractères  différens, 
depuis  Taustérité  la  plus  chaste  jusqu'à  l  élégance  la  plus 
raffinée.  Ici  l'ordre  corinthien  ,  que  les  professeurs  nous 
donnent  pour  si  brillant  et  si  riche,  est  devenu  simple 
jusqu'à  la  nudité.  Les  murailles  sont  privées  d'ornemens, 
et  peut-être  doit-on  reprocher  à  l'auteur  un  certain  dé- 
saccord qui  résulte  de  la  beauté  de  la  colonnade  elle- 
même  et  de  son  contraste  avec  la  simplicité  du  monument. 
Frédéric-le-Grand ,  aussi  infatigable  maçon  que  con- 
quérant intrépide,  donna  une  impulsion  vive  à  l'art  dont 
nous  ])arlons.  Plusieurs  des  édifices  qui  font  le  plus 
d'honneur  à  l'Allemagne  ont  été  construits  sous  les  aus- 
pices de.  ce  monarque.  Il  protégea  spécialement  Carie 
Gottard  Langhans  ^  né  en  1732,  à  Landshut,  en  Silé- 
sie.  C'est  à  lui  qu'est  due  la  belle  porte  de  Brandenburgh 
qui  signala  le  retour  de  l'art  germanique  vers  la  pureté 
grecque.  Il  construisit  le  théâtre  de  Breslaw  et  plusieurs 
autres  monumens  très-remarquables.  Appelé  à  Berlin  par 
Frédéric,  il  trouva  dans  ce  prince,  non  seulement  un 
patron,  mais  un  ami.  Çàtir  était  une  manie  pour  Fré- 
déric. Au  retour  de  ses  campagnes,  il  quittait  l'épée  et 
saisissait  l'équerre  et  la  truelle.  On  le  vovait  monter  sur  les 
échafaudages,  diriger  ses  ouvriers.  Langhans  jouit  d'une 
grande  faveur  auprès  de  lui ,  et  donna  les  dessins  du  Ca- 
sino, du  théâtre,  incendiés  en  1817,  et  de  cette  porte  de 
Brandenburgh  qui  est  son  véritable  titre  de  gloire,  et  à 
laquelle  les  propyb'es  d'Athènes  ont  servi  de  modèle.  De- 
puis celte  époque  et  d'après  l'exemple  donné  par  Lan- 
ghans ,  les  architectes  du  siècle  de  Louis  XV  qui  avaient 
faitla  loi  en  Allemagne  y  jierdirent  tout  leur  cn'-dit.  On  dit 


DE  L  allemagm:.  •2-20 

adieu  pour  jamais  aux  formes  tourmentées  et  mesquines, 
aux  involutes  bizarres  que  nos  pères  avaient  admirés  dans 
les  boudoirs  de  ïrianon.  Les  deux  Boumauii,  Goiiltard, 
Ungar,N<mman,  concoururent  avec  Langhons  à  régéné- 
rer le  goût  allemand  :  jusqu'alors,  comme  la  littérature 
de  ce  remarquable  et  singulier  pays  ,  l'architecture  ger- 
manique avait  flotté  indécise  entre  toutes  les  formes  étran- 
gères, antiques  et  modernes,  qu'elle  n'avait  pas  même 
osé  copier  exactement.  N'oublions  pas  Knobelsdoî'ff,  dont 
Frédéric  daigna,  dans  un  de  ses  caprices  royaux,  pro- 
noncer l'éloge  public- Z,o?/i5-jp/eV/enc  Calol ,  connu  par 
un  excellent  ouvrage  sur  la  construction  des  églises  pro- 
testantes; enfin  Genze ,  dont  le  chef-d'œuvre  est  le  nou- 
vel Hôtel  de  la  Monnaie  de  Berlin. 

Ce  dernier  eut  un  mérite  spécial.  Il  comprit  que  les  or- 
nemens  eux-mêmes,  dans  tout  édifice,  avaient  un  sens  dé- 
terminé, et  il  introduisit  une  amélioration  excellente  dans 
le  système  des  sculptures  en  relief.  Autour  de  ce  monu- 
ment d'ordre  dorique,  règne  une  frise  de  116  pieds  de 
longueur  et  de  G  pieds  de  profondeur.  Elle  représente 
toutes  les  opérations  qui  ont  rapport  à  l'art  monétaire , 
depuis  l'extraction  du  minerai  jusqu'à  l'action  du  balan- 
cier. La  plupart  des  architectes  emploient  avec  une  légè- 
reté étourdie  les  ornemens  les  plus  disparates.  On  serait 
tenté  de  croire  que  tous  les  styles  d'architecture  s'accor- 
dent également  bien  avec  toutes  les  espèces  de  bas-reliefs. 
Ge/zze  démontra  par  des  exemples  l'erreur  de  cette  opinion . 
Il  n'y  apasd'ornement,  quelque  subalterne  que  vous  le  sup- 
posiez, qui  ne  doive  se  trouver  en  harmonie  avec  le  reste  de 
l'édifice.  Pourquoi  ces  détails  brillans,  s'ils  n'embellissent 
pas  l'ensemble,  s'ils  ne  se  confondent  pas  avec  lui  ?  Ces  bas- 
reliefs  ne  seront-ils  donc  que  des  tablettes  insignifiantes,  sus- 
pendues aux  murailles  et  divisées  par  intervalles  égaux? 
Dans  l'ordre  dorique ,  le  plus  simple  de  tous,  employez  des 


230  AllCIllTFXTURE   MODERNE 

sculptures  plates,  des  bas-reliefs  très-peu  saillans  :  vous  pour- 
rez en  au(jmenter  la  saillie  quand  il  s'agira  de  l'ordre  ioni- 
que ;  et  enfin  Valto-jelicuo,  la  demi-bosse,  la  saillie  très-pro- 
noncée de  toutes  les  figures  paraîtra  convenable  quand  il  s'a- 
gira de  l'ordre  corinthien,  le  plus  riche  de  tous  les  ordres, 
celui  qui  s'environne  du  luxe  le  plus  varié,  des  décorations 
les  plus  splendides ,  celui  qui  se  rapproche  le  plus  de  la 
peinture  et  qui  comporte  le  plus  d'ornemens.  On  s'étonnera 
de  ces  nouveaux  principes  ;  ils  sembleront  surprenans  à 
ceux  qui  n'ont  étudié  l'art  que  dans  les  livres  ;  mais  nous 
qui  aimons  à  remonter  jusqu'aux  principes  généraux  et 
naturels,  nous  qui  apercevons  au-dessus  de  toutes  les  cri- 
tiques une  critique  plus  élevée  et  plus  grande ,  celle  qui 
imite  les  procédés  de  la  nature ,  nous  voulons  que  dans 
une  œuvre  tout  soit  d'accord  et  très-proportionné.  L'art 
n'existe  pas  sans  l'harmonie  de  l'ensemble  ;  la  plus  grande 
faute  des  modernes  dans  leurs  imitations  de  l'antique  , 
c'est  d'avoir  copié ,  ici  un  détail  ,  là  un  ornement  ,  plus 
loin  un  accessoire ,  jamais  la  largeur  et  l'harmonie  des 
masses  5  c'est  leur  obstination  à  ne  copier  qu'une  partie,  ou 
de  l'Iliade  d'Homère,  ou  du  Parthénon  d'Athènes,  ou  du 
Laocoon  mourant,  sans  comprendre  le  génie  total  de  ces 
œuvres ,  sans  en  reconnaître  l'inspiration  harmonieuse , 
une  et  grandiose. 

Catel  exerça  une  heureuse  influence  sur  la  décoration 
intérieure  des  maisons  et  des  édifices  publics.  Charles- 
Théodore  Oitîiier,  aujourd'hui  architecte  de  la  cour  de 
Brunswick,  contribua  aussi  à  faire  naître  la  nouvelle  <''cole 
grecque  primitive ,  à  la  tête  de  laquelle  se  sont  plac('s  Schin- 
kel  et  Menzel.  Le  chef  d'œuvre  d'Otuner  est  la  nouvelle 
Académie  de  chant  de  Berlin  ,  édifice  oblong  de  1 40  pieds 
sur  GO.  Austère  ri  gracieux,  cet  édifice,  semblable  à  un 
temple  grec  sans  colonnades  et  sans  portiques  (apieros)  , 
aurait  excité  sans  doute  plus  d'admiration  si  l'on  ne  s'é- 


DE  L  ALLEMAGNE.  231 

lait  souvenu  du  plan  donné  par  Schlnkel  ,  plan  gigan- 
tesque, mais  dont  la  simplicité  égale  la  beauté. 

Charles-Frédéric  Schinhel^  né  au  IVouueau-Rtippin^ 
en  1781 ,  est  l'un  des  plus  remarquables  artistes  de  l'é- 
poque^ il  est  à  la  fois  peintre,  poète,  architecte.  Loin  de 
penser  que  Tarchilecture  soit  tout  simplement  une  sorte 
de  maçonnerie  sur  une  plus  grande  échelle,  un  art  dénué 
d'inspiration,  il  la  considérée  comme  une  poésie  réalisée 
avec  le  marbre  et  la  pierre.  Suffit-il  donc  de  bien  tracei 
des  lignes  et  de  savoir  Palladio  par  cœur  pour  être  archi- 
tecte.'^ Non  :  Schinkel  s'est  aperçu  du  lien  intime,  de  la 
chaîne  indissoluble  qui  unit  tous  les  arts  ;  il  a  reconnu 
que  la  partie  technique  ,  la  science  des  aplombs ,  celle 
des  lois  statiques  ,  celle  des  entre-colonnemeiis  et  des 
diamètres  est  au  génie  architectural  ce  que  la  logique  est 
à  la  poésie.  Il  a  su  que  les  préceptes  didactiques  ne  peu- 
vent aboutir  qu'à  une  correction  froide  et  morte,  sans 
valeur  et  sans  énergie  véritables.  On  voulait  faire  de  lui  un 
jurisconsulte.  Comme  la  plupart  des  hommes  distingués, 
il  contraria  les  intentions  de  sa  famille,  et  après  avoir  fait 
ses  études  au  gymnase  de  Berlin,  il  partit  pour  l'Italie. 
Long-tems  il  mena  la  vie  d'artiste  dans  toute  l'acception 
de  ce  mot  5  cherchant  des  antiquités,  copiant  des  camées , 
ne  dédaignant  pas  de  donner  les  dessins  de  vases  ,  d'us- 
tensiles et  de  figurines ,  peignant  des  décorations  pour  le 
théâtre  de  Palerme;  enfin,  ne  méprisant  aucune  .des  bran- 
ches de  son  art. 

En  1810,  il  fit  partie  du  comité  d'architecture  (Bau- 
deputation)  :  nommé  ensuite  membre  de  l'académie  et 
créé  Geheimer-uher-baurath  ,  il  enrichit  Berlin  d'une 
foule  de  constructions  publiques  et  particulières.  Quand 
les  batailles  de  Moscou  et  de  Waterloo  eurent  j)ermis  le 
repos  au  peuple  allemand  5  lorsque  le  conquérant  de  l'Eu- 


'232  ARCHITECTURE  MODEHAE 

vope,  isolé  sur  son  rocher  lointain ,  laissa  enfin  la  paix  à 
TEurope  qu'il  avait  bouleversée  et  fécondée  ,  le  roi  de 
Prusse  mit  à  profit  le  talent  varié  de  Schinkel.  Si  les  évé- 
nemens  n'avaient  pas  pris  ce  cours ,  peut-être  l'artiste 
remarquable  eiil-il  langui  dans  l'obscurité.  S'il  n'avait 
pas  fallu  satisfaire  par  des  créations  architecturales  la 
A'anité  germanique,  que  serait  devenu  Schinkel?  quelle 
voie  se  serait  ouverte  à  son  talent  si  varié  ? 

Nous  avons  déjà  signalé  le  rapport  inévitable  qui  unit 
l'architecture  allemande  à  la  poésie  allemande.  L'une  et 
l'autre  sont  les  produits  tardifs  et  réfléchis  de  l'élude  et 
de  l'observation.  L'une  et  l'autre  se  distinguent  surtout 
par  une  profonde  compréhension  des  différens  styles  et 
par  une  application  heureuse  des  spécialités  qui  les  carac- 
térisent. Voyez  Gœthe:  il  entre  dans  toutes  les  nationalités; 
il  pénètre  dans  toutes  les  formes  que  peut  revêtir  la  pensée. 
C'est  une  vraie  métempsycose  :  il  est  Indien  ,  Grec,  Ro- 
main du  tems  d'Auguste,  habitant  féerique  des  bois  de  la 
Germanie,  Druide,  Suisse  et  Italien  tour  à  tour.  Il  ne 
veut  pas  seulement  emprunter  les  costumes;  il  veut  fon- 
dre son  ame  dans  les  âmes  étrangères  qu'il  interroge  et 
auxquelles  il  servira  d'organe,     j 

Plus  original  que  Menzel ,  Schinkel  ne  s'est  pas  voué 
il  une  seule  imitation  ;  il  semble  avoir  voulu ,  dans  ses 
créations,  comme  Goethe  dans  ses  odes,  prouver  qu'il  s'ap- 
proprie aisément  le  caractère  et  le  génie  de  tous  les  tems 
et  de  toutes  les  époques.  Alors  même  qu'il  parait  copier 
un  modèle  antique,  il  est  créateur.  La  touche  puissante 
de  l'invention  et  de  la  nouveauté  fait  vivre  son  œuvre 
d'une  vie  forte  et  originale.  Il  est  loujours  guidé  par  le 
sentiment  artistique.  Ses  licences  sont  naturelles  et  nais- 
sent sans  effort  ;  elles  rcssorlcnt  c\v  l'ensemble  de  son  œu- 
vre, et  ne  choquent  point  le  regard.  Souvent  il  enfreint 


1)L   L  ALLLM.V(.NE.  233 

les  règles  :  on  ne  s'en  aperçoit  pas.  Il  varie  les  chapi- 
teaux des  colonnes  avec  une  audace  singulière  et  qui  lui 
réussit.  C'est  surtout  dans  le  plan  des  édifices  qu'il  dé- 
ploie son  originalité.  C'est  là  qu'il  brille  :  il  soccupe 
beaucoup  moins  de  X élév'alion.  11  aime  à  établir  une  fo- 
rêt de  colonnes  ,  à  varier  ses  issues  ,  à  égarer  le  coup- 
d'œil,  à  le  perdre  dans  de  longues  perspectives  à  ])rali- 
quer  dans  les  murailles  des  ouvertures  inattendues  ,  qui 
laissent  entrevoir  l'air  et  le  ciel  :  hardiesses  architectu- 
rales dont  on  ne  trouvera  pas  d'autres  exemples  que  dans 
ses  ouvrages. 

Si  le  langage  pouvait  donner  quelque  idée  du  talent  de 
l'architecte,  nous  ferions  admirer  à  nos  lecteurs  cette  va- 
riété de  distribution  intérieure  qui  distingue  les  plans 
de  Schinkel^  il  a  donné  plus  de  vingt  dessins  admirables 
pour  un  monument  à  ériger  en  l'honneur  de  Frédéric-le- 
Grand.  Il  y  règne  quelque  chose  de  la  splendeur  pitto- 
resque et  de  la  riche  magnificence  qui  caractérisent  no- 
tre peintre  Martin.  Ces  projets,  tous  différens,  se  font 
remarquer  par  la  grandeur  de  leur  conception  :  tantôt  ce 
sont  des  groupes  de  monumens  destinés  à  divers  usages  et 
qui ,  malgré  la  dissemblance  de  leur  forme ,  s'harmonisent 
entre  eux  et  forment  une  masse  imposante;  tantôt  ce  sont 
des  temples  religieux  ,  des  sanctuaires  guerriers,  des  jar- 
dins suspendus  comme  ceux  de  Babvlone.  Tout  ce  luxe 
oriental  demanderait  des  millions  ,  et  la  réalisation  de  ces 
rêves  gigantesques  s'accorderait  mal  avec  l'économie, 
premier  devoir  des  monarques  actuels.  Aussi  ne  verra- 
t-on  jamais  les  plans  de  Schinkel  s'exécuter;  mais,  pris 
en  eux-mêmes  et  jugés  comme  conceptions  poétiques,  ils 
attestent  sa  puissancede  création.  Le  peintre  dont  nous  ve- 
nons de  palier,  Martin ,  si  renommé  pour  son  génie  gran- 
diose ,  ne  nous  semble  pas  posséder  cette  qualité  au  même 


234  .vr.ciiiTKCTURE  modehni; 

degré  que  Schinkel.  Les  lignes  de  Martin  ont  assurément 
de  la  grandeur,  mais  trop  souvent  cette  grandeur  est  sans 
variété.  Prolonger  jusqu'aux  limites  de  l'horizon  une  per- 
spective indéfinie  d'arcades  et  de  portiques  ;  montrer  des 
masses,  colossales  sur  le  premier  plan,  et  qui  diminuent 
et  se  dégradent  jusqu'à  ce  que  l'œil  perde  la  faculté  de  les 
saisir  :  ce  n'est  pas  un  effort  de  génie  :  il  y  a  même  dans  ce 
procédé  quelque  charlatanisme  de  grandeur.  Rochers,  pa- 
lais ,  nuages ,  tout  est  sur  une  échelle  démesurée  ;  mais 
distribuez  silr  des  milliers  de  lieues  les  créations  de  Mar- 
tin ,  et  analvsez-les  pièce  à  pièce ,  vous  reconnaîtrez  que 
souvent  l'immensité  des  proportions  couvre  et  dissimule 
le  défaut  d'originalité.  Les  projets  de  Schinkel  sont  au 
contraire  magnifiques  et  réalisables.  Quand  l'architecte 
s'est  restreint  à  des  proportions  qui  n'ont  rien  d'exagéré , 
ses  travaux  frappent  encore  l'esprit  de  cette  espèce  de  stu- 
peur que  provoque  le  grandiose  dans  tous  les  genres. 

Il  V  a  surtout  un  édifice  construit  par  Schinkel ,  \eBau- 
schule  (école  d'architecture  de  Berlin),  qui  offre  l'exem- 
ple frappant  du  génie  spécial  de  cet  homme  singulier. 
Schinkel  l'a  construit  en  dehors  de  toutes  les  idées  reçues . 
de  tous  les  dogmes  de  l'architecture  scientifique.  C'est  un 
vaste  monument  de  briques  d'une  structure  parfaitement 
bizarre  et  où  la  richesse,  ou  plutôt  le  luxe  des  ornemens, 
s'allie  à  la  simplicité  la  plus  grave. 

Il  a  essavé  aussi  le  style  golhifjue,  ou  plutôt  il  a  tenté 
de  le  modifier  selon  ses  idées  personnelles.  Si  l'on  ne  peut 
le  justifier  complètement  dans  cet  essai,  du  moins  on  ne 
peut  lui  enlever  le  mérite  del'orijjinalité  la  plus  marquée. 
Au  lieu  de  copier  l'ogive  et  les  colonnotles,  il  lésa  fait 
servir  à  de  nouveaux  usages.  On  sait  fjue  le  caractère 
principal  de  ce  genre  consiste  dans  l'élévation  des  pilastres 
cl  dans  leur  merveilleuse  hardiesse  :  il  semble  que  la  pen- 


ui:  L  allemagm:  .  2o.'< 

sée  humaine,  resserrée  dans  l'espace  étroit  des  galerie*;  et 
des  ailes  latérales,  soit  foroée  de  s'élancer  avec  la  courbe 
des  pilastres,  de  voler  vers  le  ciel  et  de  c[uilter  la  terre: 
privez  le  genre  dit  gothique  de  son  élévation,  vous  le 
changez  totalement  -,  aussi  ne  peut-on  confondre  avec  le 
gothique  de  nos  cathédrales  le  stvle  lombard  et  ludesque 
dont  on  voit  de  si  brillans  exemples  en  Italie ,  à  Venise ,  à 
Pise  et  à  3Iilan.  Les  modifications  que  Schinkel  a  tentées 
dans  ce  style  d'architecture  semblent  se  rapporter  à  ce 
dernier  système  ;  il  v  a  mcme  mêlé  quelques  vestiges  du 
génie  byzantin. 

Voilà  bien  des  matériaux  pour  une  seule  œuvre  :  le  diffi- 
cile était  de  les  classer.  On  blâme,  non  sans  raison,  la  confu- 
sion des  genres  qui  appartiennent  aux  écoles  diverses ,  et 
nous  ne  donnons  pas  comme  exemples  qu'il  faille  imiter  les 
essais  de  Schinkel:  de  moins  habiles  s'v  égareraient  aisé- 
ment. L'homogénéité,  la  grandeur  et  la  grâce  qui  les  distin- 
guent prouvent  que,  tout  en  disposant  d'élémens  dispara- 
tes, un  homme  de  goût  et  de  génie  peut  créer  un  ensemble 
complet  ;  c'est  un  vrai  tour  de  force  que  cette  harmonie 
inattendue.  On  ne  sait  trop  comment  le  plein-cintre  et 
l'ogive  font  pour  s'accorder ,  ni  par  quel  prestige  les  ca- 
ractères les  plus  saillans  des  deux  styles  s'allient  sans  dé- 
plaire à  l'œil  :  aussi  faut-il  avouer  quel'architecte  habile  n'a 
rien  oublié  pour  dissimuler  ce  mélange  adultère.  Il  a  em- 
ployé mille  artifices  de  détail  et  mille  nuances  de  transi- 
tion. Dans  le  Werdersche  Marine,  des  corniches  à  feuilles 
d'acanthe  et  plusieurs  autres  formes  helléniques  viennent 
s'allier  sans  disparate  aux  formes  évidées  et  presque  arabes 
qui  régnent  dans  le  reste  de  l'édifice. 

Si  une  teinte  romantique  et  le  besoin  de  la  variété  pit- 
toresque semblent  dominer  le  génie  de  Schinkel ,  celui  de 
Léon  von  Klenze  .   dont   nous  avons  déjà  cité  le  nom  . 


236  AIICHITECTLRE  MODElîNE 

obéit  à  des  principes  tout  différens.  Klenze  est  presque  un 
Français  :  élève  de  l'école  Polytechnique ,  il  a  conservé , 
il  a  même  épuré  les  principes  sévères  de  l'école  parisienne, 
calquée  sur  le  modèle  de  l'architecture  gréco-italienne. 
Après  avoir  terminé  ses  études  à  Paris  ,  il  parcourut  l'Ita- 
lie, fut  nommé  architecte  du  roi  de  Westphalie,  et  devint , 
eu  1815  ,  architecte  du  roi  à  Munich.  En  1823  et  1825, 
il  accompagna  le  roi  actuel ,  alors  prince  roval  de  Bavière. 
Savant  laborieux,  il  s'est  occupé  long-tems  et  presque 
exclusivement  de  la  partie  archéologique  de  son  art  ;  moins 
fécond  et  moins  original  que  son  rival  Schinkel,  il  y  a 
surtout  de  la  souplesse ,  de  la  facilité  et  de  la  gravité  dans 
son  talent.  Imbu  des  principes  de  ses  maîtres,  je  ne  con- 
nais qu'un  seul  style  auquel  il  n'ait  jamais  pu  s'accoutumer 
et  qu'il  ait  constamment  rejeté  avec  mépris  :  le  genre  go- 
thique. Tour  à  tour,  dans  la  construction  du  JValhalla  , 
de  la  Gl}  ptolhèque ,  de  V ^lierheiligstefi-Capelle  ,  de  la 
Pinacothèque,  de  l' Ocléon,  du  Nom'eaii-P alais  et  du  Ba- 
zar, il  a  imité  les  genres  hellénique,  romain,  byzantin,  ita- 
lien. Ce  n'étaient  après  tout,  pour  lui,  que  les  variétés  d'un 
seul  style  :  comme  l'Italie,  Byzance  et  Borne  n'ont  fait  que 
modifier  le  style  grec  ,  Klenze  adopte  leur  architecture, 
fille  légitime  de  son  genre  spécial  et  chéri.  Mais  l'art  go- 
thique n'est  pas  un  art  pour  lui  :  c'est  une  aberration  , 
c'est  une  barbarie,  c'est  une  folie 5  ce  n'est  rien. 

Les  succès  et  la  vie  de  Klenze  sont  tellement  mêlés  à 
la  vie  du  roi  de  Bavière,  qu'il  est  difficile  de  parler  de 
l'un  sans  citer  l'autre.  Sans  le  roi  de  Bavière  et  son  amour 
passionné  pour  les  arls,  la  gloire  de  Klenze  n'existerait  pas. 
Heureux  l'artiste  qui  rencontre  un  pareil  Mécène  ,  un 
homme  qui  joint  au  pouvoir  et  à  la  richesse  nécessaires 
j)0ur  faire  fleurir  les  arls  l'amour  plus  rare  encore  des 
arts  et  tles   artîslcs!  Ce  prince  mérile   mieux   que   son 


hv.  i.'ai.lemag.nk.  237 

aïeul  Maximilien  I"  le  litre  de  Médicis  de  la  Bavière.  Il 
est  rare  de  voir  unis  chez  les  individus  le  sentiment  qui 
accepte  l'art  comme  une  jouissance,  l'intelligence  qui  le 
comprend  .  la  noblesse  d'ame  qui  accepte  sa  supériorité, 
le  pouvoir  qui  le  protège  ,  et  l'opulence  qui  l'enrichit  : 
condition  que  réunit  le  roi  de  Bavière  actuel.  Je  le  re- 
garde comme  un  génie  jeté  par  le  hasard  hors  de  sa  sphère 
et  que  Dieu,  par  caprice,  a  fait  naitre  dans  des  langes  de 
pourpre.  Il  a  passé  la  plus  grande  partie  de  sa  jeunesse  à 
parcourir  l'Italie  5  son  âge  mûr  et  sa  vieillesse  sont  con- 
sacrés à  protéger  ces  arts  qu'il  a  non  seulement  étudiés 
avec  attention,  mais  aimés  de  toute  la  force  de  son  ame. 
Dans  les  poèmes  qu'il  a  composés  en  1817  et  qui  ont 
paru  sous  le  titre  de  Poèmes  ,  par  Louis  I"  ,  roi  de  Ba- 
vière ,  se  trouvent  des  preuves  évidentes  de  cette  vive  pas- 
sion artistique.  On  les  ar  blâmés,  on  les  a  critiqués  comme 
écritsd'un  stvle  trop  facile  et  trop  lâche  ;  pour  moi,  j'v  ai 
reconnu  un  accent  si  vrai  et  un  amour  si  profond  du 
beau  moral,  que,  malgré  le  dédain  de  quelques  juges 
poétiques,  je  n'ai  pu  m'empêcher  de  les  relire  et  de  les 
admirer. 

Voici  quelles  paroles  Louis  adresse  aux  artistes  :  «  C'est 
dans  les  profondeurs  de  la  méditation  et  du  silence  ,  leur 
dit-il  dans  un  de  ses  sonnets ,  que  l'art  peut  se  préparer 
et  s'élancer  vers  l'énergie  et  1  influence  active.  C'est  dans 
le  fond  du  cœur  qu'il  faut  qu'il  éclose ,  s'il  veut  aller  frap- 
per un  autre  cœur  I 

))  Sans  doute,  l'ancien  monde,  qui  produisit  de  grands 
artistes,  était  plus  pur  et  plus  libre  ;  mais  vous ,  Artistes , 
creusez  dans  les  mêmes  profondeurs,  éveillez  la  sensibi- 
lité qui  sommeille ,  et  l'avenir  portera  de  vous  à  jamais 
un  honorable  témoignage  I 

»  Esclaves  de  l'antiquité,  vous  cranijionnerez-vousà  ses 


238  AI'.i.iilTiiCTUr.E  MODERNE 

(jcuvres:'  Non  ;  tel  ne  sera' pas  le  but  de  vos  travaux  ;  cela 
ne  peut  être  :  fixez  vos  yeux  vers  la  lumière  éternelle 
et  sainte  ,  qu'elle  vous  dirige ,  qu'elle  vous  soutienne!  » 

Quoi  qu'il  en  soit ,  la  passion  du  roi  de  Bavière  pour  les 
arts  a  produit ,  comme  toutes  les  passions  exclusives  et  ex- 
cessives, des  résultats  assez  {"unestes.  La  cour  s'est  mise  à 
l'imiter,  et  les  bourgeois  ont  imité  les  courtisans.  Bâtir  est 
devenu  une  manie  bavaroise: on  sait  combien  cette  manie 
est  ruineuse.  Beaucoup  de  grands  seigneurs  et  de  ricbes 
marchands  se  sont  modelés  sur  leur  maître,  et  après  avoir 
fait  construire  de  très-beaux  édifices ,  iL-;  ne  trouvent  plus 
dans  leur  fortune  épuisée  assez  de  ressources  pour  habiter 
ces  palais  qui  sont  aujourd'hui  déserts.  Munich  est  une 
merveille  d'architecture,  et  les  logemens  y  sont  pour  rien. 
Quelques-unes  des  maisons  récemment  construites  sem- 
blent faites  pour  des  rois  plutôt  que  pour  des  particuliers. 
J'ai  compté  jusqu'à  trente-trois  pièces  de  plain-pied  dans 
un  seul  rez-de-chaussée.  Dans  la  rue  Louis  et  autour  de 
la  place  Caroline  et  de  la  place  Maximillen  ,  vous  trouvez 
des  palais  dont  la  location  n'équivaut  pas  à  celle  d'un  pre- 
mier étage  de  la  rue  Saint-Honoré  à  Paris,  ou  de  quatre 
petites  chambres  dans  la  rue  du  Bégent  à  Londres. 

Klenze  est  plutôt  l'ami  que  le  protégé  du  roi  ;  sous  tous  les 
rapports  ,  il  est  digne  de  celle  distinction.  C'est  un  homme 
(lu  monde  et  un  homme  aimable.  Je  le  rencontrai  pour  la 
première  fois  chez  l'ambassadeur  de  France  à  Munich.  On 
dînait  à  cinq  heures  :  chose  extraordinaire  dans  celle  ville 
patriarcale  o\i  le  diner  plébéien  a  lieu  de  onze  heures  à 
midi,lediner  bourgeois  à  une  heure,  le  diner  fashionable 
à  deux  heures,  et  le  diner  ultra-dandv  à  trois  heures. Quant 
au  diner  servi  à  cinq  heures,  c'est  précisément  l'analogue 
de  nos  diners-soupers  aristocratiques  qui  commencent  à 
neuf  heures  du  soir.  Au  milieu  d'un  Iracas  élourdissanl  de 


DE   L'AI.Li:.M.\Gi\K.  239 

croix  et  de  cordons,cle  crachais  et  de  décorations,  je  clislin- 
{>uai  l'archilecte  von  Klenze,  dont  les  Irails  jieu  rép^uliers  se 
font  remarquer  par  ce  caractère  de  simplicité  douce  et 
d'observation  réfléchie  que  l'on  retrouve  chez  la  plupart 
des  hommes  dé  talent.  Je  ne  sais  pourquoi,  ma  sympathie 
qui  ne  s'arrêtait  point  sur  les  ducs,  les  princes  et  les  barons 
réunis  dans  la  salle  à  man(;er ,  se  porta  tout  entière  sur 
rarchitecte.  Je  me  rapprochai  de  lui ,  et  l'aisance  de  ses 
manières  ,  la  facilité  gracieuse  de  sa  conversation  apla- 
nirent bientôt  l'embarras  d'une  première  entrevue.  H  me 
parla  de  ses  œuvres  avec  simplicité ,  du  roi  de  Bavière 
avec  enthousiasme,  me  raconta  plusieurs  anecdotes  pi- 
quantes et  sans  causticité  qui  caractérisaient  bien  l'im- 
patience presque  juvénile  du  roi  et  sa  vive  affection  pour 
les  artistes.  Le  lendemain,  il  voulut  bien  me  conduire 
dans  la  Glyptothèque ,  un  de  ses  chefs-d'œuvre ,  et  que 
le  roi  de  Bavière  a  payé  (non  du  trésor  public,  comme  il 
arrive  à  la  plupart  des  rois),  mais  de  sa  fortune  privée  et 
de  ses  économies  annuelles. 

La  Glyptothèque  et  la  Pinacothèque  de  Munich  sont 
les  deux  princi{)aux  édifices  construits  par  Klenze  ;  car 
Klenze  est  pour  Munich  ce  que  Schinkel  est  pour  Berlin. 
A  peine  un  volume  suffirait-il  à  donner  l'idée  de  ces  deux 
édifices  :  ce  sont  de  petits  Vaticans  en  miniature.  Je  ne 
prétends  pas  promener  le  lecteur  à  travers  ses  douze  ad- 
mirables et  resplendissantes  galeries  ,  avec  leurs  fresques , 
leurs  peintures,  leurs  détails  infinis,  leurs  recherches  de 
toute  espèce ,  leurs  nombreux  ornemens  ,  leurs  sculptures 
précieuses ,  leurs  curiosités ,  leurs  arabesques  et  leurs 
cartons.  Je  me  contenterai  de  tracer  ici,  autant  que  le  per- 
mettent les  ressources  du  style  et  du  langage,  une  esquisse 
de  leur  plan  architectural.  A  quelque  dislance  de  Mu- 
nich, dans  ini  espace  isolé  ,  vous  apercevez  un  monument 


240  ARCHITECTURE  MODEtîXE 

d'un  style  simple,  de  forme  carrée,  entouré  de  beau< 
arbres  verdovans  5  c'est  la  Glyptothèque ,  le  musée  de 
sculpture. 

Il  y  a  quelque  chose  de  chaste  et  de  noble  dans  le  pre- 
mier aspect  de  l'édifice.  Une  grande  cour  équilatérale  en 
occupe  le  centre  ;  point  de  fenêtres  à  l'extérieur  -,  le  jour 
destiné  à  la  Glvptolhèque  ne  vient  que  de  fenêtres  qui 
ouvrent  sur  la  cour  et  de  quelques  dômes  intérieurs.  La 
cour  est  spacieuse  ^  les  fenêtres  ,  dont  nous  venons  de  par- 
ler, occupent  presque  toute  la  hauteur  de  l'édifice  ;  cette 
distribution ,  qui  ne  permet  pas  à  l'œil  des  curieux  qui  se 
promènent  de  pénétrer  dans  le  sanctuaire  des  arts,  n'est 
pas  sans  grâce  et  sans  convenance.  Rlenze  a  choisi  pour 
les  ornemens  extérieurs  l'ordre  ionique,  mais  l'architecte 
en  a  légèrement  modifié  le  caractère  selon  les  nécessités  du 
plan  général.  La  façade  principale  est  majestueuse  et  singu- 
lière :  c'est  un  portique  de  douze  colonnes  ioniques  dont 
l'aspect  est  très-imposant,  et  dont  la  disposition,  offrant  un 
grand  nombrede  colonnes  juxla-posées,  mais  sans  désordre, 
frappent  le  regard  d'un  jeu  d'ombre  et  de  lumière  plein 
d'originalité.  Le  portique  fait  saillie  en  dehors  5  cette 
saillie  est  égale  à  la  largeur  d'un  entre-colonnement  5  il 
s'enfonce  également  dans  l'intérieur  et  forme  un  renfon- 
cement dont  la  profondeur  est  égale  à  la  saillie  extérieure. 
Des  douze  colonnes  du  portique,  il  y  en  a  quatre  qui  font 
saillie,  quatre  qui  reculent  et  quatre  qui  forment  une 
rangée  intermédiaire.  On  arrive  à  ce  portique  par  trois 
degrés  très-larges  et  très-élevés.  Les  colonnes  ne  sont  pas 
cannelées:  preuve  du  ])on  goût  de  l'artiste  qui  a  senti  le 
danger  de  multij)licr  dans  un  petit  espace  les  lignes  droi- 
tes, déjà  si  nombreuses  à  cause  du  grand  nombre  des  co- 
lonnes. 

Ce  portique  conduit  à  mie  salle  pav(''e  de  marbre;  en 


DE  i/allemagxe.  241 

face,  au-dessus  de  la  porte  principale,  vous  lisez  le  nom 
du  roi  et  la  date  de  la  construction  ;  au-dessus  de  la  porte 
à  droite  ,  le  nom  de  Kleiize  ,  et  au-dessus  de  la  porte  à 
gauche,  celui  de  Pierre  Cornélius ,  peintre  chargé  d'exé- 
cuter toutes  les  fresques  de  la  Glyptothèque.  Ces  trois  in- 
scriptions fraternelles  qui  placent  de  niveau  la  puissance 
du  talent  et  celle  de  la  royauté  j  cette  association  de  trois 
noms ,  si  diversement  classés  dans  l'échelle  des  grandeurs 
humaines ,  m'a  paru  d'un  bon  goût  et  d'un  bon  exemple. 
La  distribution  intérieure  est  extrêmement  simple  :  à 
gauche  du  vestibule ,  se  trouve  la  salle  destinée  aux  anti- 
quités égvptiennes.  On  passe  ensuite  dans  la  salle  qui  ren- 
ferme lesmonumens  de  l'art  étrusque  et  de  l'art  grec  an- 
tique :  rotonde  éclairée  par  un  dôme  et  qui  occupe  l'un 
des  angles  du  bâtiment  ^  puis,  dans  la  salle  des  marbres 
d'Egvne ,  et  de  là  ,  dans  la  salle  d'Apollon  et  dans  celle 
de  Bacchus.  La  salle  de  Niobé  vient  après  et  conduit  aux 
deux  vastes  appartemens  consacrés  aux  grandes  récep- 
tions 5  aux  repas  solennels  et  aux  bals  de  la  cour  (  Fest- 
Saale).  Un  petit  vestibule  les  sépare  Tun  de  l'autre.  Ils 
sont  ornés,  avec  beaucoup  de  magnificence,  de  fresques 
représentant  l'ensemble  et  les  détails  de  la  mvthologie 
grecque,  et  exécutées  par  Cornélius  et  ses  élèves.  Après 
avoir  traversé  une  autre  salle  qui  fait  face  à  la  salle  de 
Niobé  ,  on  descend  par  deux  degrés  dans  la  salle  /o- 
uiaine ,  galerie  de  cent  trente  pieds  de  long  qui  occupe  à 
elle  seule  l'un  des  pans  du  carré  j  elle  contient  tous  les 
chefs-d'œuvre  de  la  sculpture  romaine.  Un  autre  escalier 
mène  à  une  seconde  rotonde  remplie  de  bronzes  et  de 
sculptures  antiques  en  marbres  de  couleur ,  en  por- 
phyre, etc.  La  dernière  salle,  qui  nous  ramène  sous  le 
vestibule  après  avoir  fait  le  tour  de  ces  belles  galeries  de 
plain-pied,  est  consacrée  aux  œuvres  de  l'art  moderne. 
XI.  i6 


■2  M  Ar.ciiiTEcrup.E  moderne 

Toutes  les  salles  sont  pavées  de  marbre ,  revêtues  de  stuc 
de  diverses  couleurs,  ornées  de  corniches,  chargées  d'or- 
nemens  dorés  et  embellies  d  une  pompe  et  d  un  luxe  qui 
v'ont  en  augmentant  depuis  le  point  de  départ  jusqu'au 
point  d'arrêt.  C'est  une  belle  idée,  c'est  une  noble  créa- 
tion que  cette  histoire  progressive  de  Fart,  que  ces  annales 
du  génie  plastique ,  représenté  par  tous  les  monumens  de 
ses  diverses  époques.  A  mesure  que  l'on  avance  de  la  salle 
étrusque  à  la  salle  grecque,  et  de  là  jusqu'au  dernier  salon, 
la  magnificence  de  l'architecture  suit  le  progrès  de  l'art  et 
se  déploie  avec  plus  de  splendeur.  Ainsi,  la  salle  romaine , 
beaucoup  plus  riche  que  toutes  celles  qui  la  précèdent, 
semble  digne  des  profusions  impériales  de  Néron  et  de  Dio- 
clétien.  Rien  de  plus  beau  que  l'effet  de  ces  trois  dômes 
et  des  arabesques  d'or  dont  le  plafond  est  orné.  Je  ne  parle 
pas  des  trésors  nombreux  que  les  galeries  renferment  :  ce  - 
sujet  réclamerait  un  ailicle  à  part,  et  je  ne  m'occupe 
ici  que  de  l'architecture  en  elle-même. 

Les  architectes  anglais  pensent,  en  général,  que  la 
simplicité  des  décorations  intérieures  est  une  convenance 
impérieuse  pour  un  musée  de  peinture  ou  de  sculpture. 
Tl  suffit ,  selon  eux ,  de  donner  aux  sculptures  et  aux  ta- 
bleaux de  l'espace  et  du  jour;  des  murailles  sans  orne- 
ment, revêtues  d'une  légère  teinte  azurée,  doivent  faire 
le  fond  de  la  Glyptothèque.  Nous  ne  sommes  pas  de  cet 
avis  :  peu  de  tableaux  satisferaient  le  regard  s'ils  n'étaient 
pas  encadrés.  La  sculpture,  si  sévère  en  elle-même,  de- 
mande à  être  rehaussée  et  mise  en  relief.  Que  des  orne- 
mens  brillans,  placésavecgoùt,  prêtent  un  nouveau  charme 
aux  créations  du  sculpteur  5  que  l'on  environne  d'arabes- 
ques gracieux  la  Vénus  et  l'Apollon.  Des  couleurs  variées, 
dont  on  ménagera  les  contrastes,  lêront  mieux  ressortir 
et  valoir  les  chefs-d'œuvre  d  un  arl  qui  ne  s'occupe  que 


DE  l'allemagne.  243 

tle  la  forme ,  et  qui  doit  vaincre ,  à  force  de  beauté  et  d'é- 
nergie, la  monotonie  de  la  couleur. 

Il,  est  impossible  de  traverser  les  douze  {;aleries  de  la 
Glyptolhèque,  sans  payer  à  Klenze  un  trllnit  d'admira- 
tion. La  lumière,  sans  tomber  à  flots  éblouissans,  se  ré- 
pand avec  harmonie  sur  les  chefs-d'œuvre  que  les  salles 
contiennent.  L'ensemble  est  simple,  les  détails  sont  riches. 
Les  sculptures  dont  la  façade  de  la  Glvptothèque  sera 
ornée  ne  sont  pas  terminées  encore;  mais  déjà,  malgré 
l'état  incomplet  de  cette  façade  ,  on  peut  juger  l'ensemble 
de  l'édifice ,  un  des  plus  beaux  de  Fart  moderne. 

Le  Walhalla,  autre  chef-d'œuvre  de  Klenze,  s'élève 
sur  une  colline  voisine  de  Regensburg  ;  c'est  un  temple 
magnifique  construit  dans  le  style  dorique,  avec  toute 
cette  sévérité  que  les  anciens  attribuaient  à  ce  stvle.  Il 
s'annonce  par  un  beau  portique  de  huit  colonnes  de  front, 
derrière  lesquelles  se  trouvent  six  autres  colonnes.  Dix- 
■sept  colonnes  de  marbre  sont  disposées  des  deux  côtés  : 
on  arrive  par  des  degrés  à  ce  monument  majestueux  , 
Panthéon  allemand  destiné  à  recevoir  les  bustes  de  tous 
les  héros  et  de  tous  les  hommes  célèbres  de  la  Germanie. 
Une  frise  magnifique ,  exécutée  par  le  sculpteur  Wagner. 
en  décore  l'intérieur. 

La  Pinacothèque  se  rapporte  encore  au  stvle  grec  5  mais 
Rlenze,  homme  d'esprit  et  de  goût ,  a  compris  qu  il  n'é- 
tait plus  question  de  la  simplicité  un  peu  froide  de  la 
sculpture,  art  spécialement  antique  et  primitif  j  aussi  le 
plan  de  la  Pinacothèque,  encore  inachevé,  est-il  plus 
varié  et  plus  orné;  c'est  le  même  génie,  modifié,  rafEné, 
orné,  empreint  de  quelques  souvenirs  de  l'Italie  ,  de  quel- 
ques nuances  empruntées  aux  modernes.  La  première 
pierre  de  ce  beau  monument  fut  posée  le  7  avril  1826, 
jour  anniversaire  de  la  naissance  de  Raphaël.  Sa  forme  gé- 


•244  ARCHITECTUP.E   MODERNE 

nérale  est  un  parallélogramme  terminé  par  deux  corps  de 
bâtimens  en  saillie  qui  produisent  à  peu  près  l'effet  de 
deux  HH  ainsi  disposés.  Ces  deux  ailes  ou  extrémités 
ont  chacune  170  pieds  de  longueur  5  l'édifice  entier  a 
500  pieds  de  long  sur  90  de  large. 

L'emploi  du  style  rustique,  dans  cette  construction,  est 
imposant  et  remarquable  :  les  fenêtres  et  les  portes  sont 
cintrées ,  mais  encadrées  et  entourées  de  sculptures  fort 
élégantes.  Autour  de  l'édifice  règne  une  colonnade  d'ordre 
ionique  engagée  dans  le  mur,  avec  une  console  très-riche. 
Les  entre-colonnemens  sont  occupés  par  de  larges  fenêtres 
cintrées  sur  lesquelles  repose  l'architrave.  La  largeur 
des  ouvertures ,  en  découpant  à  jour  tout  l'édifice ,  lui 
donnerait  peut-être  un  caractère  de  légèreté  peu  compa- 
tible avec  sa  destination  première ,  si  la  solidité  massive 
des  ailes  et  des  murailles  ne  corrigeait  cette  légèreté  ap- 
parente ,  et  ne  mêlait  heureusement  la  grâce  à  la  force 
et  l'aplomb  à  la  légèreté.  L'ensemble  est  d'un  effet  so- 
lennel ,  élégant  et  singulier  •  un  vrai  chef-d'œuvre  dans 
le  genre  italien.  Ce  style,  moins  pur  et  moins  sévère  qu'il 
n'est  agréable ,  a  rencontré  en  Allemagne  plus  d'un 
critique  ;  nous  devons  avouer  que  l'habileté  de  Rlenze  en 
a  su  tirer  le  meilleur  parti.  Il  y  a  plus  d'une  hardiesse, 
plus  d'une  licence  dans  ce  plan  ;  mais  l'architecte  les  a 
rachetées  par  un  caractère  de  grandeur  spéciale  ,  et  par 
une  originalité  brillante  qui  se  détache  à  la  fois  des  mo- 
dèles italiens  et  des  types  helléniques. 

Le  corps  de  l'édifice  est  en  briques  d'une  nuance  sin- 
gulière 5  c'est  une  teinte  assez  douce  à  l'œil  et  qui  reste 
indécise  entre  le  jaune  et  le  vert.  Les  architraves,  les  ba- 
lustrades et  les  frises  sont  en  pierres  de  taille  d'un  beau 
gris.  L'harmonie  de  ces  couleurs  est  très-flatteuse  pour 
l'œil. 


DE  L  ALLEMAGNE.  245 

Les  vingt-cinq  fenêtres  de  front  de  chaque  galerie  sem- 
bleraient devoir  suffire  à  l'éclairer;  Klenze  a  senti  qu'un 
musée  de  peinture  réclamait  une  plus  grande  variété  dans 
la  distribution  du  jour;  la  lumière  tombe,  non  seulement 
des  fenêtres  latérales,  mais  des  voûtes. 

Autour  du  toit  règne  une  balustrade  de  pierres,  ornée 
de  vingt-quatre  statues  colossales  qui  représentent  les 
peintres  les  plus  célèbres  de  toutes  les  nations  et  de 
tous  les  tems.  Un  jardin  que  l'on  commence  à  planter  et 
qui  sera  embelli  d'urnes  ,  de  vases,  de  statues,  entoure 
la  Pinacothèque  d'une  verdovante  ceinture.  Le  rez-de- 
chaussée  sera  consacré  à  la  collection  de  monumens  étrus- 
ques ,  aux  mosaïques  ,  aux  dessins  des  vieux  maîtres ,  au 
cabinet  de  gravures  et  à  la  bibliothèque  composée  de  li- 
vres relatifs  aux  beaux-arts.  L'étage  supérieur  servira  de 
musée.  Un  vaste  escalier  de  pierre  ,  richement  sculpté  , 
y  conduit  5  on  se  trouve  d'abord  dans  un  vestibule  occupé 
par  les  gardiens  et  les  surveillans  ;  puis  on  passe  dans  une 
belle  salle  de  réception  qui  contiendra  tous  les  portrciits 
des  princes  fondateurs  de  cette  collection.  Une  galerie  ou 
corridor,  de  18  pieds  de  large  sur  400  pieds  de  long,  suit 
toute  la  ligne  tracée  par  l'édifice  du  côté  du  sud.  Elle  re- 
çoit la  lumière  des  vingt-cinq  fenêtres  dont  j'ai  parlé  et 
donne  accès  par  dix  portes  dans  les  huit  salons  réservés 
aux  tableaux  :  ces  salons ,  éclairés  par  de  grands  dômes , 
ont  40  pieds  de  large  sur  dO  pieds  de  haut  jusqu'au  som- 
met du  dôme.  Leur  longueur  varie  de  50  à  80  pieds.  Der- 
rière ces  vastes  galeries  se  trouvent  vingt-trois  cabinets , 
éclairés  chacun  par  une  fenêtre  latérale,  longs  de  19  à 
15  pieds,  et  qui  doivent  recevoir  les  cadres  de  petite  di- 
mension . 

On  voit  que,  d'après  cette  excellente  distribution,  les 
salles  consacrées  aux  grands  tableaux  occupent  le  centre 


246  AKCIilTECTLRE   .MODEK.Mi 

de  l'édifice;  que  siu^  l'un  des  côtés  rèj^ne  une  série  de 
vingt-trois  cabinets  réservés  aux  petits  tableaux  ,  et  de 
l'autre  côté  un  corridor  ou  loggia  dont  vingt-cinq  croi- 
sées éclairent  le  vaste  espace  (400  pieds).  Vingt-cinq  com- 
partimens,  qui  seront  occupés  par  des  fresques,  corres- 
pondent à  ces  vingt-cinq  fenêtres  et  aux  vingt-cinq  dômes 
pratiqués  à  la  voûte.  Les  premiers  artistes  de  Munich  doi- 
vent travailler  aux  fresques  de  ce  grand  et  magnifique  cor- 
ridor ,  d'où  l'on  aperçoit  les  cimes  bleuâtres  et  lointaines 
des  montagnes  du  ïyrol.  Tous  les  plafonds  seront  enrichis 
d'ornemeus  en  stuc  ;  la  plinthe  et  l'encadrement  des 
portes  sont  d'un  marbre  grisâtre  ;  les  murailles  seront  ta- 
pissées de  damas  moiré,  vert  ou  cramoisi.  Tout,  dans  cette 
galerie  ,  est  combiné  dans  l'iniérét  de  l'art.  On  peut,  du 
corridor,  passer,  soit  dans  la  salle  des  vieux  tableaux  alle- 
mands, soit  dans  celle  des  peintres  italiens.  Ainsi  l'on 
échappe  à  la  fatigue  insupportable  que  font  éprouver  à 
l'œil  le  chaos  et  l'entassement  de  tous  les  styles. 

Quelle  distance  se  trouve  entre  cette  splendeur,  cette 
richesse,  cette  délicatesse  de  sentiment  artistique,  cette 
recherche  de  tous  les  movens  qui  peuvent  augmenter  les 
jouissances  des  arts,  et  la  pauvreté  de  nos  musées  d'Angle- 
terre, soumis  à  l'économie  la  plus  mesquine  et  la  plus 
stricte  !  On  semble  avoir  regretté  l'espace  accordé  à  cha- 
cun de  nos  tableaux  ^  on  croit  avoir  fait  assez  quand  on  a 
badigeonné  de  jaune  les  murailles  qui  doivent  supporter 
les  chefs-d'œuvre  des  maîtres.  A  Munich,  la  hauteur  de 
la  plinthe  et  l'angle  très-ouvert  (]ue  forme  la  voûte  réser- 
vent un  espace  de  vingt  pieds  au  cadre  des  plus  grands  ta- 
bleaux. Impossible  d'accumuler  comme  à  Paris  les  ta- 
bleaux sur  une  ligne  perpendiculaire  de  cinquante  pieds. 
D'après  le  système  adopté  par  Klenze  .  on  ne  peut  ni  reb'-- 
guer  des  chefs-d'œuvre  bien   loin  au-delà  du  point  que 


i)L  L  allemagm:.  217 

le  rayon  visuel  alleinl,  ni  l'blouir  et  étourdir  le  specta- 
teur en  lui  offrant  une  multitude  d'œuvres  différentes 
entassées  dans  un  espace  étroit.  Ici,  au  niveau  du  specta- 
teur, une  froide peintuie  de  van  der  Werff;  au-dessus  un 
Rembrandt 5  plus  haut  un  Raphaël  5  et  plus  haut  encore 
un  Poussin  :  que  de  dissonances  pour  l'œil  î  Et  comment 
fixerait-on  son  attention  sur  un  chef-d'œuvre?  comment 
porter  un  jugement  intime  et  sincère,  réfléchi,  au  milieu 
de  toutes  ces  distractions,  de  toutes  ces  disparates  ? 

Peut-être  les  Allemands  ne  sont-ils  pas  les  plus  grands 
artistes  du  monde;  mais  ils  sont  doués,  au-dessus  de  tous 
les  peuples,  de  la  compréhension  des  arts.  C'est  bien 
ainsi,  dans  des  salles  de  plain-pied,  sous  une  lumière 
égale  et  douce  sans  être  éclatante,  qu'on  aime  à  contempler 
les  œuvres  des  Raphaël  et  des  Michel-Ange  ;  séparées  les 
unes  des  autres  par  un  assez  grand  espace  pour  que  leurs 
beautés  mutuelles  ne  se  portent  pas  ombrage  et  ne  se  con- 
fondent pas  j  assez  rapprochées  pour  que  la  pensée  et  la 
mémoire  les  comparent,  et  déposées  dans  un  temple  digne 
d'elles. 

Voilà  ce  qu'a  fait  pour  les  arts  le  prince  d'un  petit 
royaume.  La  Bavière  a  dépassé  de  bien  loin  l'opulente  et 
fîère  Angleterre  ^  grâce  au  noble  enthousiasme  et  à  la 
persév'érante  passion  de  son  roi ,  la  Bavière  a  élevé  à  la 
peinture  et  la  sculpture  les  deux  plus  nobles  monuraens 
que  les  peuples  du  nord  leur  aient  consacrés  (1). 

Il  ne  faut  pas  oublier  \e.  Nouveau- P niais  ^  qui  est  en 

(1) Les  journaux  ont  aunoiicé  que  le  loi  de  Bavièi'e  avait  envoyé  Léou 
von  Klenze  eu  Grèce .  pour  choisir  l'emplacement  d  une  capitale  et 
veiUer  à  la  conservation  des  monumens  helléniques.  Après  un  sé- 
jour de  quelques  semaines,  von  tvlenze  a  fait  choix  d'Athènes,  qui 
retrouvera  aiusi  son  ancienne  splendeur  el  sa  prépondérance.  Il  a 
aussi  obtenu  de  la  régence  lassigiiafion  d'une  somme  annuelle  pour 


24H  AnCHIlECTLIiK  MODEr.XE 

construction  depuis  plus  de  sept  ans,  qui  coulera  sans 
doute  sept  autres  années  encore  ,  pour  lequel  Klenze  a 
donné  plus  de  sept  cents  dessins,  et  dont  les  moindres 
détails  ont  été  réglés  d'avance  et  combinés  par  lui.  L'ex- 
térieur de  l'édifice  est  simple  et  convient  à  un  monarque 
patriarcal ,  à  un  roi  allemand  qui  aime  la  vie  de  famille, 
qui  donne  le  bon  exemple  à  ce  qui  l'entoure  ,  et  qui  re- 
commande aux  peintres  chargés  de  décorer  sa  salle  à  man- 
ger de  ne  pas  y  introduire  de  figures  nues  et  lascives , 
à  cause  de  ses  enfans ,  dit-il. 

Les  instructions  que  le  roi  de  Bavière  avait  données  à 
Klenze  l'ont  guidé  dans  son  travail.  «  Bâtissez  un  palais, 
non  pour  aujourd'hui,  non  pour  la  mode  actuelle,  mais 
pour  l'avenir,  pour  mes  descendans,  pour  mon  peuple  :  un 
palais  dont  les  ornemens  soient  durables  autant  qu'élégans, 
et  qui,  deux  siècles  après  moi,  puisse  offrir  à  mon  succes- 
seur un  domicile  digne  de  lui.  »  En  effet ,  il  est  difficile 
d'unir,  plus  complètement  que  ne  l'a  fait  l'architecte,  la 
solidité  à  la  magnificence.  L'édifice  formera  un  carré  dont 
les  appartemens  du  roi  et  ceux  de  la  reine,  exposés  au  midi 
et  au  premier  étage,  occuperont  une  face.  L'escalier  de 

la  couseiTalion  des  antiquités.  Il  a  proposé  MM.  Pitakir  et  Riso 
comme  inspecteurs  ;  ou  a  commencé  à  faire,  sous  sa  direction,  des 
fouilles  dans  l'Acropole  et  l'on  a  placé  des  postes  de  soldats  invalides 
devant  les  édifices  principaux.  Les  fortifications  de  l'Acropole  seront 
démolies ,  à  l'exception  des  anciennes.  Ou  espère  prémunir  ainsi  ce 
beau  débris  contre  les  dangers  du  bombardement.  En  déblayant,  d"a- 
près  les  ordres  de  von  Klenze  ,  le  terrain  situé  devant  le  Parthénou , 
on  a  déjà  trouvé  quatre  plateaux  de  la  grande  frise,  et  l'on  espère 
encore  faire  de  plus  riches  découvertes.  I^e  Parthénou  sera  déblayé 
en  trois  ou  quatre  ans  ;  on  s'occupera  ensuite  des  Pi'opylées  et  de 
l'Ericthéon.  Malheureusement  poiir  la  Grèce ,  Klenze  doit  y  passer 
peu  de  tems;  les  nf)mbieux  travaux  dont  il  est  chargé  et  qu'il  a  com- 
mencés à  Munich  le  rappellent  en  Bavière. 


DE  l'alllmagxe.  249 

l'est  conduit  chez  le  roi,  celui  de  Touesl  chez  la  reine  ^  ces 
deux  suites  d'appartemens  s'uniront  à  leur  centre,  où  se 
trouve  la  communication  de  la  chambre  à  coucher  du  roi 
et  de  celle  de  la  reine.  Le  reste  est  destiné  au  service  du 
palais.  Tout  cela  est  extrêmement  simple,  comme  on  le 
voit  :  mais  la  manière  dont  ces  appartemens  sont  ornés 
est  admirable  -,  c'est  un  goût ,  une  poésie ,  un  luxe  bien 
entendu ,  une  magnificence  qui  se  mêle  toujours  de  grâce 
et  de  gravité.  Les  poètes  grecs  ont  fourni  tous  les  sujets 
dont  l'appartement  du  roi  est  orné  -,  les  poètes  allemands , 
ceux  qui  embellissent  l'appartement  de  la  reine.  Un  bel 
escalier  en  marbre  de  Bavière ,  sans  ornemens  et  sans  do- 
rure ,  conduit  chez  le  roi.  La  première  antichambre  est 
décorée  avec  simplicité-,  la  seconde,  nommée  l'anticham- 
bre étrusque,  et  dont  l'effet  est  fort  singulier,  mène  à  un 
salon  de  réception  chargé  d'arabesques  d'une  richesse  in- 
croyable. Ensuite ,  vient  la  salle  du  trône  dont  le  luxe  est 
plus  splendide  encore  :  puis  un  nouveau  salon  qui  ouvre 
dans  le  cabinet  particulier  du  roi,  d'où  l'on  passe  dans 
son  cabinet  de  toilette ,  et  de  là  ,  dans  sa  chambre  à  cou- 
cher. Les  sujets  des  peintures  de  ces  deux  dernières  cham- 
bres, empruntés  à  Théocrile  et  à  Aristophane,  sont  gais 
et  gracieux.  Les  appartemens  de  la  reine,  semblables 
pour  la  distribution  à  ceux  du  roi ,  seront  embellis  d'or- 
nemens  moins  sévères  et  plus  nombreux.  Ce  qui  est  re- 
marquable dans  ce  palais  et  ce  qui  caractérise  bien  les 
mœurs  germaniques  5  c'est  que,  malgré  sa  splendeur,  c'est 
un  palais  pour  la  vie  privée  :  Klenze  a  parfaitement  bien 
compris  son  Mécène. 

Comparons  aux  chefs-d'œuvre  de  Klenze,  à  sa  Pinaco- 
thèque et  à  sa  Glyptothèque ,  l'édifice  que  Schinhel  a 
construit  à  Berlin  pour  la  même  destination  et  qui  doit 
servir  à  la  fois  de  musée  de  sculpture  et  de  musée  de  pein- 


250  MlCIirrECTLKE  mouekxe 

ture.  C'est  un  édifice  isolé  qui  forme  un  long  parallélo- 
f^ramme  ,  régulier  et  non  interrompu,  de  276  pieds  de 
long  sur  170  de  largeur.  La  façade  principale,  qui  se 
trouve  du  côté  du  sud ,  consiste  en  une  grande  colonnade 
de  dix-huit  colonnes  ioniques ,  cannelées  ,  séparées  par 
dix-neuf  en Ire-colonnemens.  Il  v  a  deux  étages  supérieurs, 
percés  de  fenêtres  sur  trois  cotés.  Les  colonnes  reposent 
sur  un  slylobate  solide  qui  n'est  interrompu  que  par  les 
degrés  de  la  colonnade  centrale  :  ces  dernières  occupent 
l'espace  de  sept  entre-colonnemens  et  de  leurs  colonnes. 
L'escalier  ne  se  laisse  apercevoir  qu'à  travers  une  seconde 
colonnade  et  dans  une  perspective  presque  mvstérieuse  , 
qui  emprunte  du  charme  et  de  la  grandeur  aux  nombreux 
ornemens  dont  ce  vestibule  est  enrichi.  Lorsque  tous  les 
artistes  auront  mis  la  dernière  main  à  cette  œuvre  monu- 
mentale, nous  doutons  que  l'Europe  moderne  puisse  citer 
un  musée  plus  brillant  et  plus  majestueux  que  celui  de 
Berlin.  Simplicité,  variété,  originalité  de  dessin,  senti- 
ment classique,  nouveauté  d'invention,  luxe  des  détails, 
tout  s'y  trouve  5  c'est  le  palais  des  arts.  Les  trois  faces  ex- 
térieures du  bâtiment,  malgré  leur  nudité,  conservent 
encore  le  caractère  qui  distingue  la  façade  principale. 
Guidé  par  ce  goût  et  ce  tact  exquis  que  Klenze  a  puisé 
dans  l'étude  des  anciens,  il  n'a  pas  voulu  que  le  centre 
d'une  construction  dont  toutes  les  formes  sont  carrées 
appar.ût  surmonté  d'un  dôme.  Il  a  senti  qu'il  y  aurait  là 
contraste  et  désharmonie;  aussi  le  dôme  est-il  caché  par 
une  superbe  structure  de  forme  carrée,  et  dont  les  orne- 
mens déguisent  le  but  et  la  nécessité. 

La  rotonde  elle-même,  placée  au  centre,  a  66  pieds  de 
diamètre  sur  70  de  haut,  et  sa  partie  inférieure  est  en- 
louréed'un  péristyle  de  vingt  colonnes  cannelées  avec  des 
chaj)ileaux  ornes  de  feuilles  d'acanthe.  Au-dessus  dç  ce 


Dii  l'allemagxe.  251 

péristyle  est  pratiquée  une  galerie  qui  commuiu(|ue  avec 
les  appartemens  de  l'étaj^e  supérieur.  Au  rez-de-chaussée 
se  trouvent  les  sculptures  et  les  antiques  qui  occupent  une 
{jalerie  de  200  pieds  de  long  et  deux  autres  galeries  de 
125  pieds  chacune.  Elles  sont  divisées  en  trois  portions 
égales  par  deux  rangées  de  colonnes  d'ordre  dorique.  L'é- 
tage supérieur,  consacré  aux  peintures,  est  divisé  en  cabi' 
nets  qui  reçoivent  un  jour  très-égal.  Les  cloisons  qui  sé- 
parent ces  cabinets  ne  vont  pas  d'une  muraille  à  l'autre  : 
il  y  a  un  espace  de  dix  pieds  ménagé  entre  chacune 
d'elles  et  le  mur  du  fond ,  de  manière  à  laisser  jouir  le 
spectateur  du  coup-d'œil  de  la  galerie  tout  entière  :  elles 
n'atteignent  pas  non  plus  le  plafond ,  et  ne  s'élèvent  qu'à 
la  hauteur  des  fenêtres. 

En  Italie,  dans  cette  contrée  des  arts  où  le  ciel ,  le  sol 
et  l'organisation  des  habilans  concourent  également  à 
créer  les  grands  artistes  et  les  chefs-d'œuvre,  il  est  fort 
rare  de  trouver  un  musée  où  les  distributions  du  jour  et 
de  l'espace,  où  l'arrangement  architectural  permettent 
au  spectateur  de  jouir,  aussi  complètement  qu'on  pourra 
le  faire  à  Munich  ou  à  Berlin  ,  des  productions  de  l'art. 
En  général,  tel  est  le  caractère  de  l'Allemagne  :  une  faculté 
merveilleuse  d'assimilation ,  le  don  de  tout  comprendre  , 
le  soin  de  tout  placer  dans  son  véritable  jour  ,  de  ne  rien 
laisser  échapper  à  la  critique  la  plus  lumineuse ,  la  plus 
intelligente,  on  pourrait  presque  dire  la  plus  créatrice, 
{Foreign  Quarterly  Review.) 


économie  ^^orititjuc. 


DE  L'EXUBERANCE  DE  LA  POPULATION  ET  DES  CAPITAUX 

EN     AKGLETEHRE, 

ET   DES   MOYENS, DE   LES   UTILISER  (i). 


Il  doit  s'opérer  dans  la  vie  {générale  des  nations  un 
double  phénomène  alternatif  assez  semblable  à  celui  que 
les  physiologistes  ont  constaté  chez  l'homme,  et  qu'ils  ap- 
pellent vie  de  nutrition  et  vie  de  relation.  Un  peuple  se 
concentre  et  s'étend;  il  produit  et  il  échange  ;  il  agit  en 
dedans  et  en  dehors  ,  et  si  l'harmonie  ne  se  maintient 


(1)  Note  du  Tr.  L'autour  de  ccl  article  a  eu  surtout  pour  but  de  faii-e 
ressortir  les  avantages  que  présente  un  nouveau  système  de  colonisa- 
tion ,  conçu  et  médité  depuis  près  de  deux  ans  par  une  société  de 
philantropes  et  d'économistes  anglais ,  à  la  tête  desquels  figui'ent 
MM.  VVithmore ,  Lyttou  Bulwer ,  le  colonel  Torrcns ,  Campbell  , 
W.  Clay  ,  Poulelt  Scrope  .  etc. ,  etc.  Ce  système  ingénieux  ,  cpii  sera 
bientôt  soumis  à  la  sanction  du  Parlement,  nous  a  pai'u  dun  intérêt 
trop  immédiat  pour  la  France  pour  différer  de  le  porter  à  la  con- 
naissance do  nos  lecteurs.  Aujourd'hui  que  l'administration  coloniale 
d'Alger  vient  d  être  déCnllivement  constituée;  aujourdliui  que  le 
■gouvernement  français  est  bien  décidé  à  conserver  cette  belle  posses- 
sion, nous  pensons  qu'il  est  important  de  rechercher  tous  les  moyens 
qui  pourront  accélérer  les  progrès  de  l'établissement  colonial  de  cette 
régence  et  conti-ibuer  à  lù'er  le  meilleur  parti ,  et  en  moins  de  tems 
.  possible,  des  richesses  qui  appartiennent  à  son  teiTÏtoire.  La  Société 
Sud- Australienne  .  tel  est  le  nom  (pi'a  pris  la  nouvelle  société  .  jiarcc 


DE  I.  EXUBÉRANCE  DK  I,A  POPULATION  EN  ANGLETERRE.    ^à.l 

point  entre  ces  deux  ordres  de  fonctions,  il  y  a  malaise  , 
langueur  et  atonie.  C'est  ce  spectacle  fâcheux  que  I'Ar- 
gleterre  présente  aujourd'hui.  Depuis  une  vingtaine  d'an- 
nées, le  mouvement  intérieur  est  infiniment  plus  con- 
sidérable que  le  mouvement  d'expansion  qui  devrait  lui 
correspondre,  quoique  ce  dernier  ait  pris  de  grands  déve- 
loppemens.  Par  un  phénomène  social  extraordinaire , 
notre  pays  souffre  à  la  fois  d'une  exubérance  de  capitaux 
et  de  population.  Le  premier  cas  s'explique  par  la  diffi- 
culté qu'il  y  a  à  créer  de  nouveaux  débouchés 5  l'autre, 

qu'elle  doit  fixer  le  centre  de  ses  opérations  en  Australie  .  s" est  pro- 
posée ,  en  se  livi'ant  à  cette  entreprise ,  de  résoudre  ce  double  pro- 
blème :  favoriser  ci  lu  fois  l'émigration  de  la  population  surabon- 
dante de  la  Grande-Bretagne  et  celle  des  capitaux  inactifs.  Pour  at- 
teindi'c  ce  résultat ,  la  société  sinterdit  toute  concession  gratuite  ,  et 
s'oblige  à  consacrer  le  montant  total  de  la  vente  des  tenes  à  procurer 
à  la  colonie  le  nombre  de  travailleurs  nécessaire  pour  leur  exploi- 
tation. Ainsi ,  chaque  capitaliste  ,  en  achetant  une  poition  de 
tCTre  ,  sera  sûr  d'avoir  sous  la  main  des  tiavaiUeui's  prêts  à  l'exploiter, 
et  les  travailleurs  de  leur  côté  pouiTont.  dès  leur  arrivée  dans  la  co- 
lonie ,  trouver  de  1  omn'age  ainsi  que  toutes  les  ressources  nécessaires 
pour  commencer  le  travail.  Loi'squ'on  veut  rendre  fertiles  des  ter- 
rains vierges ,  éloignés  des  grands  foyers  de  civilisation ,  les  ti'avail- 
leurs  ne  sont  que  des  instrumens  très-secondaires  ;  il  faut  des  capi- 
taux considérables  accunndés  ,  et  smtout  des  intelligences  capables 
de  diiiger  les  travaux  dutililé  publique,  d'établii'  des  routes,  de  creu- 
ser des  canaux  et  d'assainir  le  pays  ;  sans  cela,  quelle  que  soit  la  bonne 
volonté  des  émigraus  ,  elle  ne  pouiTa  jamais  triompher  des  obstacles 
de  la  natm-e.  Aussi  pensons-nous  que  le  système  de  la  Société  Sud- 
Australienne  pourrait  être  parfaitement  applicable  à  notre  colonie 
d  Alger.  Au  lieu  de  laisser  les  terrains  encore  vacans  devenir  la  proie 
de  spéculatems  avides  et  sans  bonne  foi  ;  au  lieu  d'offrir  comme 
appât  à  quelques  malbeui'eux  émigrans  des  lots  de  tene ,  souvent 
très-éloignés  du  centime  de  la  colonie  ,  ne  vaudrait-il  pas  mieux  adop- 
ter cette  méthode  plus  rationnelle,  qui  favorise  à  la  fois  les  intérêts 
du  capitaliste  et  cexix  de  lindustiiel ? 


254  DE  L  EXUBÉUANCE  DE  LA  POPULATION 

par  des  causes  toutes  physiques.  Les  progrès  de  la  science 
médicale  ont  reculé  le  terme  moyen  de  la  vie  humaine. 
Il  y  a  chaque  jour  trois  naissances  pour  un  décès. 

Si  l'état  de  paix  et  de  stagnation  où  nous  sommes  devait 
se  prolonger ,  il  en  résulterait  un  encomhrement  qui  se 
fait  déjà  pressentir.  Si  nous  pouvons  encore  nous  mou- 
voir librement  sur  le  sol  de  la  patrie ,  nous  éprouvons  déjà 
des  difficultés  pour  y  acquérir  l'aisance  qui  partout  doit 
être  le  fruit  du  travail.  Quelle  est  la  profession  où  le  père 
j)eut  lancer  ses  enfans  avec  l'espoir  fondé  de  les  voir 
réussir?  Nos  universités  regorgent  d'étudians.  Jamais  les 
dissensions  domestiques  ni  les  infirmités  humaines  ne  suf- 
firont pour  occuper  cette  foule  d'aspirans  qui  se  pressent 
dans  les  templçs  de  Thémis  et  d'Esculape. 

Toutes  les  classes  delà  société  exercent  Tune  sur  l'au- 
tre un  froissement  fâcheux.  Dans  le  commerce:  des  chefs, 
d'ateliers  et  des  fabricans  se  livrent  une  guerre  achar- 
née pour  se  disputer  de  mesquins  bénéfices ,  tandis  que 
les  travailleurs  s'irritent  et  se  coalisent  sans  résultat.  Le 
négociant  qui,  pour  échapper  au  malaise  qui  les  accable, 
se  livre  aux  exportations,  voit  sur  les  marchés  étrangers 
ses  articles  dépréciés  et  avilis  par  la  concurrence.  Le  ma- 
nufacturier cherche  vainement  un  débouché  qui  ne  soit 
pas  obstrué  par  les  produits  de  ses  compétiteurs.  Dans 
([uel  port  l'armateur  enverra-t-il  ses  vaisseaux?  quel  est 
le  havre  où  ne  flotte  déjà  le  pavillon  anglais?  Le  détaillant 
voit  son  bénéfice  diminuer  d'année  en  année  ,  parce  qu'à 
côté  de  lui  un  capitaliste,  pour  utiliser  ses  fonds,  vend 
les  mémos  denrées,  en  se  contentant  d'un  moindre  profit. 
l*artoul  lutte  générale  de  capitaux  et  d'inlc'-rètsqui  se  heur- 
tent. Dans  la  dernière  session  du  Parlement,  n'a-t-on  pas 
vu  deux  compagnies  rivales  se  présenter  simultanément , 
avec  toutes  les  ginanties  désirables,  pour  obtenir  la  con- 


ET   I)RS  CAI'ITALX   F.X   AN(.I.ETK RHE.  2ri;> 

rrssioii  d'un  cliemin  de  fer  dans  la  même  direction  et  sur 
le  même  terrain  ! 

Il  s'est  formé  depuis  quelques  années  une  secte  de  vi- 
sionnaires, se  décorant  du  nom  de  philosophes,  qui  croient 
avoir  trouvé  un  remède  fort  simple  aux  inconvcniens  que 
nous  venons  de  signaler.  Ces  doctrinaires  établissent  en 
principe  que  tous  les  maux  du  pays  provenant  d'un  ac- 
croissement trop  rapide  de  la  population ,  il  ne  s'agit  pour 
les  neutraliser  que  de  les  arrêter  dans  leur  source ,  c'est- 
à-dire  de  faire  cesser  cet  accroissement.  La  voie  qu'ils  in- 
diquent à  cet  effet  consisterait  dans  une  sage  abstinence, 
ou ,  en  d'autres  termes  ,  dans  la  stricte  observance  du 
célibat.  Cette  secte  fit,  à  sa  naissance,  de  nombreux  pro- 
sélytes qui  prêchaient  de  parole  et  d'exemple.  Par  bon- 
heur, la  nature  fut  plus  forte  que  lesargumens  de  M.  Mal- 
thus  et  de  ses  disciples;  le  goût  du  mariage  ne  s'en  est 
pas  moins  propagé ,  et  la  population  n'a  pas  cessé  de  s'ac- 
croitre. 

Mais  pourquoi  nous  affligerions-nous  de  posséder  sur- 
abondamment deux  choses  que  tant  d'autres  pars  nous 
envient?  La  population  et  les  capitaux,  qui  deviennent 
chez  nous  une  cause  de  détresse,  sont  partout  ailleurs  une 
source  de  prospérité  publique.  Au  lieu  de  chercher  à 
restreindre  nos  richesses  aux  proportions  de  notre  sol , 
élargissons  notre  sol  en  proportion  de  nos  richesses.  La 
colonisation,  établie  sur  des  bases  larges  et  bien  conçues, 
nous  en  offre  les  moyens.  Il  n'est  rien  de  plus  heureux 
pour  vin  pays  que  de  se  créer  ainsi  des  espèces  de  succur- 
sales composées  d'individus  qui,  long-tems  et  toujours 
peut-être,  seront  unis  à  la  mère- patrie  par  une  commu- 
nauté d'usages ,  de  goûts  et  d'intérêts.  D'ailleurs  l'expé- 
rience prouve  qu'il  n'y  a  point  de  commerce  plus  avan- 
tageux que  celui  qu'on  fait  avec  un  peuple  nouvellement 


256  DK  i/eXUBÉRAXCE   de  la   POI'LLATIOX 

créé.  En  changeant  ou  en  modifiant  nos  lois  commer- 
ciales ,  il  est  possible  qu'on  étende  ou  qu'on  facilite 
nos  relations  avec  les  puissances  de  l'Europe  -,  mais  nous 
ne  trouverons  jamais  dans  ces  relations  les  mêmes  avan- 
tages que  nous  offrent  nos  transactions  avec  les  colo- 
nies. Toutes  les  nations  d'Europe  entrent  avec  nous  en 
concurrence  et  en  rivalité.  Les  colonies,  au  contraire, 
sont  à  notre  égard  dans  une  position  toute  de  franchise; 
placées  dans  un  climat  différent  du  nôtre  ,  elles  trouvent 
comme  nous  leur  intérêt  dans  un  échange  continuel 
de  produits.  Pour  nous  convaincre  de  cette  différence, 
vovons  quelle  est  l'importance  de  nos  exportations  5  d'un 
côté,  avec  les  divers  étals  de  l'Europe;  de  l'autre, 
dans  les  États-Unis  et  les  Indes-Occidentales.  La  popula- 
tion de  l'Europe  continentale  est  d'environ  200,000,000. 
La  totalité  de  nos  exportations  absorbée  par  celte  popula- 
tion a  été,  en  1 829,  de  25,000,000  liv.  st.  Les  populations 
réunies  des  États-L'nis  et  des  Indes-Occidentales  n'étaient, 
en  1830,  que  de  14,500,000  habitans  :  et  dans  celte 
même  année,  le  chiffre  de  nos  exportations  dans  ce  pays 
s'est  élevé  à  12,200,000  liv.  st.  Ainsi ,  en  considérant  les 
États-Unis  comme  colonie,  en  raison  de  la  nature  de  leurs 
relations  avec  l'Europe,  et  par  rapport  à  leur  population 
respective,  la  masse  de  nos  exportations  y  a  été  six  fois  plus 
forte  que  dans  l'Europe  tout  entière.  Quant  aux  résultats, 
il  est  incontestable  que  nos  relations  avec  les  États-Unis 
nous  donnent  relativement  une  plus  grande  somme  de 
bénéfices  que  celles  que  nous  entretenons  avec  l'Europe. 
Examinons  maintenant  quelle  est  la  partie  du  globe  qui 
nous  offre  le  plus  d'avantages  et  de  facilités  pour  tirer  parti 
de  l'exubérance  de  notre  population  et  de  nos  capitaux. 
Si  nos  possessions  en  Afrique  et  dans  les  Indes-Orien  laies 
repoussent  l'Européen  par  l'insalubrité  deleurclimal;  si 


! 


ET  DES  CAriTALX  EN  ANGLETERRE,  257 

le  Canada  et  le  TVoiiveau-Bi  unswick  l'effraient  par  la  ri- 
gueur de  leurs  hivers,  le  vaste  continent  de  la  Nouvelle- 
Hollande  ne  le  cède  en  rien  aux  plus  l^elles  contrées  de 
TEurope.  L'air  y  est  sain  ,  la  température  égale  et  modé- 
rée ,  le  sol  d'une  fécondité  extraordinaire  ;  des  rivières 
navigables  assurent  des  moyens  de  communication  de  l'in-» 
térieur  aux  côtes;  enfin,  les  mers  qui  l'entourent  offrent 
aux  diverses  branches  de  l'industrie  des  troupes  nom- 
breuses de  cétacées,  source  inépuisable  de  richesses. 

Aux  avantages  que  présente  le  climat  de  l'Australie  se 
joignent  ceux  qui  résultent  de  sa  position  géographique. 
Placée  entre  l'ancien  et  le  nouveau  continent,  l'Australie 
est  destinée  à  servir  d'intermédiaire  aux  relations  com- 
merciales qui  s'établiront  entre  l'Amérique  occidentale, 
le  sud  de  l'Asie,  la  presque  totalité  de  l'Afrique,  et  enfin 
avec  l'Europe,  lorsque  l'isthme  de  Suez,  disparaissant  sous 
les  efforts  de  l'industrie,  permettra  d'éviter  la  circumna- 
vigation de  l'Afrique.  Qu'on  jette  un  coup-d'œil  sur  ia 
carte,  et  on  verra  que  l'Australie  est  au  centre  d'un  bassin 
immense  qui  s'étend  depuis  le  cap  Horn  jusqu'au  détroil 
de  Behring,  d'un  coté,  et  depuis  la  presquile  de  Malacca 
jusqu'au  cap  de  Bonne-Espérance,  de  l'autre-,  ainsi,  de 
toutes  les  contrées  de  l'univers,  c'est  l'Australie  qui  est  le 
plus  à  portée  des  grands  corps  de  nation.  L'Angleterre 
ne  pouvait  laisser  inaclifs  de  tels  élémens  de  prospérité. 
A  peine  découverte  ,  l'Australie  servit  à  Taccomplisse- 
ment  d'une  œuvre  d'utilité  publique.  On  sait  comment, 
peuplée  d'abord  par  le  rebut  de  la  société  européenne, 
la  Nouvelle-Galles  du  Sud  retrempa  dans  le  travail  ces 
âmes  dégradées ,  comment  un  reluge  de  malfaiteurs  est 
devenu  le  siège  d'une  industrie  florissante  ,  et  com- 
ment une  ile  voisine  (f  an-Dientens  Land)  participe 
déjà  à  ses  succès.   Au  moment   où   nous  écrivons,   Ho- 

XI  l-j 


5f)S  DE  l'fALPÉRAX.'.K   de  la  rOPUI.ATIOS 

bart-Town  ,  fondée  sur  les  mêmes  principes  et  régie 
par  les  mêmes  lois  coloniales  que  Sidney,  rivalise  avec  la 
capitale  de  la  colonie-mère. 

Mais  il  est  tems  enfin  que  cette  ébauche  grossière  soit 
remplacée  par  un  système  de  colonisation  plus  large , 
mieux  combiné  et  qui  offre  à  la  fois  à  nos  produits  manu- 
facturés un  écoulement  sûr  et  progressif,  à  notre  population 
exubérante  et  honnête  un  débouché  avantageux  ,  enfin  à 
nos  capitaux  improductifs  un  emploi  utile  et  profitable 
pour  tous.  Depuis  long-tems  attirés  par  les  avantages  que 
présentent  le  climat  et  la  fertilité  du  sol  del'Auslralie,  les 
émigrans  anglais  se  dirigent  vers  cette  contrée ,  mais  un 
sentiment  de  répugnance  et  de  dégoût  retient  le  plus  grand 
nombre.  L'émigrant  n'est  point  un  être  flétri,  dégradé; 
il  faut,  au  contraire,  une  grande  force  dame  pour  se  dé- 
cider à  abandonner  volontairement  le  sol  de  la  patrie,  pour 
affronter  mille  dangers  et  braver  toutes  les  incertitudes 
que  présente  un  établissement  nouveau.  Aussi ,  quoique 
l'Australie  offre  aux  émigrans  de  plus  grands  avantages 
que  les  autres  colonies  anglaises,  la  plupart  d'entre  eux 
préfèrent  se  rendre  dans  la  Nouvelle-Angleterre  plutôt 
que  de  rester  confondus  avec  cette  population  de  comncts 
que  la  Grande-Bretagne  envoie  chaque  année  à  Botany- 
Bav,  à  Sidney  ,  à  Port-Jackson  ,  etc. ,  etc.  Il  faut  bien  se 
garder  de  croire  que  ces  braves  gentlemen ,  après  leur 
traversée ,  arrivent  dans  leur  nouvelle  résidence  entière- 
ment dépouillés  de  leurs  inclinations  vicieuses  ,  et  que  les 
lois  de  la  colonie  sont  toutes-puissantes  sur  eux.  Ce  serait 
une  grave  erreur  que  de  croire  à  de  semblables  transforma- 
lions,  et  le  tcmsdes  miracles  est  passé.  Nulle  part ,  relati- 
vement, la  dépravation  des  mœurs  n'est  aussi  générale, 
la  mauvaise  foi  dans  les  afîaires  plus  commune,  les  meur- 
tres et  surtout    les  vols   plus  fn-quens  qu'en  Australie. 


I 


KT   UES  CAI'IT.MX  EX  A.\<jLE TKnP.E.  25'J 

Aussi  la  forluiie  et  la  vie  même  des  émij^rans  honnêtes 
sont-elles  sans  cesse  exposées.  Pendant  notre  séjour  à  Sid- 
nev,  nous  avons  connu  une  dame  très-respectable,  mère 
de  deux  jeunes  personnes  ,  qui  avait  pour  domestiques 
deux  hommes  et  une  femme.  L'un  des  hommes  avait  été 
condamné  pour  homicide  volontaire,  et  l'autre  pour  vol 
avec  efFraclion.  La  femme  ne  s'était  rendue  coupable  que 
de  bigamie.  Avec  de  pareils  serviteurs ,  quelle  mère  ne 
doit  tremblei-,  non  seulement  pour  les  mœurs,  mais  encore 
pour  la  vie  de  ses  enfans  I^ 

Ces  craintes,  malheureusement  trop  fondées,  sont  très- 
nuisibles  aux  progrès  de  la  colonisation  de  l'Australie. 
Elles  en  éloignent  un  grand  nombre  de  familles  honnêtes 
et  empêchent  qu'il  ne  s'établisse  des  relations  entre  ce 
pavs  et  nos  établissemens  de  l'Inde.  On  sait  combien  le 
climat  de  cette  contrée  est  funeste  à  la  santé  des  Euro- 
péens. Les  employés  de  la  Compagnie  sont  dans  Tusage 
d'envover  leurs  enfans  et  quelquefois  leurs  femmes  en 
Europe  ;  aussi  presque  toutes  les  familles  sont-elles  sé- 
parées par  des  distances  immenses  pendant  un  grand 
nombre  d'années  ,  souvent  même  pour  la  vie.  Ne  se- 
l'ait-il  pas  plus  agréable  pour  les  habilans  de  Bombav  , 
de  Madras  et  de  Calcutta ,  de  pouvoir  envover  leurs  fa- 
milles dans  la  Nouvelle  Hollande,  qui  leur  offrirait  une 
température  analogue  à  celle  de  l'Europe,  et  qui  n'est  sé- 
parée d'eux  que  de  cinq  à  six  semaines  de  navigation  1 
Les  invalides  de  nos  régimens  pourraient  à  peu  de  frais 
y  aller  rétablir  leur  santé  délabrée.  Déjà  plusieuis  familles 
anglo-indiennes,  attirées  par  la  douceur  de  la  température 
australienne,  ont  établi  leur  résidence  à  Sidnev.  Cape- 
Town  et  Hobart-Town.  Mais  aucune  de  ces  villes  n'offre 
aux  étrangers  qui  viennent  les  visiter  sans  but  d'intérêt,  ce 
charme  de  la  société  que  des  personnes  bien  nées  regardent 


260  DE  l'exubérance  de  la  population 

comme  une  des  nécessités  de  la  vie.  Yoilà  donc  un  noyau 

de  colonisation  toul  trouvé,  et  qui  ne  manquera  pas. 

D'ailleurs,  le  continent  australien,  dont  la  superficie 
est  presque  égale  à  celle  de  l'Europe,  peut  largement  suf- 
fire à  tous  les  essais  qu'on  voudra  tenter.  La  population 
européenne  ne  s'élève  pas  aujourd'hui  à  plus  de  60,000 
âmes,  c'est-à-dire  six  habitans  par  mille  carré;  et  cette  po- 
pulation ,  comme  on  sait,  se  trouve  en  grande  partie  con- 
centrée dans  la  partie  méridionale  appelée  la  Nouvelle- 
Galles  du  Sud  (1).  Certes,  le  littoral  australien  est  assez 
développé,  pour  que ,  sans  se  rapprocher  de  la  colonie  pé- 
nitentiaire, on  puisse  fonder  un  vaste  établissement  exclusi- 
vement coinposé  d'hommes  libres,  qui  aura  des  institutions 
et  des  lois  tout-à-fail  indépendantes  de  celles  qui  régissent 
Sidney  et  Botany-Bay.  Alors  plus  d'hésitation  parmi  les 
émifrans  et  les  capitalistes  d'Europe  ;  leur  route  sera 
toute  tracée ,  et  la  civilisation  avec  de  tels  élémens  fera 
des  progrès  rapides  dans  la  nouvelle  colonie.  Les  employés 
civils  et  militaires  des  stations  anglaises  de  l'Inde  vien- 
dront y  rétablir  leur  santé  délabiée  par  l'ardeur  du  cli- 
mat hindou  ;  les  jeunes  Anglo-Indienspourront  y  recevoir, 
sous  les  yeux  de  leurs  mères,  une  éducation  presque  aussi 
soignée  qu'à  Brigh  ton  ;  enfin,  les  invalides  et  les  vétérans 

(1)  La  populatioa  européenne  de  la  Nouvelle-G ailes  du  Sud,  y  com- 
pris le6  établissemens  qui  en  dépendent ,  à  l'excepliou  do  la  Terre  de 
Van-Diemen,  se  compose  de  la  manière  suivante  : 

Émigrans  volontaires.  .  .      7.300  j   Exportés  graciés 1.200 


Créoles 10.000 

Exportés  devenus  libres.      8.000 


Eiporté-s  non  affranchis.    15,940 
TOTAI li-î.^k^ 


La  nourriture  et  l'enlrolien  de  chaque  criminel  exporté  coule  par 
an  13  liv.  st.  6  shell.  G  d.  (33/i  l'r.  10  c.  (. 


ET   DES  CAPITAUX  K.\   ANGLKTKKIii:.  261 

anglais  seront  certains  cI'a'  trouver  le  comfort  nécessaire  à 
leur  position  sans  être  en  contact  avec  des  criminels.  Tel 
clait  le  plan  conçu  par  les  fondateurs  de  la  colonie  de 
Swan-River,  sur  la  côle  occidentale  de  l'Australie.  On  ne 
doit  attribuer  la  ruine  de  ce  malheureux  établissement 
qu'à  des  motifs  étrangers  au  choix  de  sa  position,  et  que 
nous  ferons  bientôt  connaître,  en  analysant  le  nouveau 
système  de  colonisation  que  vient  de  publier  une  société 
très-recommandable  pour  favoriser  l'émigration  de  notre 
population  surabondante,  et  pour  donner  un  emploi  utile 
à  nos  capitaux  improductifs. 

Cette  association  a  pris  le  nom  de  Sud-Australienne ,  et 
a  choisi  pour  théâtre  de  celte  vaste  expérience  la  partie  de 
la  Nouvelle-Hollande  ,  qui  s'étend  du  132^  au  \AV  degré 
de  longitude  orientale  et  dont  Port-Lincoln  peut  être 
considéré  comme  le  centre.  Cette  contrée  comprend  un 
espace  de  420,000  milles  carrés,  soit  2/0,000,000  d'a- 
cres, et  l'étendue  de  ses  côtes,  ainsi  que  celles  de  l'ile  des 
Kangarous  et  du  lac  Alexandrina,  présente  un  dévelop- 
pement de  2,150  milles.  Ces  dispositions  naturelles  four- 
niront aux  colons  des  moyens  de  transport  très-faciles,  soit 
pour  leurs  échanges  avec  l'intérieur  ,  soit  pour  expédier 
sur  les  marchés  éloignés  leurs  produits.  Partout ,  sur  ces 
côtes,  on  trouve  des  havres  excellens  où  le  débarquement 
s'effectue  sans  peine  \  aussi  le  port  Lincoln,  par  son  éten- 
due, l'extrême  facilité  de  ses  abords,  deviendra  avant  peu 
le  marché  central  de  l'Australie  5  car,  outre  les  avantages 
que  nous  venons  de  signaler ,  il  offre  au  commerce  ma- 
ritime de  l'Europe  une  économie  de  dix  jours  sur  Port- 
Jackson,  Sidnev  et  Botanv-Bay. 

Les  navigateurs  anglais  et  français  qui  ont  visité  cette 
partie  de  la  Nouvelle-Hollande  sont  d'accord  sur  les  traits 
principaux  qui  la  caractérisent.  Le  climat  y  est  sain  et  la 


262  DE  L  EXUBÉRANCE  DE   LA   POPULATION 

température  modérée  ;  clans  les  plus  fortes  chaleurs  ,  le 
thermomètre  s'y  lient  à  hord  entre  66  et  78°,  et  à  terre 
à  76°  Fahrenheit.  On  n'y  rencontre  aucun  insecte  veni- 
meux ou  nuisible.  En  creusant  à  peu  de  profondeur ,  on 
trouve  presque  partout  de  l'eau  potable  de  bonne  qualité. 
Les  belles  forets ,  dont  les  côtes  sont  presque  généralement 
couvertes  et  qui  s'étendent  au  loin  dans  l'intérieur  des 
terres,  sont  un  indice  assuré  de  la  fertilité  du  sol;  quant 
aux  parties  de  terrain  qui  ne  sont  point  boisées  ,  elles 
nourrissent  un  gazon  épais  qui  donne  à  l'ensemble  du  pays 
l'aspect  le  plus  pittoresque. 

Jusqu'au  moment  où  elle  pourra  se  suffire  à  elle-même, 
la  colonie  naissante  n'aura  point  à  redouter  les  embarras 
sans  nombre  qui  sont  inséparables  de  ces  sortes  d'établisse- 
mens.  Située  à  douzejournées  de  Sidney,  et  à  six  de  Hobart- 
Town  ,  elle  peut,  au  moyen  d'une  navigation  assurée  en 
toutes  saisons  ,  tirer  de  ces  établissemens  les  vivres ,  les 
grains  et  le  bétail  nécessaires  à  sa  consommation.  Nous 
donnons  ici  le  cours  des  principales  denrées  sur  les  mar- 
chés de  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  et  de  Yan-Diemen's 
Land  ,  pour  démontrer  combien  il  est  facile  de  satisfaire 
dans  ce  pays  aux  premiers  besoins  de  la  vie. 

Prix,  des  principales  denrées  dans  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  et 
dans  la  Terre  de  Van-Dienicn. 

A    SIDNEY.  A  IIOBART-TOWN. 

i.iv.    s.    ,1.  Liv.     s.   a. 

Bière  anglaise  (le  tonneau) 5  »  i  5  «  .. 

—  de  la  colonie 3  »  »  3  »  » 

Pain  (  les  deux  livres  ) »  »  2  »  »  5 

Bœufs  (la  pièce) 2  15  »  2  15  » 

Vaches...    — 1  10  «  \  10  « 

Veaux.  ...    — »  6  »  »  12  » 

Moutons.  .    — »  C>  i'  »  12  u 


ET   DKS  CAlMTAtX  EN   AXt-LETERUi: . 


■263 


A    SID.NKY. 
T.iT         S.       cl. 


A    HOBART-T0\TS. 


10 


Porcs ....    — 

Œufs  (  la  douzaine  ) 

(îrains  :  tels  que  blé ,  orge ,  inaïs  . 

aA'oine  .  riz  (le  boisseau) 

Drèche  anglaise  (le  tonneau).  . . 
Mande  de  boucherie  :  bœuf  (la 

livre) .        . 

Mouton  (la  livre) •        « 

Porc.  .  ..     —     •        • 

Volailles  diverses »        2 

Sucre  (la  livre ) •        S 

Tabac       —      •        » 

Bois  à  brûler  (la  charge) •        4 

Vins  de  Porto  (les  12  bouteilles).     1      15 


1  i/ï 
I  3/.'( 
5 


1     1/i 


15 


Les  végétaux  de  toute  espèce  sont  aux  prix  les  plus  modérés.  Si  l'on 
rapprochait  ces  prix  de  ceux  de  la  Xouvelle-AngleteiTe  et  de  l'Union,  on 
verrait  que  la  vie  animale  en  Australie  coûte  50  p.  "/<,  de  moins  que 
dans  ces  deux  pays  qui  sont  aujomd  hui  les  points  vers  lesquels  se 
dirige  la  plus  grande  masse  des  émigrans  d'Europe. 

Une  fois  installée ,  la  colonie  trouvera  dans  ses  propres 
limites  des  moyens  d'échange  nombreux.  On  peut  les  di- 
viser en  trois  classes  générales  : 

1°  Les  productions  spontanées  du  sol  et  des  mers  qui 
Tenvironnent. 

2"  Les  produits  communs  à  toutes  les  colonies  austra- 
liennes. 

3°  Un  grand  nombre  de  denrées  et  d'objets  manufac- 
turés que  l'Australie  importe  et  qu'elle  pourrait  produire 
ou  exporter  elle-même  en  augmentant  ou  combinant  mieux 
ses  moyens  productifs. 

Dans  la  première  classe ,  nous  plaçons  en  première 
ligne  : 

L'ardoise,  dont  on  trouve  d'immenses  carrières  dan> 


264  DE  l'exubérance  de  la  popolatioîc 

l'île  des  Kangarous,  et  qui  serait  précieuse  pour  l'Ile-de- 
France,  où  on  la  transporte  à  grands  frais  d'Angleterre. 

Le  charbon  de  terre,  qu'on  trouve  en  abondance  dans 
l'Australie  ,  et  que  jusqu'ici  l'Angleterre  a  fournie  exclu- 
sivement à  Calcutta,  à  Madras,  à  Bombay,  à  Java,  à 
Canton ,  à  Singapore  et  à  l'Ile-de-France. 

Des  bois  de  diverses  espèces  propres  à  l'ébénisterie ,  qui 
trouveront  un  débouché  facile  en  Chine  et  même  en  An- 
gleterre,  où  le  gommier  australien  est  déjà  très-eslimé. 

Diverses  écorces,  et  surtout  celle  du  mimosa,  qui  con- 
tient au  plus  haut  degré  les  sucs  propres  au  tannage. 

Les  gommes  de  toute  espèce,  surtout  la  gomme  ara- 
bique et  la  manne  ,  que  les  arbres  du  pays  distillent  en 
abondance. 

Le  sel,  dont  l'île  des  Kangarous  produit  une  qualité 
excellente  et  bien  supérieure  à  celui  de  la  Nouvelle- 
Galles  du  Sud. 

Le  poisson  salé  et  autres  provisions  salées  qui  se  ven- 
dront à  la  Chine  et  dans  l'Inde  ,  et  qui  pourront  servir  à 
ravitailler  les  vaisseaux  de  passage. 

La  pèche  de  la  baleine  qui ,  outre  ses  profits  particu- 
liers ,  attirera  dans  les  ports  de  la  colonie  tous  les  vais- 
seaux qui  Y  sont  employés. 

Dans  la  seconde  classe  nous  placerons  : 

Le  blé  et  la  farine  qui  ont  un  débit  assuré  à  l'Ile-de- 
France,  et  à  Sidney,  dont  la  colonie  de  Van-Diemen 
approvisionne  seule  les  marchés  en  ce  moment. 

La  laine  5  on  connaît  la  supériorilé  de  cet  article,  el 
les  profits  considérables  qu'il  laisse  aux  producteurs  ac- 
tuels. 

On  peut  comprendre  dans  la  troisième  classe  : 

Le  vin.  Jusqu'à  présent,  lesdifficult«'s  et  les  soins  d'un 
premier  établissement   ont   empêché    les   colons  auslru- 


ET   DES  CAPITAUX  EN  ANGLETERRE.  2G.1 

liens  de  se  livrer  à  la  culture  de  la  vif^ne  ,  qui  demande 
plusieurs  années  d'attention  et  de  patience  avant  de  don- 
ner des  résultats  positifs.  Ce  nouveau  produit  doit  être  le 
résultat  d'une  combinaison  bien  entendue  des  capitaux 
avec  la  main-d'œuvre. 

Le  lin  el  le  clianvre,  qui  ne  sont  point  indigènes  de 
l'Australie  comme  ils  le  sont  de  la  Nouvelle-Zélande,  mais 
qu'on  peut  y  transplanter  avec  un  peu  de  soin.  Le  lin  de 
la  Nouvelle-Zélande  est  d'une  qualité  admirable,  et  sa 
naturalisation ,  en  augmentant  les  ressources  de  la  colo- 
nie ,  donnerait .  une  occupation  utile  et  agréable  aux 
femmes  du  peuple. 

Le  coton  formerait  encore  une  branche  d'exportation 
considérable,  si  l'on  se  livrait  avec  persévérance  à  sa 
culture.  Nous  abrégerons  en  indiquant  rapidement  les 
amandes,  l'anis ,  la  cire  et  le  miel  ,  la  barille  ,  la  coche- 
nille, la  coriandre,  les  fruits  secs,  le  houblon,  l'huile 
d'olive ,  les  citrons,  les  oranges,  enfin  la  soie  qui  peut  de- 
venir un  objet  industriel  de  la  plus  haute  importance. 

Nous  venons  d'indiquer  quels  sont  les  principaux  élé- 
mens  de  la  nouvelle  colonie,  examinons  maintenant  par 
cjuels  movens  les  fondateurs  et  directeurs  de  la  Sociéfr 
Suâ-j4ustralienne  se  proposent  d'v  utiliser  à  la  fois  l'exu- 
bérance de  notre  population  et  de  nos  capitaux  5  mais 
avant,  jetons  un  coup-d'œil  sur  les  principaux svstèmes 
de  colonisation  qui  ont  déjà  précédé  cette  entreprise. 

La  première  colonie  anglaise  fut  fondée  sous  le  règne 
d'Elisabeth,  dans  une  partie  de  l'Amérique  septentrio- 
nale, qui,  en  l'honneur  de  la  reine,  reçut  le  nom  de 
Virginie.  Le  sol  de  cette  province  avait  toute  la  fertilitt* 
désirable ,  et  les  vaisseaux  anglais  v  transportèrent  des 
colons  nombreux  avec  des  outils ,  des  provisions  ,  de  l'ar- 
gent ;  en  un  mot ,  avec  tous  les  élémens  possibles  de  suc- 


266  DE  l'exlbéraxcl;  de  la  pûpllatio.^ 

ces.  Cependant  cette  expédition  périt  de  misère.  Une  se- 
conde lui  succéda  et  eut  le  même  sort.  Deux  ans  après, 
une  troisième  tenta  de  nouveau  la  fortune,  et  ne  fut  pas 
plus  heureuse  que  les  deux  premières.  A  la  même  époque, 
l'Espagne  formait  dans  l'ile  d'Hispaniola  une  colonie  dont 
la  prospérité  excitait  l'étonnement  de  l'Europe  entière.  A 
quoi  faut-il  attribuer  cette  différence  de  résultats  ?  à  la  su- 
périorité de  l'énergie  espagnole  sur  l'énergie  anglaise. 
Non ,  car  alors  les  troupes  et  les  flottes  de  1  Angleterre 
battaient  et  détruisaient  celles  de  l'Espagne  dans  toutes 
les  rencontres.  Il  faut  donc  chercher  ailleurs  la  solution 
de  ce  problème. 

Les  Anglais  allaient  coloniser  un  pays  fertile  ,  chacun 
d'eux  possédant  assez  de  capitaux  pour  se  suffire  à  lui- 
même.  Que  faisaient-ils  dès  leur  arrivée  ?  Ils  se  dissémi- 
naient sur  la  surface  du  pays.  lisse  faisaient  adjuger  d'im- 
menses concessions  de  terre  et  détruisaient  ainsi  toute 
proportion  entre  la  main-d'œuvre  et  l'étendue  du  sol. 
Chaque  famille  se  trouva  bientôt  isolée,  sans  moyens  de 
communication  avec  les  autres  familles.  Dès  lors  plus  de 
combinaisons,  plus  d'ensemble  possible  dans  les  travaux  , 
point  de  roules,  point  de  marchés;  et  les  colons  anglais, 
avec  toute  leur  énergie ,  avec  tous  leurs  capitaux ,  fu- 
rent hors  d'état  de  produire,  et  périrent  de  besoin. 

Voyons  maintenant  ce  qui  se  passait  à  Hispaniola.  Le 
"ouvernement  espagnol,  en  doiniant  des  terres  aux  colons, 
leur  avait  concédé ,  à  titre  d'esclaves  ,  les  habitans  de  l'ile 
conquise.  La  main-d'œuvre  se  trouva  dès  lors  proportion- 
née à  l'étendue  du  sol,  et  il  en  résulta  une  production 
proj)ortionnée  aux  besoins  des  producteurs.  Suivons  les 
progrès  du  système  d'esclavage  dans  la  colonie  espagnole. 
Les  colons  surchargèrent  de  travail  les  indigènes,  dont  lo 
iionihro  diminua  rapidement.  A  mcsnic  (|ue  celte  d(''po- 


ET   DES  CAPITAUX  KN  ANCLliTKr.r.i:.  '167 

pulalion  iivait  lieu,  rélendue  du  sol  el  la  niaiii-d  œuvre 
cessèrent  d'èlre  en  rapport,  el  la  prospérité  des  colons 
déclina  rapidement.  Elle  ne  se  releva  que  lorsque  leur 
criminelle  industrie  alla  arracher  aux  cèles  de  rAlViquc 
les  esclaves  que  leur  refusait  le  sol  américain. 

A  Dieu  ne  plaise  qu'aucune  de  nos  |)aroles  puisse  ser- 
vir d'argument  en  faveur  de  l'esclavage.  Nous  voulons 
seulement  tirer  de  l'exemple  d'Hispaniola  cette  induc- 
tion que  le  grand  ,  le  seul  moyen  de  succès  pour  une 
colonie,  c'est  la  concentration  du  travail  et  la  juste  pro- 
portion entre  la  main-d'œuvre  et  l'étendue  du  sol. 

Si  nous  avions  besoin  ,  pour  appuyer  cette  assertion , 
d'exemples  puisés  chez  des  peuples  étrangers  ,  nous  cite- 
rions deux  colonies  fondées  par  les  Hollandais ,  celle  du 
cap  de  Bonne-Espérance  et  celle  de  New-York  (  qui  était 
dans  l'origine  une  colonie  hollandaise).  Dans  cette  der- 
nière ,  la  population  resta  concentrée  ;  le  caractère  belli- 
queux des  Indiens  qui  l'environnaient  l'obligea  à  combi- 
ner ses  efforts  et  ses  moyens  de  défense.  îl  n'en  fut  pas  de 
même  au  cap  de  Bonne-Espérance  :  on  prodigua  follement 
les  terres-,  les  colons  s'éparpillèrent,  il  n'y  eut  point  d'en- 
semble dans  les  travaux.  Qu'arriva-l-il  ?  La  colonie  de 
New-York  était  florissante ,  tandis  que  celle  du  cap  de 
Bonne-Espérance  alla  toujours  en  dégénérant,  et  les  des- 
cendans  des  premiers  planteurs  hollandais  qu'on  y  trouve 
encore  ne  diffèrent  guère  des  Hottentots  qui  les  environ- 
nent. 

Dans  nos  colonies  australiennes  ,  partout  où  l'on  a  suivi 
le  principe  de  concentration,  le  succès  a  été  prompt  et 
complet,  tandis  que  la  ruine  a  été  le  partage  de  ceux  qui 
l'ont  négligé.  Dans  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  et  dans  Van- 
Diemen'sLand,  les  propriétaires  du  sol  ont,  pour  utiliser 
leurs  fermes,   le  travail  des  condamnés;  aussi,  ces  deux 


268  DE  L  EXLBERA.NCE  DE  LA   POl'LLATION 

ëtablissemens  sont-ils  arrivés  à  un  haut  degré  de  prospé- 
rité. Quel  a  été ,  au  contraire  ,  le  sort  de  la  colonie  de 
Swan-River?  En  renonçant  au  travail  des  convicts  ,  elle 
n'a  point  songé  à  le  remplacer  en  proportion  égale  par  le 
travail  libre .  et  elle  a  abandonné  le  principe  de  la  con- 
centration. On  V  a  fait  des  concessions  de  terres  inconsi- 
dérées, beaucoup  d'individus  en  ont  reçu  50,000  acres  ; 
un  seul  en  a  obtenu,  dit-on  ,  500,000  !  Les  colons  ,  isolés 
les  uns  des  autres  par  ces  vastes  propriétés  inoccupées, 
n'ont  pu  communiquer  entre  eux;  ils  mouraient  de  faim 
sans  pouvoir  se  secourir  les  uns  les  autres.  On  leur  a  fait 
passer  de  l'argent  ,  secours  inutiles  /  On  leur  a  envoyé  des 
ouvriers,  mais  les  uns  sont  morts  de  faim,  les  autres 
se  sont  réfugiés  à  Yan-Diemen's  Land.  De  quatre  mille 
personnes  dont  se  composait  primitivement  la  colonie, 
il  n'en  reste  peut-être  pas  quinze  cents. 

Instruite  par  les  fautes  du  passé  ,  la  Société  Sud- Aus- 
tralienne a  dû  cbercher  à  en  prévenir  le  retour.  L'un  des 
premiers  objets  de  sa  sollicitude  a  été  le  mode  de  réparti- 
tion des  terres  ,  cause  primitive  de  tant  de  ruines  et  de 
mécomptes.  Par  le  premier  article  de  ses  statuts  ,  elle  dé- 
clare propriété  publique  le  sol  tout  entier  de  la  colonie 
projetée.  Personne  ne  pourra,  sous  quelque  prétexte  que 
ce  soit,  en  obtenir  aucune  partie  à  titre  gratuit  ^  car  cette 
distribution  ,  faite  presque  toujours  sans  discernement , 
détruit  léquilibie  des  colonies,  et  détourne  les  colons  de 
leur  spécialité.  Le  j)rix ,  calculé  d'abord  au  minimum, 
sera  élevé  au  fur  et  à  mesure  que  les  demandes  afflue- 
ront, et  dans  aucun  cas  le  montant  des  concessions  ne 
pourra  être  emplové  qu'à  approvisionner  la  colonie  de 
travailleurs.  Cette  mesure  doit  produire  de  très- bons 
elfets  :  les  capitalistes  n'auront  point  intérêt  à  acheter 
plus  de   lerie  (ju'ils   ne  poui ront  en  faire   cultiver  ,  ou 


KT  DES  CAPITAUX  KX   AXr.LKTF.RRK.  260 

qu'ils  n'espéreronl  en  recéder  avec  avantage  clans  un  court 
espace  de  tems;  d'un  autre  côté,  sûrs  d'y  trouver  des  tra- 
vailleurs, ils  n'hésiteront  pas  à  faire  des  acquisitions  de  ter- 
rain, dont  les  produits  décupleront  bientôt  leurs  capitaux. 

Les  émigrans  adopteront  des  principes  d'économie  plus 
justes  et  mieux  entendus.  En  général,  ils  arrivent  d'Eu- 
rope, imbus  des  idées  les  plus  fausses.  Habitués  dans  les 
pays  populeux  à  voir  affecter  une  valeur  considérable  à 
la  propriété  foncière,  ils  s'habituent  à  considérer  la  terre 
comme  ayant  une  valeur  intrinsèque',  tandis  qu'en  réa- 
lité cette  valeur  ne  lui  est  donnée  que  par  la  main- 
d'œuvre.  Aussi,  dans  le  système  des  concessions  gratuites, 
voit-on  les  nouveaux  arrivés  refuser  de  travailler  (;omme 
journaliers,  et  s'ériger  en  propriétaires  sans  avoir  les 
moyens  nécessaires  pour  subvenir  aux  frais  de  culture 
pour  attendre  la  récolte.  Dans  le  nouvel  ordre  de  choses, 
les  émigrans  de  la  classe  pauvre  ne  seront  plus  séduits  par 
cette  faculté  décevante  ^  si  l'indépendance  a  des  attraits 
pour  eux,  ils  devront  l'acquérir  par  des  services  rendus, 
et  se  mettre  en  état  de  la  conserver. 

En  même  tems  qu'elle  s'occupait  à  concentrer  la  po- 
pulation ,  la  société  a  cherché  les  moyens  les  plus  sûrs  de 
l'accroilre  rapidement.  Elle  a  décidé  que  la  totalité  des 
fonds  provenant  de  la  vente  des  terres  serait  consacrée  à 
payer  le  transport  de  jeunes  couples  choisis  dans  la  classe 
agricole  et  dans  la  classe  ouvrière.  On  sait  que,  dans  tous 
les  établissemens  nouveaux  ,  la  main-d'œuvre  est  généra- 
lement bien  payée.  Ces  jeunes  colons ,  trouvant  dès  leur 
arrivée  les  moyens  de  pourvoir  largement  aux  besoins  de 
leur  famille,  ne  seront  point  tentés  de  quitter  brusque- 
ment un  état  lucratif  pour  les  chances  incertaines  de 
spéculations  à  leur  propre  compte;  ils  attendront  pour 
cela    d'avoir  un    cajiital.    Alors   on    verra  s'établir  daur^ 


270  DE  L  lîXUBÉr.AXCE   DE  LA   l'OPl-LATIOX 

la  colonie  celle  diversité  de  professions  indispensable 
à  la  prospérité  publique.  En  effet,  il  est  difficile  de  voir 
réussir  un  établissement  dans  lequel  tous  les  capitaux 
et  toutes  les  industries  sont  employés  au  même  genre 
de  production.  D'abord,  les  movens  d'échanges  inté- 
rieurs sont  restreints  ;  ensuite,  chaque  industriel,  obligé 
de  se  procurer  par  lui-même  tout  ce  dont  il  a  besoin , 
perd  une  grande  partie  de  son  tems  dans  des  occupations 
de  détail,  et  n'en  trouve  plus  assez  pour  l'objet  principal  : 
la  production.  Il  résulte  de  cette  non-division  du  travail 
un  état  de  demi-civilisation  qui  permet  aux  colons ,  si  le 
sol  qu'ils  cultivent  est  fertile,  de  soutenir  leur  existence, 
mais  qui  ne  les  mettra  jamais  en  état  d'acquérir  de  l'ai- 
sance. 

L'état  de  perfection  vers  lequel  toutes  les  colonies  se 
traînent  péniblement,  la  Société  Sud-Australienne  pré- 
tend V  arriver  sans  transition  et  sans  efforts.  Ce  ne  sont 
point  les  élémens  confus  d'une  société  qu'elle  veut  trans- 
porter au-delà  des  mers  j  c'est  une  société  toute  complète, 
toute  formée.  En  un  mot,  elle  veut  transplanter  l'arbre 
avec  ses  racines  el  ses  branches.  Il  ne  Aiut  pas  se  le  dissi- 
muler ,  cette  entreprise  est  hérissée  de  mille  difficultés  ; 
mais  sa  réalisation  n'est  pas  impossible,  et  si  elle  réussit, 
les  résultats  seront  immenses  pour  l'Angleterre.  Comme 
les  Benthamistes,  nous  ne  voyons  pas  dans  ce  projet  une 
ligue  de  capitalistes  décidés  à  importer  en  Australie  le 
système  de  la  servitude  et  de  la  glèbe  des  tems  féodaux. 
Nous  n'y  voyons  ,  au  contraire,  qu'une  heureuse  alliance 
de  l'intérêt  du  prolétaire  avec  celui  du  capitaliste. 

Nous  convenons  avec  la  Revue  de  Jfestwiiisler 
«  qu'un  des  motifs  les  plus  puissans  qui  décident  certai- 
nes familles  à  quitter  leur  patrie  pour  aller  coloniscM-  \\\\ 
pays,  c'est  l'espoir  qu'elles  ont  de  devcnii"  possesseurs  dtin 


F.T   DKS  CAIMIAIX    K.\   AXl.l.EiEnP.r. .  271 

petit  domaine  et  propriétaires  indépentlans.  L'ouvrier  qui 
.*agne  chez  lui  10  et  12  schellings  par  semaine  ne  s'ex- 
patrie que  parce  qu'il  compte  gagner  au  moins  30  ou  40 
schellings,  ne  dépenser  que  G  pences  pour  sa  nourriture, 
et  parvenir  enfin,  à  force  de  travail  et  d'économies,  à  être 
un  jour  possesseur  de  quatre  ou  cinq  acres  de  terre  :  le 
cultivateur  dont  les  affaires  sont  en  mauvais  état  désire 
au  moins  dans  la  colonie  une  position  sociale  égale  à  celle 
qu'il  vient  de  quitter  ;  le  capitaliste  qui  a  un  fonds  de  4 
ou  5,000  livres  ,  ou  une  rente  de  160  à  200  livres  par  an 
pour  entretenir  une  nombreuse  famille,  s'attend  à  possé- 
der une  quantité  de  terres  en  proportion  de  ses  capitaux , 
afin  de  vivre  au  moins  dans  une  aisance  honnête  et  de 
pourvoir  aux  besoins  de  sa  famille.  »  Mais  la  Société  Sud- 
australienne  n'a  jamais  songé  à  empêcher  les  travail- 
leurs de  devenir  propriétaires  ^  elle  a  voulu,  au  contraire, 
préparer  leur  bien-être  dans  la  colonie  en  leur  assurant 
du  travail.  S'il  y  a  ligue  contre  quelqu'un  ,  c'est  plutôt 
contre  les  grands  capitalistes  ,  car  tout  a  été  combiné 
pour  favoriser  l'arrivée  des  petits  capitaux  et  l'émigration 
des  travailleurs. 

Lorsqu'il  s'agit  d'entreprises  aussi  utiles  ,  et  dont  les 
résultats  doivent  avoir  une  si  grande  influence  sur  le  bien- 
être  de  tout  un  pays  ,  c'est  à  résoudre  les  difficultés  ,  à 
dissiper  les  erreurs,  et  non  à  soulever  les  passions,  que 
nous  devons  employer  les  ressources  de  notre  esprit.  Voilà 
270,000,000  d'acres  (1)  qui,  à  une  estimation  moyenne 
de  10  à  12  schellings,  représentent  un  capital  de  160  mil- 
lions liv.  si.  (4,000,000,000  fr.  ).  Avec  ce  capital ,  c'est 
donc  au  minimum  plus  d'un  million  d'émigrans  qu'on 
peut  transporter  en  Australie;  car  le  prix  du  transport  ne 

(1)  Un  acre  r(p\iv;mt  à   'lO  aifs .   '{(>  rcniiares. 


272  DE  l'exubkp.axce  i)k  la  population 

dépassera  pas  20  liv.  st.  (  500  fr.  )  par  individu.  Quel 
bienfait  pour  les  Trois-Royaumes  qu'une  telle  émission! 
Sans  doute,  les  hommes  à  argent  seront  plus  lents  à  se  déci^ 
der  que  les  travailleurs  ;  mais  ,  d'un  côté,  pressés  par  l'ac- 
croissement imminent  de  la  taxe  des  pauvres ,  découragés 
par  le  faible  intérêt  qu'ils  retirent  de  leur  argent  en  An- 
gleterre ;  de  l'autre ,  stimulés  par  le  bas  pris  des  terres  de 
l'Australie  et  par  les  bénéfices  qu'ils  espéreront  en  retirer, 
au  moyen  des  instrumens  intelligens  qu'ils  seront  sûrs  de 
trouver  sur  les  lieux  ,  ils  ne  balanceront  pas  à  se  décider. 
On  ne  saurait  trop  encourager  une  entreprise  aussi 
loyalement  conçue  et  à  laquelle  se  rattachent  les  intérêts 
les  plus  puissans  du  pays.  Le  nouveau  système  créé  par 
la  Société  Sud-yluslralienne  donne  toutes  les  garan- 
ties désirables  aux  pauvres  comme  aux  riches.  L'homme 
qui  n'a  pour  lui  que  son  travail  se  trouve  transporU',  lui 
et  sa  famille,  sans  avoir,  pour  acquitter  les  frais  du 
voyage,  à  subir  des  conditions  pénibles  qui  souvent  équi- 
valent à  une  sorte  d'esclavage.  A  son  arrivée  dans  la  colo- 
nie, tout  son  tems  lui  appartient^  et  le  premier  argent 
qu'il  gagne  est  le  principe  de  son  aisance  future.  Le  capi- 
taliste, de  son  coté,  n'a  plus  à  craindre  ces  violations  d'en- 
gagemens,  si  fréquentes  dans  les  autres  colonies.  Il  peut 
compter  sur  un  nombre  de  travailleurs  toujours  propor- 
tionné à  la  quantité  de  terre  qu'il  acquerra,  puisque  le 
prix  payé  par  lui  pour  cette  terre  est  consacré  à  lui  pro- 
curer des  travailleurs.  Mais  les  capitalistes  et  les  journa- 
liers ne  sont  pas  les  seuls  à  qui  le  système  de  la  Société 
Sud-Australicniie  offre  de  grands  avantages.  Beaucoup 
de  personnes,  sans  acheter  des  propriétés,  sans  être  sou- 
mises à  des  occupations  en  dehors  de  leurs  habitudes  , 
trouveront  aussi  à  s'utiliser  d'une  manière  plus  profitable 
qu'en  Europe.  On  aura  bientôt  besoin  d'arcbilecles .  d'in- 


ET  DKS  CAI'ITAIX  EN   AXGI.ETERP.K.  27. '5 

génieurs,  de  commis,  d'insliluleurs,  de  jurisconsultes, 
etc.  Enfin ,  il  y  a  aujourd'hui  dans  la  société  européenne 
une  classe  malheureusement  trop  nombreuse  qui  doit 
trouver  des  avantages  immenses  dans  une  colonie  fon- 
dée sur  les  bases  que  nous  venons  d'indiquer.  C'est  celle 
des  hommes  à  fortune  médiocre  et  à  famille  nombreuse, 
qui ,   sans  être   incapables  ,    ne   possèdent  pas  assez  de 
connaissance  des  affaires   pour  parvenir  dans  un   pays 
où  l'argent  rapporte  un  intérêt  si  minime.  Ces  hommes, 
placés  par  leur  fortune  au-dessous  de  la  position  qu'ils 
devraient  occuper  dans  le  monde,  vont  s'ensevelir  dans 
quelque  misérable  ville  d'Angleterre  ou  de  France  :  là 
ils  voient  leurs  fils  lutter  contre  la  pauvreté  ,  et  leurs 
filles  demeurer  près  d'eux  comme  un  reproche  vivant. 
Cependant  ils  n'iront  pas  se  faire  pionniers  dans  le  Ca- 
nada, ou  gardiens  de  convicts  dans  la  Nouvelle-Galles 
du    Sud.  Mais  qu'on    leur  offre  une  colonie  possédant 
les  principaux  élémens  de  civilisation,  où  l'argent  rapporte 
un  intérêt  plus  élevé ,   et  où  la  société  n'a  pas  encore 
pris  toute  son  expansion,  ils  s'empresseront  de  s'y  rendre. 
Là ,  ils  se  caseront  sans  être  obligés  de  renoncer  ni  à  leurs 
mœurs,  ni  à  leurs  habitudes.  Ils  y  trouveront  une  carrière 
honorable  pour  leurs  fils ,  des  maris  pour  leurs  filles  5 
el  pour  eux-mêmes  ,  s'il  ont  quelque  aptitude,  un  champ 
sans  limites  à  leurs  efforts  et  à  leur  ambition. 

(  Foreign  Monthly  Re^'iew.  ) 


^i^ittcraturc. 


(3 


SUPERSTITIONS  POÉTIQUES  DE  I.<ÉCOSSE(r 


La  dernière  chose  qu'un  peuple  abandonne  ,  soit  aux 
prédicateurs  d'une  religion  nouvelle,  soit  aux  professeurs 
d'une  philosophie  toute  mondaine,  c'est  ce  qu'on  appelle 
ses  superstitions.  Pour  les  détruire  brusquement ,  il  fau- 
drait détruire  les  passions  inhérentes  à  la  nature  intime 
de  l'homme,  passions  contre  lesquelles  échouent  le  raison- 
ment  et  la  raison  tant  qu'elles  accélèrent  ou  ralentissent 
les  baltemens  du  cœur.  Il  y  a  en  nous  un  inépuisable  be- 
soin de  croire  qui  se  nourrit  souvent  des  opinions  et  des 
idées  les  plus  contradictoires.  Noire  orgueil  et  notre  fai- 
blesse appellent  sans  cesse  à  leur  secours  des  forces  imagi- 
naires. Il  n'y  a  pas  jusqu'aux  vertus  qui  ne  soient  au 
nombre  des  complices  de  notre  crédulité  :  l'amour  est 
aussi  superstitieux  que  la  haine;   la  foi  et  l'espérance. 

vertus  théologales  ,  ne  le  sont  pas  moins  que  la  peur 

que  dis-je?  le  courage  lui-même  a  ses  superstitions. 

L'étude  des  superstitions  d'un  peuple  fait  partie  de 
l'examen  philosophique  de  ses  mœurs  ,  de  ses  coutumes, 
de  sa  littérature,  de  tous  les  élémens  qui  constituent  son 

(1)  IS'oTE  DE  Tn.  Dans  le  1'''  iVumi'TO  de  la  2""  série  (juillet  1830) . 
nos  lecteurs  trouveront  un  article  fort  remarquable  intitulé  :  De  la 
Mao'ie  au  dix-neuviànc  siècle.  Dans  cet  article  rauleur  s'était  surtout 
appliqué  à  retracer  tous  les  actes  barbares  auxquels  on  avait  eu  re- 
cours pour  réprimer  ce  prétendu  crime.  Le  but  spécial  de  celui-ci  est 
de  reproduire  la  partie  gracieuse  et  poétique  des  croyances  des  pre- 
miers âges   de  la  civilisation  écossaise. 


SLTEr.STlTIONS  POÉTIQUES   DE  LÉCOSSE.  275 

individualité  nationale.  On  s'extasie  sur  Tinvention  fé- 
conde des  poètes  primitifs  :  qu'ont-ils  fait ,  la  plupart  , 
que  traduire  en  un  langage  harmonieux  les  contes  du  peu- 
ple? à  eux  la  forme  du  récit,  au  peuple  la  création.  Les 
belles  fictions  d'Homère,  toutes  ces  allégories  auxquelles 
les  philosophes  de  la  Grèce  attachèrent  un  sens  mythique, 
n'eurent  pas  d'autre  origine.  Les  sages  accusèrent  maintes 
fois  l'aveugle  de  Chio  d'avoir  calomnié  ou  dégradé  les 
dieux  ,  en  leur  prêtant  les  passions  des  hommes  ,  en  leur 
attribuant  un  rôle  indigne  d'eux  dans  le  grand  drame  de 
la  vie;  mais  le  peuple  défendit  ces  divins  mensonges  et  di- 
vinisa Homère  lui-même  pour  le  remercier  d'avoir  donné 
l'immortalité  de  la  poésie  à  ses  croyances  grossières. 

Un  des  moralistes  les, plus  distingués  du  siècle  dernier, 
le  docteur' Johnson  qui  nourrissait  depuis  l'enfance  une 
antipathie  déclarée  contre  les  Ecossais ,  fit  exprès  le 
voyage  des  Hébrides  pour  donner  sur  les  lieux  mêmes  un 
démenti  aux  fictions  héroïques  de  Macpherson.  Il  nia 
qu'Ossian  et  Fingal  eussent  jamais  vécu  ,  combattu  et  sur- 
tout chanté  eux-mêmes  leurs  exploits;  il  ne  voulut  aper- 
cevoir dans  aucun  nuage  d'Ecosse  les  héros  fingaliens  ,  il 
se  moqua  en  philosophe  caustique  du  char  de  Cuchulhn, 
de  la  harpe  de  Malvina ,  du  bouclier  de  son  père  aveugle, 
de  toute  la  mvthologie  pseudo-calédonienne  :  mais  le  même 
philosophe  avouait  ingénument  qu'il  croyait  à  la  seconde 
vue,  aux  revenans  et  à  tous  les  contes  de  la  tradition  ;  s'il 
avait  osé,  il  eût  cru  aux  sorciers  et  aux  fées  de  la  moderne 
Ecosse  ;  il  n'en  parlait  du  moins  qu'avec  respect:  pour- 
quoi ?  parce  que  c'était  la  croyance  populaire ,  et  Johnson 
eût  volontiers  fait  briller  les  poésies  erses,  qui  n'étaient, 
selon  lui,  que  l'invention  du  poète,  un  faux  en  littérature, 
une  imposture  odieuse.  Si  un  vassal  du  clan  Mac-Lean  ou 
du  clan  Mac-Grégor,  lui  eut  dit  :  «  Je  crois  à  Ossian  la- 


276  SIPF.RSTITIOXS   POÉTIQUES 

veugle ,  comme  je  crois  à  Oian  le  ressuscité  ,  je  crois  à 
Malvina  comme  à  la  svrène  de  Colonsav  ,  ou  à  la  sorcière 
(le  Corrvvreckan  .  »  Johnson  se  fût  converti  à  la  Voix  de 
Selma.  Mais  comme  il  ne  trouva  qu'un  seul  maitre  d'école 
qui  prétendit  défendre  sérieusement  l'authenticité  littérale 
de  la  prétendue  traduction  des  vieux  bardes ,  il  défia  Mar- 
[iherson  de  montrer  ses  textes  originaux. 

Depuis  l'expédition  de  Johnson  aux  Hébrides,  Ossian 
il  paru  un  peu  moins  poétique  à  l'orgueil  national  des  com- 
patriotes de  Macpherson  :  celui-ci  est  fort  heureux  d'a- 
voir été  de  nos  jours  le  poêle  favori  de  Napoléon  ^  car,  en 
Ecosse  même,  >a  ravthologie  factice  n'a  jamais  pu  réveil- 
ler aucun  souvenir  populaire.  Burns  et  Walter  Scott  ont 
puisé  à  une  autre  source  le  merveilleux  de  leurs  ouvrages. 
Ils  se  sont  faits  peuple  en  fait  de  croyances,  et  n'ont  pas 
rraint  de  déroger  par  leurs  continuelles  allusions  au  vieux 
Yick  ,  aux  fées ,  aux  hrownies  ou  lutins  familiers,  aux 
spunkies,  au  sorcier  3Iicliel Scott  ;  en  un  mot,  à  tout  ce  qui 
paraissait  vulgaire  aux  poètes  de  salon,  leurs  prédécesseurs 
du  dix-huitième  siècle.  Grâce  à  ces  deux  hautes  renom- 
mées qui  les  ont  prises  sous  la  protection  de  leur  muse, 
les  superstitions  populaires  de  l'Ecosse  sont  devenuesy^o^ji- 
iaires  au-delà  de  la  rive  sud  de  la  Tweed,  et  bien  au-delà 
(les  iles  britanniques.  Les  fées,  les  brownies  des  Highlands 
>ont  allées  en  joyeuse  excursion  danser  sur  les  théâtres 
de  Londres  et  de  Paris  ^  non  plus  au  son  de  la  cornemuse 
montagnarde,  mais  au  bruit  divinement  harmonieux  de 
ia  musique  de  Rossini.  A  notre  tour,  nous  autres  criti- 
(jues,  successeurs  de  Johnson,  nous  pourrons  aller  rendre 
visite  aux  lutins  du  Ben-Lomond  et  à  la  fée  du  lac  Katrine. 
On  suppose,  en  général,  que  les  superstitions  de  l'Ecosse 
son t  divisées  en  superstitions  pari  iculières  à  la  Haute-Ecosse 
[Hiyjilou(ls).  et  en  superstitions  parlicnlières  à  la  Basse- 


DE  L  ECOSSE.  27  7 

Ecosse  (Lowlauds  ou  basses-lenes )  :  si  nous  voulions 
faire  une  dissertation  didactique,  nous  adopterions  indil- 
fi'remment  cette  distinction  ou  toute  autre,  dont  se  sont 
emparés,  à  l'appui  de  leurs  systèmes,  les  auteurs  de  très- 
savans  traités  sur  la  différence  des  races.  Avant  que  les 
Lowlanders,  ou  hy.bitans  delà  Basse-Ecosse,  devinssent  des 
mangeurs  de  pain  de  froment ,  comme  les  appelaient  les 
montagnards,  par  mépris  ou  par  ejivie  ,  les  superstitions 
de  tout  le  royaume  étaient  probablement  les  mêmes  ^  car 
l'aspect  physique  des  deux  divisions  territoriales  ne  diffère 
pas  assez  pour  produire  seul  des  modifications  d'idées  bien 
remarquables  ;  mais ,  avec  les  coutumes  et  les  mœurs  du 
peuple,  les  croyances  populaires  ont  du  insensiblement  re- 
cevoir de  nouvelles  formes  et  de  nouvelles  couleurs.  Ainsi, 
par  exemple,  les  superstitions  décrites  par  Burns  dans  son 
IJalloweeii  appartiennent  presque  toutes  aux  habitudes 
d'une  contrée  pastorale  ou  agricole,  tandis  que  celles  que 
nous  retrouvons  de  nos  jours  dans  les  montagnes  sont  l'ex- 
pression caractéristique  d'un  peuple  guerrier,  chasseur  et 
sauvage 

\J Halloween  est  la  nuit  qui  précède  la  Toussaint  i^All- 
Hallows)  :  les  sorcières,  les  diables,  les  lutins,  etc.,  par- 
courent librement  les  airs  pendant  cette  nuit,  qui  est  une 
espèce  de  trêve  entre  les  esprits  et  l'homme  ;  l'époque  de 
l'année  où  ,  par  certains  charmes  ,  l'intelligence  la  plus 
vulgaire  peut  connaître  l'avenir.  Les  paysans  d'Ecosse  , 
de  tems  immémorial ,  célèbrent  V Halloween  par  des  rites 
puérils  ou  bizarres.  Les  jeunes  filles  se  prennent  par  la 
main  et  vont  deux  par  deux  ,  les  yeux  fermés  dans  le  po- 
tager ,  arracher  le  premier  chou  qu'elles  rencontrent  : 
suivant  que  le  chou  est  gros,  petit,  tortu  ou  droit,  leur 
futur  sera  beau  ou  laid,  grand  de  taille  ou  bossu.  Si  un 
peu  de  terre   adhère  à  la   racine,  c'est  signe   qu  il  sera 


278  SUPERSTITIONS  POÉTIQUES 

riche:  si  la  tige  du  chou  est  douce,  le  mari  aura  un  bon 
caractère  5  si  elle  est  aijjre,  il  grondera  souvent.  Deux 
jeunes  fiancés  atlachent  aussi  le  présage  de  leur  bonheur 
ou  de  leur  malheur  à  deux  noix  qu'on  fait  brûler  ensem- 
ble dans  le  feu,  et  qui  tantôt  se  consument  tranquillement 
côte  à  côte,  tantôt  s'écartent  et  éclatent  en  pétillant,  se- 
lon que  le  ménage  doit  être  paisible  ou  troublé  par  les 
querelles  et  les  brouilles.  Une  jeune  fille  qui  n'a  pas  en- 
core d'amoureux  s'approche  d'un  miroir,  et  ferme  les  yeux 
en  mangeant  une  pomme  :  puis,  quand  elle  les  rouvre,  elle 
voit  dans  la  glace  la  tète  de  celui  qui  l'aime  ou  l'aimera  , 
penchée  sur  son  épaule.  La  même  apparition  est  obtenue 
par  celle  qui  sème  des  graines  de  chanvre  en  répétant 
quelques  paroles  consacrées  5  enfin  presque  tous  les  autres 
rites  de  l'Halloween  ont  pour  but  encore  de  satisfaire 
cette  curiosité  de  jeune  fille. 

La  fête  du  Bel-Tein,  dans  les  montagnes,  est  une  céré- 
monie plus  sérieuse ,  mais  celle  qui  rappelle  le  mieux  un 
âge  de  mœurs  pastorales.  C'est  le  1"  mai  que  s'assemblent 
les  membres  du  clan ,  dans  un  emplacement  désigné 
un  mois  d'avance  5  chacun  apporte  du  whisky  et  une  ga- 
lette ou  gâteau  de  farine  d'orge ,  car  personne  ne  doit  ve- 
nir les  mains  vides.  On  commence  par  creuser  une  fosse 
carrée  dans  la  terre ,  au  milieu  de  laquelle  on  laisse  un 
tertre  ou  aulel  de  gazon.  C'est  là  que  le  feu  est  allumé. 
Un  grand  vase  est  placé  sur  le  feu  :  les  assistans  font  le 
cercle  et  jettent  dans  le  vase  leurs  offrandes  :  ce  sont  des 
œufs  ,  du  beurre,  de  la  farine  d'orge  et  du  lait.  Quand  ce 
mélange  culinaire  a  bien  bouilli ,  on  en  fait  des  libations 
aux  esprits  invisibles  du  monde.  Alors  les  dévols  du  Bel- 
Teni  apportent  leurs  galettes  votives,  pétries  par  la  mé- 
nagère elle-même,  avec  neuf  échancrures  ;  ils  se  tournent 
vers  le  feu,    cassent  la  fialette  en   neu(   morceaux  et  les 


DE  l' ECOSSE.  279 

jettent  par-dessus  l'épaule  en  s' adressant  aux  êtres  natu- 
rels et  surnaturels  qu'ils  espèrent  se  rendre  propices  ou 
dont  ils  veulent  conjurer  le  mauvais  vouloir  :  «  A  loi  ! 
disent-ils  ,  préserve  mes  chevaux  !  —  A  toi .'  préserve  mes 
moutons»  -,  ainsi  de  suite,  sans  désigner  autrement  l'être 
inconnu  qu'ils  invoquent.  Puis  c'est  le  tour  des  destruc- 
teurs visibles  :  «A  toi,  renard;  je  te  donne  ceci  pour  que  tu 
épargnes  mes  agneaux  !  ceci  à  toi,  corbeau  noir  !  ceci  à  toi, 
aigle  de  la  montagne  !  »  Ce  sacrifice  achevé,  les  sacrifica- 
teurs s'asseyent  et  partagent  entre  eux  le  reste  des  provi- 
sions qu'ils  arrosent  de  whisky,  afin  que  le  repas  soit  com- 
plet :  quelquefois  le  repas  se  termine  par  une  danse. 

La  veille  du  Bel-Tein,  les  montagnards  ont  envoyé 
leurs  enfaus  ou  sont  allés  eux-mêmes  dans  le  bois  pour  v 
cueillir  des  branches  de  fi'êne,  qu'ils  placent  en  croix  sur 
les  portes,  attribuant  à  cet  arbre  la  vertu  de  chasser  les 
mauvais  esprits.  Cette  partie  du  rite  rappelant  le  gui  des 
Druides,  plusieurs  antiquaires  ont  prétendu  que  ce  devait 
être  une  tradition  obscure  du  culte  druidique  ;  d'autres 
ont  voulu  y  voir  un  reste  du  culte  païen  de  Paies  ,  la 
déesse  des  bergers.  Belton,  ou  Beltein,  ou  Beltane,  dé- 
rive de  deux  mots  gaéliques  signifiant  le  feu  de  Bélus,  ou 
le  feu  de  Baal  ;  mais  les  antiquaires  classiques  ont  changé 
le  B  en  P,  et  ils  traduisent  par  \e  feu  de  Pal ,  le  feu  de 
Paies.  La  fête  de  Paies,  dans  le  paganisme,  était  toujours 
célébrée  en  avril.  On  n'offrait  à  la  déesse  aucune  victime 
vivante,  mais  comme  au  Bel-Tein  les  fruits  de  la  terre, 
du  lait,  des  fromages ,  des  œufs  et  les  gâteaux  pétris  par  les 
femmes  des  pasteurs.  On  purifiait  les  troupeaux  avec  la 
vapeur  du  soufre  et  la  fumée  d'un  feu  de  buis  ,  de  gené- 
vrier et  d'autres  arbustes.  Les  partisans  de  la  superstition 
druidique  citent  aussi  leurs  analogies  :  quant  aux  monta- 
gnards eux-mêmes ,  ils  continuent  la  tradition  >ans  cher- 


280  SUPERSTITIONS  POÉTIQUES 

cher  à  se  rendre  compte  de  son  origine  :  ils  la  regardent 
comme  fille  du  sol.  Quels  sont  les  esprits  invisibles  qu'ils 
invoquent  ainsi?  ils  1  ignorent,  et  ce  mvslère  ajoute  en- 
core à  la  solennité  de  la  fête. 

En  général ,  les  esprits  des  montagnes  sont  plutôt  som- 
bres que  gracieux,  plutôt  horribles  que  beaux.  Le  Gaël 
solitaire,  vivant  an  bruit  de  l'orage  ou  du  torrent,  avec 
des  nuages  gris  de  plomb  devant  les  yeux  ,  ne  peut  souvent 
avoir  des  visions  douces  et  agréables.  Il  ressemble  à  cet 
enfant  du  spectre  dont  W  alter  Scott  a  fait  le  sacrificateur 
du  clan  de  Roderick  Dhu,  dans  la  Dame  du  Lac  (1).  Pour 
lui  les  rochers  aux  formes  âpres  se  changeaient  en  monstres 
hideux,  il  voyait  surgir  de  la  cascade  écuraeuse  un  démon 
aquatique-,  la  vapeur  de  la  montagne  devenait  tout-à-coup 
le  manteau  d'une  vieille  sorcière;  le  vent  delà  nuit  était 
le  chant  prophétique  des  morts  d'une  prochaine  bataille. 
Loin  des  hommes,  enfin,  l'hôte  du  désert  s'entourait  d  un 
monde  de  fantômes.  Les  fables  des  montagnards  partici- 
pent de  cette  sombre  imagination.  S  ils  prêtent  à  un  esprit 
infernal  des  formes  gracieuses ,  c'est  pour  cacher  le  poison 
sous  ses  baisers ,  pour  rendre  mortel  l'éclair  de  ses  beaux 
yeux.  Telles  sont  \e^  femmes  vertes  qui  apparurent  à 
deux  chasseurs  occupés  à  se  reposer  des  fatigues  de  la 
journée  dans  une  hutte  de  Glenfinlas.  La  nuit  était  épaisse 
sous  le  triple  dais  d'un  ciel  nuageux ,  de  l'ombre  des  mon- 
tagnes et  du  feuillage  des  arbres.  Cependant  les  deux  chas- 
seurs étaient  jeunes  ;  le  toit  de  leur  bat.hy  ou  hutte  fores- 

(1)  VEnfant  du  Spectre  était ,  selon  la  tradition  ,  le  fils  d  une  jeune 
fille  qui  s'était  endormie  auprès  d'un  feu  allumé  jiom'  brûler  les  osse- 
mens  d  un  champ  de  bataille.  Pendant  son  sommeil  le  vent  la  cou- 
vrit des  cendres  de  ce  bûcher  funèbre  ,  cendres  fécondes  qui  la  ren- 
dirent mère.  Nous  connaissons  peu  de  superstitions  aussi  étranges 
que  celle-là. 


DE  L  i:(.USSE.  281 

tière  pouvait  délier  le  veiil  et  la  pluie  ^  un  liouc  de  pin 
dévoré  par  la  flamme  du  fover  emoyail  jusqu'aux  solives 
les  gerbes  d'une  lumière  pélillante-,  ils  avaient  vidé  à 
demi  la  gourde  du  whisky,  et  ils  achevaient  de  la  vider  en 
chantant  de  vieilles  ballades,  dont  s'étonnaient  les  tristes 
échos  de  minuit. 

«  Nous  avons  de  joyeux  refrains  et  du  whisky  généreux, 
dit  l'un;  que  n  avons-nous  une  troisième  chose  pour  que 
notre  félicité  soit  parfaite  ? 

—  Vous  avez  raison,  dit  l'autre,  que  n'avous-nous 
deux  filles  de  la  montagne,  pour  rire  et  folâtrer  avec 
nous  ?  » 

Soudain,  comme  en  réponse  à  ce  double  souhait,  deux 
voix  se  font  entendre  à  quelque  distance  de  la  hutte  ;  un 
bruit  de  pas  qui  s'approche  se  mêle  à  ce  son  réjouissant  : 
on  frappe  deux  petits  coups  à  la  porte  qui,  privée  de 
loquet,  s'ouvre  d'elle-même  5  deux  jeunes  filles  entrent 
riant  et  chantant.  Elles  étaient  vêtues  de  vert;  leur 
robe  était  d'un  tissu  de  la  plus  riche  soie.  Leurs 
seins  et  leurs  blanches  épaules  sortaient  à  demi  de  leurs 
corsets.  Un  poète  eut  pu  les  comparer  à  l'écume  que  le 
torrent  printannier  fait  bouillonner  sur  ses  rives,  où 
croît  une  bordure  de  bruyère.  Ces  deux  in<;onnues  avaient 
passé  l'âge  de  la  première  jeunesse ,  mais  elles  en  conser- 
vaient la  fraîcheur  unie  à  la  brillante  maturité  de  la 
femme  faite  ,  et  le  snuod  ou  ruban  des  vierges  nouait  en- 
core les  boucles  de  leur  abondante  chevelure.  A  l'âge 
qu'accusait  leur  maintien,  la  beauté  peut  cesser  d'être  ti- 
mide sans  rien  perdre  de  ses  grâces.  Leurs  veux  bleus 
semblaient  animés  par  une  heureuse  gaité  et  un  peu  aussi 
par  l'expression  d'une  voluptueuse  allenle;  on  eût  dit 
enfin  qu'une  ivresse  inaccoutumée  leur  avait  donné  le 
courage  imprudent  de  quitter  seules  la  maison  maternelle. 


282  SUPEKSTITIU.NS   l'OETlgLES 

Dans  un  momemt  plus  calme,  les  deux  chasseurs  eussent 
sans  doute  adressé  des  questions  curieuses  à  ces  belles  in- 
connues :  qui  étaient-elles  ?d'où  venaient-elles?  pourquoi 
venaient-elles  ?  mais  à  quoi  bon  efTaroucher  leur  impru- 
dence avant  d'en  profiter  ?  Un  des  deux  amis,  le  premier 
voulut  saisir  dans  ses  bras  la  plus  grande  des  deux  sœurs; 
car,  si  elles  n'étaient  pas  sœurs  par  le  sang,  elles  l'étaient 
par  la  beauté.  Un  léger  cri  d'effroi  lui  fit  craindre  d'être 
trop  \ite  coupable,  et  il  ne  put  retenir  la  belle  effravée 
lorsqu'elle  sauta  en  arrière  et  repassa  le  seuil  de  la  porle; 
il  lui  sembla  toutefois  qu'en  fuyant,  elle  lui  avait  adressé 
plutôt  un  regard  de  tendre  reproche  que  de  sérieuse  colère, 
et  il  courut  pour  la  ramener  ou  pour  la  suivre;  en  un 
instant  le  couple  se  perdit  dans  les  ténèbres. 

«  Où  ont-ils  passé?  dit  la  plus  jeune  sœur .  allons  voir. 

—  Non ,  non  ;  gardons-nous  de  les  déranger. 

—  Nous  pouvons  sortir  ensemble  sans  les  déranger  , 
reprit  la  demoiselle  verte  avec  un  agaçant  sourire ,  accom- 
pagné de  ce  signe  du  doigt  qui  dit  si  tendrement  :  Venez! 
—  Venez,  ajouta-t-elle ,  voyant  que  le  chasseur  restait 
dans  la  hutte ,  venez  ,  la  vallée  est  assez  grande  pour 
eux  et  pour  nous, 

—  Il  fait  ft-oid  ,  la  nuit  est  noire,  assevons-nous  ici  au- 
près de  ce  bon  feu. 

—  La  lune  brille  avec  tant  d'éclat  sur  le  sommet  du 
Ben!  La  cascade  tombe  comme  un  torrent  d'argent  li- 
quide; venez,  venez. 

Ses  yeux  exprimèrent  alors  tant  d'impatience,  que  le 
chasseur  commença  à  croire  qu'il  v  avait  quelque  chose 
de  surnaturel  dans  leur  flamme  amoureuse. 

«  Attendons  le  retour  de  mon  ami,  dit-il. 

—  Ce  sera  trop  tard  ;  je  suis  forcée  de  parlii'. . .  adieu  , 
ou  venez  :  allons,  donnez-moi  la  main. 


DE  l'kcosse.  283 

—  Un  moment ,  encore^  répondez  à  une  seule  ques- 
tion... Mais,  chut...  écoulez!  » 

C'était  un  cri  dans  l'éloignement,  et  le  chasseur  crut 
'reconnaître  la  voix  de  son  ami  ^  mais  la  belle  inconnue 
recommença  à  chanter ,  et  à  chanter  toujours  plus  haut 
comme  pour  étouffer  l'écho  de  ce  cri  de  mauvais  augure. 
Le  chasseur  effrayé  reconnaît  alors  le  piège  où  il  allait 
tomber-,  à  son  ardeur  imprudente  succède  une  froide 
crainte.  Il  invoque  la  vierge  Marie.  Plus  il  met  d'onction 
à  répéter  les  versets  du  Saline  regiiia,  plus  faibles  devien- 
nent les  accens  de  la  mystérieuse  demoiselle,  plus  sa 
beauté  pâlit  et  s'efface.  Cependant  elle  demeure,  elle  con- 
tinue ses  chants  ,  elle  darde  sur  le  chasseur  ses  regards  de 
tendre  coquetterie,  et  quand  parut  l'aube  matinale,  le 

chasseur  était  épuisé  ,  sa  voix  expirait  sur  ses  lèvres 

Heureusement  qu'à  son  dernier  signe  de  croix ,  il  vit  s'é- 
vanouir la  séductrice  et  n'entendit  plus  ses  incantations 
magiques. 

Dès  qu'un  ravon  du  soleil  eut  percé  les  nuages,  il  alla 
à  la  recherche  de  son  ami...  Hélas!  il  ne  retrouva  plus 
qu'un  cadavre  et  revint  seul  à  la  ville ,  remerciant  le  ciel 
d'avoir  échappé  aux  embrassemens  homicides  desfeuinws 
vertes. 

Plus  généralement  les  mauvais  génies  des  Highlands  ne 
craignent  pas  de  se  montrer  aux  montagnards  dans  tout 
l'appareil  de  leurs  terreurs  et  tendent  des  pièges  plutôt  à 
leur  courage  qu'à  leur  amour  du  plaisir.  Le  démon  de  la 
foret  de  Glenmore,  nommé  Llani-Dearg  ou  Main-Rouge , 
alaforme  d'un  guerrier  armé  de  pied  en  cap.  C'estcomme 
un  chevalier  qui  défie  au  combat  ceux  qu'il  rencontre. 
Malheur  à  l'audacieux  qui  accepte  et  lui  dit  de  jeter  son 
gant  !  il  voit  une  large  main  rouge  qui  saisit  une  épée 
dont  la  lame  a  été  trempée  dans  les  fournaises  de  l'enfer. 


584  SL'PERsirrioxs  poétiques 

Leclioc  esl  terrible:  quelques  braves  chefs,  dijjnes  de  In 
valeur  de  leurs  ancêtres,  sont  parvenus  à  désarmer  Llam- 
Dearg  ;  mais  alors  commence  entre  les  deux  adversaires 
une  lutte  corps  à  corps,  dont  l'issue  est  fatale  au  vain- 
queur du  premier  combat  ;  car,  s'il  laisse  Llam-Dearg  ter- 
rassé ,  il  se  retire  les  membres  meurtris  par  les  étreintes  de 
la  terrible  main  rouge ,  et  ne  survit  pas  long-tems  à  sa 
double  victoire. 

Le  canton  de  Knoidarl  est  aussi  habité  par  un  démon 
appelé  GLas-Lich,  ou  la  Sorcière  des  nuits.  Glas-Lich  esl 
un  géant  femelle  dont  les  longs  bras  vous  saisissent  au  pas- 
sage, si  vous  êtes  assez  hardi  pour  continuer  votre  route 
lorsque  vous  l'apercevez.  Telle  qu'un  télégraphe,  qui  vous 
avertit  de  rebrousser  chemin,  Glas-Lich  suspend  par 
les  cheveux  le  malheureux  qu'elle  étrangle  au  plus  haut 
sapin  de  Knoidart ,  et  elle  rit  lorsque  les  amis  du  tîiort  le 
plaignent  d'avoir  rencontré  le  sort  d'Absalon,  en  poursui- 
vant une  jeune  corneille  ou  un  écureuil  de  branche  en 
branche. 

Le  lac  et  le  torrent  ont  en  Ecosse  leurs  démons ,  comme 
le  désert  et  la  forêt.  La  Mennaid  ou  Sirène ,  que  les  na- 
luralisles  onlsavammeutconfondueavecle])hoque  on  veau 
marin ,  a  quelquefois  la  perfidie  des  femmes  'vertes  de 
Glenfinlas.  Elle  séduit  par  son  chant  le  montagnard  ama- 
teur de  la  musique  ,  elle  l'invite  à  sa  grotte  de  corail  el 
l'endort  à  jamais  dans  un  humide  tombeau.  Quel(|uefois 
aussi  la  sirène  est  séduite  à  son  tour  ;  elle  aime  d'amouï- 
sincère,  et  quand  elle  est  trahie  et  abandonnée  ^  elle  mau- 
dit, comme  la  Calvpso  antique  ,  son  odieuse  immorlaliti'. 
Mais  les  lacs  d'Ecosse,  parcourns  aujourd'hui  en  tout  sens 
par  des  bateaux  à  vapeur  ,  ont  perdu  peu  à  peu  leurs  si- 
rènes amoureuses.  Les  dernières  se  sont  réfugiées  d'ans 
l'aK  hipel  des  H«'lirid(^s  .  près  des  îles  d'Iona  cl  do  Colon- 


DR   I.  KCOSSK.  5S,î 

sav.  Heureusement  avec  elles  a  disparu  aussi  le  rruei 
helpie  ou  cheyal-dénion,  qui  venait  caracoler  p,Tacieuse- 
ment  sur  le  rivage  ,  invitait  par  ses  gambades  coquettes  les 
jeunes  enfans  ou  les  jeunes  filles  à  se  hasarder  sur  sa 
croupe,  comme  Europe  sur  le  taureau  de  Crète,  puis 
soudain  se  précipitait  dans  le  lac  ou  le  torrent  avec  ses 
imprudens  cavaliers.  Le  kelpie  du  loch  Tav  emporta 
ciinsi,  en  1809,  quatre  beaux  enfans  tout  fiers  d  avoir 
dompté  ce  bucéphale  sauvage. 

Le  kelpie  a  la  plus  grande  analogie  avec  ces  dracs  du 
Rhônedont  parle  le  maréchal  du  rovaume  d'Arles,  le  vieux 
Gervais  de  Tilburv.  dans  ses  Otia  imperialia,  recueil  cu- 
rieux de  sombres  légendes  composées  par  un  Anglais  sous 
le  ciel  riant  de  la  Provence. 

Le  spunkie  n'est  guère  moins  à  redouter  que  le  kelpie. 
C'est  lui  qui  allume  ces  lueurs  trompeuses  qui  courent 
lelong^d'un  marécage,  et  persuadent  au  voyageur  anuité 
qu'il  approche  de  quelques  hameau.  Burns ,  dans  son  ode 
au  diable,  traite  le  spunkie  de  singe  malfaisant  (  wii.ç- 
chievous  nionkey).  Ce  nom  lui  va  à  merveille.  Ce  mali- 
cieux lutin  appartient  également  à  la  Haute  et  à  la  Basse- 
Ecosse  ;  on  le  retrouve  sur  les  deux  rives  de  la  Tweed  et 
dans  tous  les  pavs  de  marécages.  Les  Anglais  l'appellent 
jack-with-a  laniem  ,  les  Y raxxQsÀ'è  feu-follet ,  etc.  11  v  a 
encore  sur  le  Ben  Loraond  la  race  hideuse  des  /  risks  ou 
Sylvains  ,  espèces  de  satyres  aux  jambes  de  bouc  comme 
les  compagnons  du  vieux  dieu  Pan. 

Nous  parlerons  avec  plus  d'i-gards  du  lutin  lamilier  et 
domestique  nommé  Brownie.  C  est  l'hôte  bienveillant  de 
la  ferme  ou  de  la  cabane,  préférant  la  société  du  monta- 
gnard ou  du  lowlaiider  à  celle  de  ses  semblables.  Quand  il 
adopte  une  maison,  quand  il  a  pris  l'habitude  de  venir 
chaque  soir  .    dès  que  le  fovcr  est  désert  et  les  lumières 


286  SLPEttSTITIOXS  POÉTIQUES 

éteintes ,  se  réchaufifer  au  reste  de  chaleur  qu'exhalent  la 
plaque  de  l'àtre  ouïes  tisons  éteints,  on  doit  le  laisser  jouir 
en  paix  de  cet  asile.  Loin  d'abuser  de  cette  hospitalité  ,  il 
devient  bientôt  l'invisible  ami  du  maître  ,  le  surveillant 
désintéressé  des  étables  et  de  la  laiterie.  Si  les  servantes 
négligent  leur  tache ,  Brownie  range  les  meubles ,  balaye 
la  cuisine  et  le  salon ,  retire  des  vases  de  lait  les  mouches 
qui  s'y  sont  noyées  ,  etc.  Quelquefois  il  suit  les  agneaux  au 
pâturage  ,  chasse  les  taons  importuns  et  démêle  les  toisons 
des  brebis.  Si  Brownie  se  permet  quelques  malices ,  s'il 
effraie  quelque  servante  paresseuse ,  s'il  chatouille  avec 
une  paille  les  lèvres  de  quelque  rustre  qui  s'endort  sur  le 
fauteuil  du  maître  ,  il  rend  tant  de  services  aux  maîtres  et 
aux  domesliques.  qu'on  doit  lui  pardonner  un  caprice  de 
tems  en  tems.  Brownie  est  à  la  fois  de  la  famille  d  Ariel 
et  de  celle  dePuck. 

Les  fées  d'Ecosse  ne  sont  pas  non  plus  d'ordinaire  une 
race  malfaisante.  Les  Highlanders  et  les  Lowlanders  les 
appellent  les  Bonnes  gens.  Elles  habitent  dans  les  cavernes 
des  Bens  du  Perthshire ,  et  là ,  ceux  à  qui  il  a  été  donné 
de  les  surprendre  dans  leurs  danses  ont  pu  avoir  une  idée 
du  pandémonium  de  Milton,  car  les  fées  d'Ecosse  affectent 
volontiers  la  taille  des  pygméespour  se  rassembler  dans  un 
moindre  espace. 

Il  y  a  aussi  des  fées  de  deux  sortes  :  les  /ee^  domestiques 
et  les  fées  indépendantes  ;  les  fées  domestiques  s'attachent 
à  une  famille ,  et  assez  volontiers  à  une  famille  noble , 
laissant  les  cabanes  et  les  fermes  au  rustique  Brownie. 
Heureux  le  clan  dont  le  chef  est  protégé  de  père  en  fils  par 
une  benshie  l  c'est  ainsi  qu'on  appelle  ces  sortes  de  fées; 
tout  est  joie  et  bonheur  dans  sa  demeure  et  parmi  sa  tribu. 
Si  un  revers  menace  le  protégé  de  la  benshie,  elle  l'avertit 
par  un  cri  de  douleur;  ce  cri  retentit  plus  mélancolique 


DE  L  ECOSSE.  287 

quand  il  s'a» il  d'un  malheur  irréparable,  quand  arrive 
la  veille  du  jour  où  le  chef  doit  descendre  au  tombeau. 
Quelquefois  ces  avertissemens  d'une  mort  prochaine  sont 
donnés  à  un  chef  par  le  spectre  de  quelque  ancien  ennemi 
de  sa  famille.  Tel  est  le  Bhoda  Glas  de  Mac  Ivor  dans 
IVaverley. 

Les  fées  indépendantes  forment  un  royaume  nomade 
qui  a  ses  mœurs,  ses  institutions,  sa  hiérarchie.  Véritables 
bohèmes  du  monde  merveilleux  ,  les  fées  d'Ecosse  se  re- 
crutent quelquefois  parmi  les  hommes  ,  par  le  vol  des  en- 
fans  au  berceau.  Certains  mortels  priviléc,iés  ont  été  aussi 
admis  ,  dans  l'âge  mûr ,  aux  secrètes  faveurs  de  leur 
reine  ,  et  en  ont  reçu  le  don  d'immortalité.  Thomas  d'Er- 
celdoune  vit  encore  dans  Elflnnd,  ou  le  pays  de  féerie  (1). 
On  raconte  que,  de  leur  côté,  certaines  fées  indépen- 
dantes ont  quitté  leur  demeure  inconnue  pour  venir  con- 
soler, par  leur  afFection  innocente,  les  jeunes  filles  per- 
sécutées dans  leur  famille.  Une  de  ces  fées  avait  lié  une 
étroite  amitié  avec  la  jolie  Kilmenie  ,  surnommée  la  Rose 
du  Perthshire.  Kilmenie  allait  tous  les  jours  ramasser 
dans  la  tourbière  la  provision  de  combustible  pour  le 
ménage,  pendant  que  ses  frères,  gâtés  par  la  préférence 
d'une  mère  injuste,  passaient  leur  vie  dans  l'oisiveté  ou  à 
la  chasse.  La  fée  amie,  voulant  abréger  la  tâche  pénible 
imposée  à  sa  favorite,  l'attendait  le  matin  à  l'entrée  d'un 
tourham  ou  petite  colline  féerique  qui  lui  servait  d'asile. 
Kilmenie  frappait  trois  coups  sur  le  rocher  ,  et  par  une 
petite  ouverture  elle  voyait  sortir  une  petite  main  qui  lui 

(1)  Il  n'y  a  guère  plus  de  cinquante  ans  qu'un  Ténérable  ministre 
des  montagnes ,  le  docteur  Kirbj' ,  qui  avait  trahi  les  secrets  des  fées 
en  les  publiant ,  fut  enlevé  par  elles  :  on  tous  montre  son  tombeau 
à  Aberfoyl;  mais  en  vous  assurant  qu'il  est  vide.  Le  docteur  Kirhv 
apparaît  quelquefois  à  ses  anciennes  ouailles. 


Î288  SLPF.RSTITIOXS  POÉTIQI.KS 

tendait  un  petit  couteau.  Avec  ce  petit  couteau .  elle  avait 
amassé  toute  la  tourbe  dont  elle  avait  besoin  en  quelques 
minutes.  A  son  retour  elle  frappait  deux  coups  ,  la  petite 
main  sortait  encore  pour  repiendre  son  petit  couteau.  Les 
frères  de  Rilmenie  remarquant  qu'elle  s'acquittait  de  sa 
tâche  sans  fatigue,  s'imaginèrent  que  quelqu'un  l'aidait. 
Ils  l'épièrent  et  découvrirent  ce  merveilleux  secours  ;  ils 
lui  arrachèrent  le  couteau,  et  la  devançant  à  la  colline, 
frappèrent  deux  coups  comme  elle  ;  la  fée  répondit  au  si- 
gnal, mais  ces  misérables  lui  coupèrent  la  main  avec  son 
propre  couteau.  La  fée  poussa  un  cri  de  douleur,  et  se 
croyant  trahie  par  sa  protégée ,  ne  la  revit  plus. 

La  nombreuse  famille  des  Gohelins  écossais  mériterait 
bien  son  chapitre  ,  s'il  était  possible  de  parler  de  tous  les 
êtres  surnaturels  dont  la  crédule  Ecosse  a  peuplé  ses  mon- 
tagnes et  ses  vallées  solitaires.  Les  villes  elles-mêmes  ont 
leurs  revenans,  leurs  spectres  et  leurs  fantômes ,  comme 
les  vieux  châteaux  et  les  huttes  de  bergers.  Il  y  a  quelques 
années,  il  fallut  changer  la  garnison  de  la  citadelle  d'Ediii- 
bourg  pour  déloger  le  spectre  d'un  soldat  fusillé  injuste- 
ment, à  ce  que  prétendaient  ses  camarades.  Le  malheureux 
avait  trouvé  ses  officiers  inexorables  devant  la  cour  mar- 
tiale, et  il  était  mort  en  protestant  de  son  innocence.  Son 
spectre  continua  cette  protestation  après  son  supplice, 
jusqu'à  ce  qu  on  lui  laissât  le  champ  libre,  mais  il  vécut 
en  bonne  intelligence  avec  le  nouveau  régiment. 

Le  spectre  écossais  a  cela  de  particulier,  qu'il  existe 
avant  comme  après  la  mort  do  chaque  homme  dont  il  est 
Vombre.  Avant  la  mort  il  s'appelle  -wiaith  .•  tout  homme 
qui  %  apparaît  ainsi  à  lui-même  n  a  plus  que  le  tems  de 
faire  son  testament. 

Les  apparitions  ont  (juelquefois  en  Ecosse  un  car.u- 
lère  reli'Meux.  et  le  ciel  les  a  lui-même  fait  servir  davcr- 


DE  l'écosse.  289 

tissement  aux  rois  et  au  peuple.  S'il  faut  en  croire  les 
chroniqueurs ,  on  vit  à  Edimbourg ,  comme  à  Jérusalem , 
des  armées  se  livrer  bataille  dans  les  airs  à  la  veille  d'une 
guerre  funeste  5  on  entendit  des  tambours  et  des  trom- 
pettes invisibles  donner  le  signal  d'une  victoire  à  la  veille 
d'une  guerre  heureuse.  Une  des  apparitions  les  mieux 
constatées  de  l'histoire  est  celle  qui  ne  put  empêcher 
malheureusement  le  roi  Jacques  IV  d'aller  se  faire  tuer  à 
Flodden-Field  ,  si  toutefois  le  roi  Jacques  IV  est  mort , 
car  bon  nombre  d'Écossais  prétendent  que,  comme  le 
roi  Sébastien  de  Portugal,  il  fut  enlevé  par  des  esprits 
qui  lui  permettront  un  beau  matin  de  revenir  conti- 
nuer son  règne.  Le  roi  était  à  l'église  dans  sa  bonne 
ville  de  Linlithgow,  lorsqu'un  homme  âgé  de  plus  de 
cinquante  ans,  dit  Pitiscote,  se  présente  à  la  porte, 
traverse  le  cercle  des  seigneurs  et  se  fait  faire  place  d'un 
air  d'autorité,  en  déclarant  qu'il  veut  parler  au  roi.  L'in- 
connu portait  une  robe  ou  blouse  bleue  avec  une  cein- 
ture blanche  qui  lui  serrait  les  reins  -,  il  avait  des  brode- 
quins aux  pieds,  mais  pas  de  chapeau,  et  ses  cheveux^ 
blonds  pendaient  sur  ses  épaules.  Le  roi  priait  lorsque  cet 
homme  l'aborda  sans  cérémonie,  se  pencha  sur  sop 
prie-dieu  et  lui  dit  :  «  Messire  roi ,  ma  mère  m'envoie 
vers  vous  pour  vous  avertir  de  ne  pas  aller  où  vous  avez 
l'intention  d'aller;  sinon,  il  vous  arrivera  malheur  à  vous 
et  à  tous  ceux  qui  iront  avec  vous.  )>  Jacques ,  étourdi 
de  cette  singulière  apostrophe,  baissa  les  veux  comme 
pour  réfléchir  ou  se  recueillir  avant  de  répondre  5  mais 
lorsqu'il  releva  la  tète,  l'homme  n'était  plus  là;  on  ne 
sut  ni  où  il  avait  passé,  ni  comment  il  avait  disparu; 
chacun  l'avait  vu  entrer ,  personne  sortir.  Les  uns  vou- 
laient que  ce  fut  saint  André  ,  les  autres  saint  Jean ,  par- 
lant au  nom  de  la  Vierge  mère.  Ce  n'est  que  de  nos 
XI.  19 


290  SLPEnsrnio.NS  FuÉrigiES 

jours  que  la  critique  historique  a  prétendu  que  ce  pou- 
vait bien  être  aussi  un  saint  de  la  façon  de  la  reine,  femme 
de  Jacques,  très-opposée  à  la  guerre  méditée  par  son  che- 
valeresque époux  ;  mais,  dit  Waller  Scott,  il  faut  choisir 
ici  entre  une  imposture  ou  un  miracle. 

Le  roi  crut  avoir  fait  un  songe;  cependant  ,  il  était  si 
déterminé  à  la  guerre  qu'il  ne  céda  pas  même  à  un  second 
avis  qui  lui  fut  donné  quelque  tems  après  avec  une  nou- 
velle solennité.  A  l'heure  de  minuit,  quand  toute  la  ville 
d'Édinbourg  dormait,  un  bruit  étrange  fit  mettre  tout  le 
monde  aux  fenêtres.  On  entendit  distinctement  des  fan- 
fares de  trompettes  ,  et  du  haut  de  la  croix  en  pierre  où 
se  faisaient  les  proclamations  des  ordonnances  et  décrets 
du  royaume ,  une  voix  retentissante  se  mit  à  réciter  un 
catalogue  de  noms.  C'étaient  les  noms  de  toute  la  brave 
chevalerie  d'Ecosse  ,  comtes  et  barons  ,  qui  furent  som- 
més de  comparaître  sous  quarante  jours  devant  le  tribunal 
de  la  mort.  Tous  ceux  qui  furent  compris  dans  cette  fan- 
tastique proclamation  succombèrent  peu  de  tems  après 
avec  le  roi  sur  le  champ  de  bataille,  à  Flodden  ;  tous,  ex- 
cepté un  seul  homme  qui .  s'en  tendant  citer  d'une  façon 
si  étrange,  s'écria  de  son  balcon  qu'il  en  appelait  à  la  mi- 
séricorde de  Dieu,  son  sauveur. 

Ce  n'est  encore  que  de  nos  jours  qu'on  a  mis  en  doute 
cette  voix  surnaturelle  ,  ce  héraut  d'armes  infernal. 
C'était,  H-t-on  dit,  un  second  stratagème  pour  détourner 
.lacques  do  la  guerre.  Mais  ces  traditions  n'en  font  j)as 
moins  partie  des  croyances  de.  l'Ecosse.  Si  elles  n'étaionl 
pas  conformes  au  génie  du  j)cuple  cl  à  la  foi  populaire,  on 
ne  les  eut  pas  inventées,  ou  celui  qui  les  inventa  naui.til 
])as  été  cru  si  facilement.  Les  Écossais  obéirent  à  leur  roi  et 
marchèrent  en  grand  nomhre  sous  sa  bannière,  mais  avcM- 
la  triste  conviction  qu'ils  avaient  contre  eux  les  puissances 


UK   l.KCOSSE.  291 

du.  ciel  et  celles  de  l'enfer.  Qui  sait  juscju'à  quel  point 
celte  conviction  contribua  à  la  perte  de  la  bataille? 

La  citation  solennelle  de  la  croix  d'Edinbourg  a  fourni 
à  Walter  Scott  une  des  plus  belles  pages  de  son  poème  de 
Marmion;  les  notes  de  ce  poème,  comme  celles  de  tous 
ses  ouvrages  de  poésie ,  sont  ricbes  en  anecdotes  de  féerie , 
de  sortilèges  et  d'apparitions  :  c'est  en  effet  dans  ces  notes 
que  le  romancier-poète  a  presque  toujours  relégué  le  mer- 
veilleux de  ses  sujets,  car  ce  n'est  que  par  allusion  et 
sous  la  forme  du  doute  que,  dans  ses  compositions  même, 
il  rappelle  les  légendes  superstitieuses  de  l'Ecosse. 

A  l'exception  de  la  Dame  blanclie  dans  le  Monastère  , 
exception  peu  heureuse,  on  trouve  dans  les  poèmes  comme 
dans  les  romans  de  AValter  Scott  bien  moins  d'esprits,  de 
spectres,  de  fantômes,  de  fées,  de  sorciers,  qu'on  ne 
pourrait  s'y  attendre.  Walter  Scott  a  été  surnommé  le 
magicien  du  nord  (^the  wizard  of  the  north)-^  mais 
aucun  auteur  n'a  été  plus  sobre  de  ressorts  extraordinaires, 
aucun  n'a  plus  répugné  à  appeler  au  secours  de  ses  dé- 
nouemens  le  Deus  intersit  d'Horace.  Les  personnes  qui 
ont  vécu  dans  son  intimité  assurent  que  l'auteur  de  la 
Dame  du  Lac  était  secrètement  aussi  superstitieux  que 
Samuel  Johnson  lui-même,  et  qu'il  craignait  d'exposer 
ses  Dieux  au  ridicule  ,  en  les  exposant  au  grand  jour  de 
la  publicité  5  mais  dans  la  conversation  ,  surtout  au  coin 
du  feu,  sous  la  rose ,  comme  disaient  les  anciens ,  Walter 
Scott  aimait  par-dessus  tout  les  vieilles  légendes ,  et  les 
racontait  avec  tout  le  sérieux  d'un  homme  convaincu.  Sa 
bibliothèque  offrait  aussi  des  trésors  en  ce  genre  5  ses  li- 
vres ou  brochures  sur  la  magie  et  la  féerie  s'élevaient  à 
plus  de  trois  mille  volumes.  Au  soin  avec  lequel  ces  ou- 
vrages sont  classés,  à  leur  reliure  originale,  l'étranger 
visitant  Abbotsford  reconnaît  tout  d'abord  que  ce  furent 


292  SLI'EUSTITIONS  POliTIQLES 

là  les  livres  de  prédilection  du  châtelain.  Par  le  même 
motif,  ce  qu'il  aimait  le  plus,  et  il  le  disait  souvent,  dansla 
situation  d'Abbotsford ,  c'était  le  voisinage  des  lieux  im- 
mortalisés par  les  prodiges  de  deux  fameux  nécromans, 
dont  l'un  lui  avait  au  moins  légué  son  nom ,  Thomas  d'Er- 
celdoune  et  Michel  Scott.  D'un  coté  ,  ce  sont  les  sommets 
coniques  de  l'Eildon  triplés  par  un  coup  de  baj^uette  •  de 
l'autre,  des  ponts  improvisés  en  une  nuit  sur  la  Tweed  par 
deux  ou  trois  ouvriers.  Michel  Scott  avait  à  ses  ordres  un 
si  grand  nombre  de  ces  ouvriers  actifs,  les  uns  visibles,  les 
autres  invisibles  ,  que  son  embarras  consistait  à  leur  trou- 
ver de  l'emploi.  Croyant  tromper  cette  activité  effrayante, 
il  leur  avait  commandé  un  jour  de  construire  uneehaussée 
depuis  Fortrose  jusqu'à  Arde,  sur  le  golfe  de  Morav. 
Le  lendemain  matin  ,  la  chaussée  allait  être  terminée,  et 
Michel ,  c[ui  ne  voulait  pas  forcer  le  fleuve  ni  la  mer  à 
changer  de  lit,  n'eut  d'autres  ressources  que  de  la  faire 
détruire  5  il  n'en  reste  plus  que  le  cap  de  Fortrose ,  qu'on 
appelle  encore  la  chaussée  de  Michel  Scolt.  Mais  alors  les 
infatigables  manœuvres  de  l'architecte  revinrent  le  trouver 
pour  lui  demander  de  l'ouvrage  ;  Michel  ne  sachant  com- 
ment les  employer,  imagina  une  mystification  cruelle. 
«  Allez  ,  leur  dit-il ,  me  faire  des  cordes  avec  du  sable.  » 
Les  démons  essayèrent ,  mais  ce  fut  pour  eux  la  tache  des 
Danaides  dans  l'enfer  classique ,  et  ils  revinrent  prier 
Michel  de  leur  permettre  d'ajouter  au  moins  un  peu  de 
paille  à  la  matière  première  de  cette  bizarre  corderie , 
dont  on  voit  encore  les  vestiges  sur  les  bords  du  golfe  de 
Solway.  Michel  refusa,  et  les  démons  sont  encore  occu- 
pés à  leur  tâche  impossible. 

Michel  Scott  était  un  de  ces  nécromans  vertueux  qu'on 
ne  brûlait  pas  et  que  les  souverains  consultaient  même 
sans  danger  pour  leur  foi.  C'étaient  les  sorciers  de  la 


DE  l'kcosse.  293 

science  el  du  génie,  ceux  qui  arrachaienl  à  la  nature  ses 
secrets  par  l'étude  et  le  travail.  L'Ecosse  eut  ensuite  ses 
sorciers  et  ses  sorcières  par  pacte  diabolique,  sorciers  ou 
sorcières  sentant  le  fagot ,  et  dont  plusieurs  périrent  par 
le  feu,  comme  l'attestent  les  fastes  judiciaires  d'Édiu- 
Ijourg  et  d'Aberdeen.  Quelques-uns  de  ces  malbeureux 
n'arrivaient  même  pas  jusqu'au  lieu  de  l'exécution  :  le 
peuple  les  arrachait  au  bourreau  pour  se  donner  le  plai- 
sir de  les  égorger  lui-même.  Tel  fut  le  sort  de  la  fameuse 
sorcière  Cornfoot.  Quelques-unes  de  ces  sorcières  de  par 
Satan  avaient  l'art  de  racheter  de  tems  en  tems  leurs 
noirceurs  et  leurs  méfaits  par  quelques  services.  Il  y 
avait  aussi  en  Ecosse  des  sorcières  insaisissables  qui  fai- 
saient plutôt  partie  du  monde  des  esprits  que  du  monde 
matériel.  Les  sorcières  de  Macbeth,  par  exemple  ,  n'au- 
raient pu  être  traduites  en  justice.  Par  la  description  qu'en 
fait  Shakspeare,  d'après  les  chroniques  sans  doute,  ces  fa- 
tales sœurs  (^wierd  sisiers)  rentrent  dans  la  classe  des  êtres 
mythologiques  de  l'Ecosse.  Elles  n'ont  pas  de  sexe ,  elles 
participent  plutôt  de  la  nature  du  démon  que  de  celle  de 
l'homme.  On  dit  que  le  docteur  Johnson  les  invoqua  en 
vain  dans  la  bruyère  de  Fores  :  il  est  vrai  que  le  docteur 
Johnson  leur  parla,  je  crois,  en  vers  latins,  comme  il  eût 
parlé  à  la  Canidie  d'Horace  ou  à  l'Erichto  de  Lucain  :  elles 
auraient  répondu  plus  volontiers  à  une  incantation  gaéli- 
que. Les  fatales  sœurs  existent  encore  dans  le  comté  de 
Fife,  et  l'on  prétend  que  tous  les  fils  aînés  de  la  maison 
de  DufF  ont  le  secret  du  charme  auquel  elles  répondent. 
J'aimerais  mieux  voir  apparaître,  pour  ma  part ,  la  jo- 
lie sorcière  du  Tain  O'ShaTiler  de  Burns  \  car  Burns  a  été 
fidèle  aux  superstitions  locales  en  faisant  sa  sorcière  jeune 
et  jolie.  Plus  d'une  fille  d'Ecosse  a  été  accusée,  de  nos 
jours  encore,  d'allfr  danser  au  sabbat  dans  le  costume  in- 


294  SUPERSTITIONS  POÉTIQUES 

délicat  qui  inspire  à  l'enthousiasme  de  Tarn  celte  excla- 
mation devenue  classique  :  «  Bravo  ,  courte-chemise  !  » 
(TPeel  done  cutty-sark  !  )  Cependant  la  vraie  sorcière 
écossaise,  le  type  de  Madge  et  des  ensevelisseuses  de  la 
Fiancée  de  Lammermoor  est  une  vieille  à  la  peau  ridée, 
au  chef  branlant,  hideuse  et  morose,  entretenant  un 
reste  de  chaleur  animale  auprès  de  quelques  charbons  re- 
couverts de  cendres  dans  un  pot  cassé,  marmottant  des 
paroles  mvstérieuses,  et  n'ayant  plus  d'autre  compagne, 
d'autre  amitié  dans  ce  monde  ,  que  celle  de  son  vieux 
chat-,  encore  celui-ci  n'est-il,  chez  la  vieille  sorcière,  un 
chat  que  pour  la  forme  :  sous  sa  fourrure  c'est  le  vieux 
Nick  qui  se  cache.  Telle  est  la  seule  sorcière  que  connais- 
sent les  Ecossais  aujourd'hui ,  dans  la  Haute  comme  dans 
la  Basse-Ecosse ,  dans  les  montagnes  comme  dans  les  lies 
Hébrides.  La  pauvre  vieille  î  elle  monte  encore  à  cheval 
sur  son  balai  pour  se  rendre  au  sabbat;  mais  tout  le  pou- 
voir qu'elle  en  rapporte,  c'est  quelque  sortilège  à  jeter 
sur  les  vaches  de  Sawney  ou  de  Donald.  Elle  ne  risque 
plus  d'être  brûlée ,  sans  doute ,  mais  elle  ne  peut  plus 
commander  aux  élémens  ,  ni  se  faire  obéir  de  la  tempête, 
comme  jadis  la  sorcière  de  Corrivreckan  (1)  ,  dont  nous 

(1)  Corri^Tcckan  ,  entre  le  cap  Jura  et  lile  Scarba,  est  encore  au- 
jourd  liui  un  golfe  dangereux  poiu"  les  matelots  ;  mais  il  y  a  long-tems 
qu'on  n'y  a  \u  apparaître  la  vieille  sorcière  qui  jadis  n'avait  qu'à  agiter 
son  moucLoù-  pour  exciter  une  tempête  à  engloutir  une  flotte.  Un 
prince  danois  osa  braver  la  sorcièn^  nn  jour  quelle  agitait  ainsi  son 
mouchoir  :  il  fit  naufrage  coi^ps  et  biens.  La  dame  qu'il  aimait  avaîl 
exigé  de  lui  cet  acte  de  courage  pour  l'éprouver  avant  de  lui  donner 
sa  main.  Saint  Colomba  fut  plus  heureux  ,  dit  une  chronique  .  quand 
il  franchit  le  passage  du  Vreckan.  Déjà  la  tempête  grondait  ;  le  saint 
s'adressa  à  son  ami ,  saint  Keunelh.  qui  entendit  sou  cri  de  détresse 
et  sa  piière  du  fond  de  l'Irlande  au  moment  où  il  allait  s'asseoir  à 
table.   Saint   Kcnnclh  courut  à  l'église,  u'ayaul  eu  que  le  tems  dt- 


i>t  I.  KCOSSK.  296 

.tlloiis  raconter  un  Iruit  (]ui  piouM'  que  iclle  lecloiilable 
alliée  de  Salua  avail  du  moins  le  seiuimeul  du  patriotisme 
«'oossais. 

Pendant  le  règne  de  Mac-Donald,  roi  ou  lord  des  Iles, 
une  princesse  espagnole  ,  allirée  par  la  répulalion  des 
saints  édifices  d'Iona,  vint  en  pèlerinage  pour  faire  sa 
prière  et  déposer  son  offrande  à  l'autel  de  Saint-Colomba. 
La  belle  étrangère  lit  le  tour  des  côtes  sauvages  de  Mull, 
et  sa  présence  fut  comme  l'apparition  d'une  fée  mortelle 
pour  les  chefs  de  l'archipel  des  Hébrides.  Ils  furent  ton? 
irappés  de  cette  belle  peau  brune  et  de  ces  beaux  veux  noirs, 
qui  contrastaient  avec  le  genre  de  beauté  des  Hébridien- 
nes  au  teint  blanc,  aux  yeux  bleus,  aux  cheveux  blonds. 
Il  y  avait  surtout  un  charme  inexprimable  pour  ces  chels 
guerriers  f'ans  sa  démarche  langoureuse,  dans  ce  mélange 
de  mollesse  et  de  vivacité  qui  caractérise  les  châtelaines 
andalouses.  «  Elle  est  noire  comme  un  corbeau!  dit  l'un. 
—  Elle  ne  saurait  pas  danser  un  réel  (espèce  de  danse 
des  Hébrides)  ,  dit  un  autre.  —  C  est  quelque  princesse 
échappée  de  l'Afrique,  dit  un  troisième,  »  Mais  tous  au  fond 
du  cœur  éprouvaient  quelque  chose  qui  démentait  leurs 
dédains  affectés  pour  létrangère.  Le  plus  franc  de  ces  chefs 
fut  Mac-Lean  de  Duart,  qui  s'éciùa  que,  noire  ou  brune, 
africaine  ou  espagnole,  la  pèlerine  lui  semblait  la  plus 
belle  femme  qu  il  eût  jamais  vue,  et  qu'il  oserait  le  lui 
dire  à  elle-même.  Il  se  jeta  dans  une  barque ,  aborda  la 
galère  de  la  princesse ,  s'offrit  pour  lui  servir  de  pilote 

mettre  uu  de  ses  souliers,  et  il  célébra  bien  vite  la  messe  ,  à  liuteii- 
tion  de  son  ami .  avec  un  pied  en  pantoufle.  D  était  neuf  heures  du 
matin  loi-squU  consacra  Thostie  :  ce  fut  à  neuf  heures  précises  (|uc 
Colomba  vit  lout-à  coup  les  flots  courroucés  du  Vrcckan  sécarter  de 
sa  barque  au  moment  où  ils  semblaient  s'avancer  en  montaf:;n(s  pour 
I  écraser  et  1  ingloutir.     Lcixctulc  du  saint  Oran.  ) 


296  SUPERSTITIONS  POÉTIQUES 

jusqu'à  lona,  et  la  guida  heureusement  à  travers  les  dan- 
gers du  golfe  de  Corrivreckan.  La  princesse,  de  son  côté, 
trouva  à  Mac-Lean  un  air  noble  et  digne  de  Taltention 
d'une  reine  : 

«  Etes-vous  le  roi  de  ces  lies!  lui  demanda-t-elle. 

—  Je  suis  le  roi  de  la  mienne,  répondit  Mac-Lean. 

—  Mais  vous  avez  un  roi  au-dessus  de  vous? 

■^^  Mac-Donald  est  roi  des  Iles  ,  moi  je  suis  roi  de 
Duart.  )) 

La  princesse  d'Espagne  trouvaque  ces  titres  lui  suffisaient 
pour  avoir  l'honneur  d'être  son  chevalier,  après  avoir  eu 
l'honneur  d'être  son  pilote.  Il  n'y  a  pas  de  fière  Espagnole 
qui  ne  soit  égalée  en  fierté  par  un  chef  écossais.  Celle-ci 
entra  dans  la  grande  église  d'Iona,  appuvée  sur  le  bras  de 
Mac-Lean.  Mac-Lean  eût  voulut  lui  parler  d'amour,  mais 
c'eût  été  se  mettre  en  rivalité  avec  Dieu.  Il  respecta  les 
dévotions  de  la  dame  étrangère.  Son  silence  fut  peut-être 
mal  interprété  d'Iona  :  la  dame  voulut  être  conduite  à 
DunstafFnage ,  ayant,  disait-elle,  une  mission  diplomati- 
que pour  le  roi  des  Iles.  Mac-Lean  n'osa  pas  encore  se 
déclarer,  et  comme  il  y  avait  une  querelle  héréditaire  en- 
tre son  clan  et  celui  de  Mac-Donald,  il  ne  put  la  suivre 
jusqu'à  DunstaETnage. 

Le  roi  des  Iles  ne  fut  pas  moins  frappé  de  la  beauté  de 
l'Espagnole  que  les  autres  chefs  hébridiens  ;  mais  il  fut 
plus  hardi  queMac-Lean.  Aulieudesoupirer  discrètement, 
d'attendre  toujours  un  moment  favorable  pour  parler,  il 
fit  l'amour  dans  les  règles.  La  princesse  avait  trouvé  Mac- 
Lean  trop  timide,  elle  trouva  Mac-Donald  trop  hardi ,  et 
refusa  de  le  payer  de  retour.  Le  tems  la  rendra  plus  rai- 
sonnable ,  se  dit  Mac-Donald  ,  et  la  princesse,  quand  elle 
désira  remettre  à  la  voile  se  vit  prisonnière.  Elle  voulut 
alors  éprouver  si  elle  avail  dans  Mac-Lean  un  champion 


DÉ  l' ECOSSE.  297 

aussi  digne  d'elle  par  son  courage  que  par  son  respect.  Elle 
lui  fil  sayoir  sa  situation.  Mac-Lean  était  comme  tous  les 
montagnards,  toujours  prêt  à  la  guerre  et  à  la  vengeance  : 
il  lui  semblait  déjà  que  la  visite  diplomatique  de  la  belle 
Espagnole  se  prolongeait  un  peu  trop  :  sur  de  son  appro- 
bation ,  il  fit  ses  préparatifs,  surprit  le  château  de  Duns- 
laffnage,  et  s'empara  à  la  fois  du  lord  des  Iles  et  de  s-a  cap- 
tive qu'il  emmena  au  château  de  Duart. 

Là,  la  belle  Espagnole  se  montra  reconnaissante,  et  elle 
eût  épousé  Mac-Lean  sans  faire  long-tems  la  prude ,  lors- 
que son  père,  inquiet  à  son  tour  de  l'absence  si  prolongée 
de  sa  fille,  envova  son  amiral  avec  une  flotte  pour  la  ré- 
clamer. Cet  amiral,  qui  avait  fait  jadis  la  guerre  dans  ces 
mers  sous  le  comte  de  Buelna ,  menaçait  de  mettre  à  feu 
et  à  sang  le  territoire  de  Duart  si  on  ne  lui  rendait  la  prin- 
cesse. 

Mac-Lean  avait  résisté  par  les  seules  forces  de  son  clan 
au  clan  de  Mac-Donald  et  à  ses  alliés  ;  mais  il  ne  pouvait 
espérer  de  résister  par  des  moyens  aussi  simples  à  toute 
une  flotte  espagnole.  Il  alla  donc  consulter  la  sorcière  de 
Corrivreckan.  La  sorcière  prit  son  mouchoir  pour  tout 
bagage,  et  vint  au  rocher  sur  lequel  est  bâti  le  château  de 
Duart. 

Quand  l'amiral  espagnol  jeta  l'ancre  sous  le  rocher  sour- 
cilleux ,  il  commença  à  s'étonner  de  la  tranquillité  qui  ré- 
gnait autour  de  lui.  Pas  de  préparatifs  de  défense,  aucun 
signe  d'alarme.  C'était  un  marin  expérimenté^  il  regarda 
à  droite  et  à  gauche  :  rien. 

«  Mousse,  cria-t-il  enfin  ,  grimpe  au  faite  du  mal,  et 
dis-moi  ce  que  tu  vois  : 

—  Amiral,  je  vois  un  corbeau  noir  qui  vole  en  tour- 
nant sur  la  crête  du  rocher. 

—  Mousse,  regarde  encore. 


298  SLI'EP.STITIOXS  POÉTIQLES 

—  Amiral  ,  voici  deux  autres  corbeaux  qui  viennent 
joindre  le  premier. 

—  Mousse,  regarde  encore. 

—  Amiral,  voici  trois  autres  corbeaux,  six  en  tout  ^  eh! 
pardon,  amiral,  en  voici  un  septième. 

—  Redescends,  dit  l'amiral  dont  le  front  se  rembrunit 
à  cette  nouvelle  :  matelots,  à  vos  postes  !  »  Mais  il  était  irop 
tard  :  une  tempête  épouvantable,  comme  celle  qui  devait 
un  jour  engloutir  l'Armada,  fondit  sur  le  vaisseau  amiral 
et  sur  toute  la  flotte  qui  se  dispersa  et  n'osa  plus  repa- 
raître. 

Chaque  fois  que  la  sorcière  de  Corrivreckan  avait  agité 
son  mouchoir,  un  corbeau  était  accouru  ,  et  chaque  cor- 
beau apportait  un  grain  d'orage  sous  son  aile.  La  prin- 
cesse espagnole  épousa  Mac-Lean  et  oublia  TEspague 
dans  les  Hébrides.  La  tradition  dit  que  les  sept  corbeaux 
de  Duart  étaient  sept  sorcières  transformées  ainsi. 

Les  formes  que  peuvent  prendre  les  sorcières  d'Ecosse 
sont  réglées  par  une  espèce  de  code  de  leurs  privilèges  : 
elles  peuvent  se  changer,  1"  en  pierres;  alors  elles  se 
placent  dans  un  champ  qu'on  laboure,  et  le  fermier  voit 
le  soc  de  sa  charrue  se  briser  dans  le  sillon  ;  2°  en  pies  , 
elles  se  sauvent  ordinairement  sous  cette  forme;  3°  eu 
corbeaux  ,  c'est  pour  apporter  les  tempêtes  ou  annoncer 
les  morts;  4°  en  chats,  c'est  sous  celte  forme  qu'elles 
s'introduisent  dans  les  maisons;  5"  en  lièvres,  pour  dé- 
truire les  légumes  dans  les  jardins  et  les  champs  cultivés. 
Quelques  heures  avant  la  bataille  de  Falkirk,  en  174G, 
un  lièvre  avant  passé  tout-à-coup  devant  la  ligne  du  gé- 
néral aiiglais,  les  soldats  se  mirent  à  crier  :  voilà  la  com- 
tesse de  Kilmarnock  qui  passe.  »  La  comtesse  était  une 
vieille  douairière  jacobile  qu  on  accusait  dans  le  canton 
flêtre  sorcière. 


DE   l.'l- COSSE.  290 

N'est  pas  toujours  sorcier  qui  veut  ,  en  Ecosse  comme 
ailleurs  5  mais  en  Ecosse,  il  est  des  personnes  qui  sont, 
bon  gré  mal  gré  ,  forcées  de  correspondre  avec  les  malins 
esprits ,  qui  ont  le  don  de  les  voir  en  tous  lieux  et  à  toute 
heure.  Ces  personnes  sont  nées  le  jour  de  Noël  ou  le  ven- 
dredi-saint :  singulier  privilège  qui  remonte  à  l'époque 
où  le  catholicisme  régnait  dans  tout  le  rovaume  de  Bruce, 
mais  dont  la  réforme  n'a  point  privé  les  Ecossais. 

Le  don  de  seconde  vue  est  encore  un  privilège  du  même 
genre  ,  qui  est  particulier  à  l'Ecosse  ,  et  surtout  aux  ha- 
hitans  des  Iles  ;  privilège  fatal,  car  il  en  est  des  prophètes 
ou  voyans  des  Hébrides ,  comme  de  la  Cassandre  des 
Grecs  :  ils  sont  malheureux  par  anticipation  d'un  danger 
qu'ils  prédisent  en  vain  à  l'imprévovance  opiniâtre  des 
hommes.  Lochiel  fut  bien  prévenu  par  un  voyant  de  l'issue 
qu'aurait  la  bataille  de  Culloden-  mais  l'honneur  lui  fit 
une  loi  d'aller  périr  avec  son  clan  sous  la  bannière  de 
Charles-Edouard . 

La  seconde  vue  est  un  phénomène  dont  la  phvsiologie 
s'est  occupée  et  qu'elle  a  analvsée  comme  le  svmptôme 
d'une  manière  d'être  propre  à  certains  tempéramens ,  à 
certaines  organisations.  Je  ne  sais  plus  quel  est  le  savant 
docteur  qui  en  a  fait  une  variété  de  la  catalepsie.  Quoi 
qu'il  en  soit ,  c'est  un  de  ces  miracles  qui  ont  pu  impuné- 
ment subir  l'épreuve  suggérée  par  Voltaire ,  l'examen 
d'une  académie  ou  d'une  faculté  de  médecine.  La  seconde 
vue  existe  :  reste  à  l'expliquer.  Je  la  définirai  provisoire- 
ment un  rêve  sans  sommeil.  Si  une  fois  on  admet  qu'on 
peut  dormir  éveillé ,  les  yeux  ouverts  ,  ces  rêves  sont-ils 
des  prédictions  plus  sûres  que  celles  que  l'oniroscopie  tire 
des  rêves  du  sommeil?  Yoilà  comme  vous  pourriez  poser  la 
question  à  la  faculté  d'Edinbourg;  mais  dans  les  High- 
lands  et  les  Hébrides,    on  attache  un  sens  moins  fortuit 


300  SUPERSTITIONS  l'OÉTIQLES 

aux  révélations  de  la  seconde  vue.  Les  voyans  sont  des 
êtres  à  part,  écoutés  avec  respect,  consultés  sérieusement. 
L'anecdote  suivante  vous  est  souvent  racontée  pour  prou- 
ver combien  leurs  prophéties  sont  indépendantes  d'aucun 
calcul. 

Dans  une  auberge  de  Killin ,  ville  du  comté  de  Perth  , 
un  de  ces  voyans  était  à  table,  lorsqu'entre  un  inconnu. 
A  la  vue  de  cet  homme,  le  voyant  tressaille,  se  lève  de 
table  et  se  sauve  en  courant.  On  le  poursuit,  on  l'atteint, 
on  l'interroge  et  il  avoue  qu'il  s'est  enfui  parce  que  le 
nouveau  venu  ,  qu'il  ne  connaît  pas,  est  destiné  à  périr 
sur  l'échafaud  dans  deux  jours ,  et  qu'à  cette  révélation 
s'est  joint  en  lui  un  irrésistible  instinct  de  terreur  per- 
sonnelle. Cet  homme  s'irrite  de  cette  prédiction  comme 
d'un  outrage,  tire  sa  claymore  et  l'enfonce  dans  le  cœur 
du  voyant.  L'assassin  est  arrêté  ,  jugé  à  l'instant  et  périt 
deux  jours  après  du  supplice  qui  lui  avait  été  prédit. 
Certes,  voilà  qui  surpasse  tout  ce  que  les  anciens  disaient 
et  croyaient  de  ce  pouvoir  indéflnissable  et  supérieur  aux 
dieux  ,    la  fatalité. 

Enfin  il  est  aussi  des  Ecossais  qui  prétendent  que  la  se- 
conde vue  est  à  la  fois  une  science  et  un  don  naturel , 
qu'elle  peut  se  communiquer  par  initiation.  Voici  com- 
ment s'exprime  à  ce  sujet  un  vieil  auteur  qui  a  traité  gra- 
vement la  question  : 

«  C'est  par  d'étranges  solennités  qu'on  investit  un  homme 
de  tout  le  secret  de  la  seconde  vue.  Il  faut  d'abord  que 
celui  qui  prétend  l'acquérir  se  serre  la  taille  avec  une 
corde  en  crin  ,  ayant  servi  à  fixer  le  couvercle  d'un  cer- 
cueil. Il  faut  ensuite  qu'il  courbe  la  tcte  comme  fit  Elisée 
(Rois,  liv.  I",  ch.  XVIII,  vers.  42),  jusqu'à  ce  qu'il 
aperçoive  à  travers  ses  jambes  un  enterrement  qui  passe. 
Mais  si  le  vent  change  pendant  ce  tems-là ,  il  est  en  danger 


DK  l'kCOSSI?.  -"^01 

de  mort.  Il  est  donc  plus  prudent  pour  le  néophyte  cu- 
rieux de  cette  science  de  mettre  son  pied  gauche  sous  le 
pied  droit  d'un  voyant,  qui  pose  en  même  tems  sa  main 
sur  sa  tète.  Dans  cette  attitude,  il  regardera  par-dessus 
Tépaule  du  voyant  et  il  apercevra  une  multitude  de  per- 
sonnages furieux  qui  accourront  à  lui  de  toutes  les  parties 
de  r  horizon  ,  aussi  nombreux  que  tous  les  atomes  qui  flot- 
tent dans  l'air.  Ces  personnages  ne  sont  pas  des  non-entités 
ni  des  fantômes,  créatures  émanées  d'une  imagination  ef- 
frayée, d'un  cerveau  troublé  ou  malade  ;  ce  sont  des  réalités 
se  montrant  telles  qu'elles  sont  à  un  homme  dans  son  bon 
sens  ,  et  qui  peut  les  examiner  avec  une  attention  scrupu- 
leuse 5  mais  cette  vue  devient  bientôt  si  terrible  que  l'ap- 
prenti vovant  reste  tremblant,  respirant  à  peine  etmuet.» 

Terminons  par  la  mention  des  singulières  idées  qu'ont 
tous  les  Ecossais  sur  les  morts.  L'ame,  disent-ils,  ne  quitte 
la  chambre  où  elle  s'est  séparée  du  corps  qu'après  que  les 
funérailles  sont  accomplies.  Elle  plane  autour  de  la  couche 
funèbre,  et  si  on  s'adresse  à  elle  avec  certaines  paroles 
d'incantation  ,  elle  peut  rentrer  dans  sa  prison  mortelle , 
la  ranimer  un  moment  et  répondre  aux  questions  qui  lui 
sont  adressées  sur  la  cause  de  son  trépas.  L'ame  n'est  pas 
seule  dans  la  chambre  ,  toutes  les  âmes  de  sa  connaissance 
viennent  lui  tenir  compagnie  pendant  l'intervalle  qui  sé- 
pare la  mort  des  funérailles.  Invisibles  à  tous  les  yeux, 
les  âmes  peuvent  cependant  manifester  leur  présence  si 
elles  sont  provoquées  par  quelque  indiscrétion.  L'usage 
est  de  tenir  la  chambre  d'un  mort  ou  large  ouverte  ou  en- 
tièrement fermée-,  si  on  la  laissait  entrebâillée,  la  première 
personne  qui  entrerait,  dit-on  encore,  verrait  probable- 
ment le  corps  assis  sur  le  lit. 

Les  superstitions  écossaises  sont  en  si  grand  nombre , 
que  notre  but ,  dans  cet  article  ,  n'a  été  que  de  faire  cou- 


302  SiriiKSTITKJNS   l'OETIylKS 

nailre  telles  qui  sont  les  plus  populaires  el  surlout  les  plus 
poétiques  -,  mais  que  le  lecteur  n'oublie  pas  que,  pour  goûter 
un  pareil  sujet,  il  faut  une  grâce  d'état  ou  tout  au  moins 
une  disposition  d'esprit  particulière.  Le  charme  d'une  lé- 
gende, comme  l'a  dit  le  grand  magicien  du  nord,  dépend 
beaucoup  de  1  âge  de  la  personne  à  qui  elle  s'adresse.  «  Je 
le  sens  d'autant  mieux,  ajoute  sir  Walter  Scott,  qu'à  deux 
époques  bien  différentes  de  ma  vie ,  je  me  suis  trouvé  avec 
des  résultats  tout  différens  en  des  lieux  favorables  à  ce  degré 
d'émotion  superstitieuse  que  les  Ecossais  appellent  eerie 
(  la  peur  des  esprits  ).  »  Et  à  l'appui  de  cette  assertion,  il 
nous  raconte  comment,  à  l'âge  de  dix-neuf  ou  vingt  ans, 
il  passa  une  nuit  d'insomnie  dans  le  château  de  Glamis 
qui ,  depuis  Macbeth,  s'est  enrichi  de  siècle  en  siècle  de 
nouvelles  légendes.  Il  eut  beau  appeler  l'histoire  à  son  se- 
cours pour  démentir  celles  de  ces  traditions  que  la  poésie 
a  empruntées  aux  récits  populaires,  son  imagination  fut 
d'accord  avec  Shakspeare  pour  évoquer  les  personnages 
de  la  fameuse  scène  nocturne  du  château  de  Macbeth.  Il 
les  reconnut,  comme  si  ces  acteurs  fantastiques  eussent 
joué  sur  le  lieu  même  cette  scène  qu'il  avait  vu  représenter 
quelque  tems  auparavant  à  Edinbourg  par  John   Kemble 
et  son  inimitable  sœurs  M".  Siddons.  En  1814,  le  ha- 
sard conduisit  Walter  Scott  dans  le  château  de  Dunve- 
gan ,  qui  n'est  guère  mois  riche  en  traditions  supersti- 
tieuses que  le  château  de  Glamis;  mais  il  avait  alors  dé- 
passé l'âge  moyen  de  la  vie.  Le  laird  et  la  chàtelaiiio  lui 
firent  l'offre  courtoise  de  le  faire  coucher  dans  la  chambre 
dite  des  apparitions.  «  J'en  pris  possession,  dit-il ,  à  l'heure 
où  les  esprits  reviennent.  Excepté  peut-être  quelques  ta- 
pisseries flottantes  et  l'extrême  épaisseur  des  murs,  rien 
de  ^\\xs conifoi lahie  que  cette  chambre;  mais  si  vous  re- 
gardiez par  les  fenêtres  ,  tout  ce  que  vous  aperceviez  sal- 


I)K    I.   KCOSSIC.  303 

liait  aux  idées  suporslilieuses.  Un  \  ont  irautomne  ,  parfois 
cliarjjé  de  vapeurs,  dérobait  le  jjolfe  à  la  vue  ,  ou  en  sou- 
levait les  vaijues  et  les  précipitait  sur  le  rivage.  Les  ro- 
chers qui ,  surgissant  du  fond  de  la  mer  sous  une  forme 
assez  semblable  à  la  forme  humaine,  ont  reçu  le  nom  de 
Filles  de  Macleod ,  étaient  couronnés  d'une  écume 
blanche.  Dans  une  nuit  semblable,  ces  rochers  singuliers 
auraient  pu  me  rappeler  aussi  les  déesses  norwégiennes 
surnommées  les  Messagères  de  la  mort ,  ou  les  femmes 
voyageant  sur  l'orage.  Dans  le  fond  du  tableau,  on  dis- 
tinguait quelques-unes  des  montagnes  de  Quillan  ,  appe- 
lées les  Tables  de  Macleod.  Enfin ,  à  la  voix  des  flots  et 
du  vent  se  mêlait  celle  de  la  cascade  retentissante,  désignée 
sous  le  nom  de  la  Nourrice  de  Rorie  More ,  parce  que 
ce  chef  aimait  à  s'endormir  en  l'écoutant.  En  un  mot,  ma 
chambre  méritait  un  hôte  moins  pressé  de  sommeil.  Eh 
bien  !  je  dois  avouer  que  de  tout  ce  que  je  vis  avant  de 
me  coucher,  ce  qui  me  séduisit  le  plus,  ce  fut  le  bon  lit 
où  j'espérais  réparer  la  fatigue  de  quelques  nuits  péni- 
bles passées  à  bord ,  et  où  je  dormis  en  effet  sans  rêver 
de  spectres ,  de  fantômes  ou  de  lutins,  jusqu'au  lendemain 
malin.  Il  fallut  (jue  mon  domestique  vint  me  réveiller.  » 

(  lùlinlnirgh  Magazine .  ) 


gg^ouiKnirs    be    ^^o^a^c. 


N°   II. 


ESQUISSES  SICILIENNES  (1). 


La  plupart  des  familles  nobles  de  Sicile  ont  une  cha- 
pelle qui  leur  appartient  spécialement,  dans  laquelle  on 
enterre  chacun  des  membres  à  leur  décès  ,  et  où  l'on  ne 
célèbre  que  quelques  rares  cérémonies  aux  époques  des 
anniversaires  solennels.  Vers  la  fin  de  l'année  1815  , 
M"^  Zambani ,  seconde  femme  d'un  prince  sicilien  qui 
habite  le  voisinage  de  Messine^  témoigna  à  son  mari  et  à 
ses  enfans  le  désir  d'aller  visiter  leur  vieille  chapelle 
qu'elle  n'avait  pas  vue  depuis  long-tems ,  et  qui  ce  soir-là 
devait  être  illuminée  en  l'honneur  de  la  Fête  du  Rosaire. 
L'un  des  fils  du  prince,  qui  est  aujourd'hui  le  prince  San- 
Severino,  avait  alors  dix-huit  ans.  La  fantaisie  de  sa  mère 
le  contrariait  5  il  aurait  voulu  ne  pas  la  suivre  ;  elle  exi- 
gea qu'il  accompagnât  la  famille  dans  sa  visite  à  la  cha- 
pelle :  mais  ce  fut  avec  une  grande  répugnance  qu'il 
obéit  à  des  ordres  réitérés. 

Une  fols  dans  l'église,  le  jeune  homme  ne  fît  attention 
ni  à  la  beauté  romanesque  du  site,  ni  à  l'effet  solennel  de 
l'orgue  retentissant  sous  les  voûtes  byzantines,  ni  à  celui 


(1)  Voyez  le  premier  article  dans  la  20"^  livraison  de  celte   série 
(août  183/1  ). 


ESQUISSES  SICILIENNES.  30.'» 

fie  nombreuses  bougies  dont  la  clarté  se  jouait  sur  les  Irè- 
fles  gotbiques  et  sur  les  sculptures  arabes.  En  véritable 
enfant  gâté ,  il  resta  dans  l'église  sans  se  montrer  à  per- 
sonne. Il  se  jeta  dans  un  confessionnal ,  y  dormit  pen- 
dantque  l'on  cbantait  l'office  des  morts ,  et  ne  prit  aucune 
part  aux  dévotions  et  aux  cérémonies  de  la  soirée. 

Quand  la  princesse  eut  achevé  ses  prières  et  qu'elle 
voulut  retourner  au  palais,  elle  chercha  des  yeux  son  fils, 
et  ne  le  trouvant  pas  ,  elle  pensa  qu'il  avait  quitté  l'église 
avant  la  fin  de  l'office,  et  qu'il  l'avait  précédée.  A  son  ar- 
rivée au  palais  ,  elle  reconnut  qu'elle  s'était  trompée  ; 
mais  elle  fut  peu  surprise  de  son  absence  et  pensa  que , 
dans  sa  bouderie  d'enfant ,  il  avait  été  coucher  à  Messine 
où  la  famille  avait  une  résidence. 

Cependant ,  le  jeune  prince  dont  le  nom  de  baptême 
était  Ramire,  et  que  nous  appellerons  ainsi,  n'était  pas 
sorti  du  confessionnal.  Au  moment  où  tout  le  monde  se 
retira,  où  les  bougies  s'éteignirent ,  où  les  portes  se  fer- 
mèrent ,  où  un  profond  silence  succéda  au  chant  des 
moines,  le  jeune  homme  dormait  encore.  Le  chef  de  la  fa- 
mille emporta  les  clefs  de  la  chapelle  qui  ne  devait  se  rou- 
vrir que  l'année  suivante.  Après  un  assoupissement  dont 
le  jeune  Ramire  ne  put  déterminer  exactement  la  durée,  il 
ouvrit  les  yeux,  sortit  du  confessionnal,  s'étonna  de  l'obscu- 
rité profonde  qui  l'environnait  et  fit  quelques  pas  dans  l'é- 
glise. 11  cherchait  à  s'orienter,  lorsqu'il  entendit  un  bruit  de 
pas  lointains.  Il  s'arrêta  :  un  homme  d'une  taille  haute,  en- 
veloppé d'un  fejrajuolo  ou  grand  manteau  à  l'italienne  , 
passa,  une  lanterne  à  la  main,  devant  le  confessionnal,  pa- 
rut s'agenouiller  en  face  de  l'autel,  continua  sa  route  et  dis- 
parut. Soit  que  la  crainteoule  besoin  de  dormir  aient  retenu 
le  jeune  Ramire  dans  le  confessionnal,  où  il  rentra  presque 
aussitôt  après  l'apparition  de  ce  mystérieux  personnage  , 

M.  20 


306  ESQUISSES  SICILIENNES. 

il  n'essaya  de  quitter  son  asile  qu'au  lever  du  soleil.  Alors, 
rassuré  sans  doute  par  la  clarté  qui  se  projetait  le  long 
des  murailles,  il  examina  l'intérieur  de  la  chapelle  avec  at- 
tention ,  trouva  la  porte  hermétiquement  fermée,  ne  put 
découvrir  aucune  issue,  ni  du  côté  de  l'autel,  ni  du 
côté  delà  nef:  puis  cet  examen  achevé,  il  monta  sur 
l'appui  d'une  des  fenêtres,  et  se  laissa  glisser  en  dehors 
jusqu  à  terre.  On  avait  fait  peu  d'attention  à  son  ahsence 
nocturne  et  sa  mère  resta  persuadée  qu'il  avait  passé  la 
nuit  à  Messine. 

Cependant  le  mystère  de  cette  apparition  dans  la  cha- 
pelle lui  était  resté  dans  l'esprit  ;  il  se  demandait  à  lui- 
même  si  elle  ne  cachait  un  secret  appartenant  à  ses  parens, 
et  s'il  n'y  avait  pas  là-dessous  quelque  aventure  aussi  roma- 
nesque qu'intéressante  à  découvrir.  Mais  comment  arri- 
ver à  l'éclaircissement  qu'il  désirait.^  Il  v  pensa  long-tems, 
et,  huit  jours  après  la  fête  du  Rosaire,  il  prévint  sa  fa- 
mille qu'il  allait  passer  la  nuit  à  Messine ,  et  partit  pour 
la  chapelle,  muni  d'une  paire  de  pistolets,  d'une  épée  et 
des  clefs  nécessaires.  Il  retrouva  son  poste,  s'enferma 
dans  le  confessionnal,  attendit  plus  de  trois  heures, "n'a- 
perçut rien  et  s'endormit.  La  même  expérience,  répétée 
trois  ou  quatre  fois ,  n'obtint  pas  plus  de  succès.  Il  com- 
mençait à  penser  que  son  imagination  avait  fait  les  frais  de 
toute  l'aventure  et  qu'il  avait  rêvé  cette  visite  nocturne. 
Dans  cette  persuasion,  il  renonça  à  son  entreprise.  Uu 
mois  s'écoula.  Comme  il  revenait  de  Messine  un  matin  , 
il  vit ,  sur  la  route  qui  conduisait  à  la  chapelle,  un  homme 
enveloppé  à\x  ferrajiiolo  sicilien  et  dont  la  tournure  le 
fraj)pa:  elle  ressemblait  à  celle  du  visiteur  nocturne.  Il 
résolut  de  recommencer  ses  recherches  le  soir  même. 

Entre  Messine  et  la  chapelle  se  trouvait  un  petit  hameau 
<"U'i>  lequel  il  s'arrêta  pour  prendre  quelques  infonnalions. 


ESQUISSES  SICILIENNES.  307 

Il  entra  clans  plusieurs  cabanes,  et  demanda  aux  paysans 
s'ils  avaient  vu  dans  le  voisina{^e  l'homme  dont  il  leur 
donnait  le  sijjnalement.  «  Oui,  répondit  l'un  d'eux,  nous 
le  connaissons  ;  c'est  un  homme  très-charitable  dont  le 
nom  n'est  pas  connu ,  qui  distribue  des  aumônes  dans  le 
pavs,  et  qui  va  souvent  chez  les  Rinzo,  pavsans  pau- 
vres dont  la  fille  est  assez  jolie.  » 

Déterminé  à  connaître  le  fond  de  cette  aventure  ,  Ra- 
mire  se  fit  conduire  chez  ceux  que  l'étranger  avait  visités, 
et  il  interrogea  les  habitans  de  la  chaumière  dont  la  fille 
était,  en  effet,  remarquable  par  sa  beauté. 

«  Nous  ne  savons  pas,  disaient  ces  paysans  ,  comment 
se  nomme  la  personne  dont  vous  parlez,  mais  nous  suppo- 
sons qu'elle  est  de  la  famille  Costa  dont  elle  nous  entre- 
tient toujours.  Si  nous  n'étions  persuadés  que  c'est  de 
la  signora  Costa  que  nous  vient  l'aumône,  nous  ne  re- 
cevrions pas  les  bienfaits  d'un  étranger.  D'ailleurs,  tout 
ce  qui  est  relatif  à  la  conduite  et  à  l'origine  de  celui  dont 
vous    parlez  nous  est  complètement  inconnu. 

Le  second  Ave  Maria  allait  sonner ,  lorsque  le  jeune 
homme,  bien  armé  et  sentant  sa  curiosité  plus  éveillée  que 
jamais,  se  blottit  dans  le  confessionnal  et  y  fit  sentinelle. 
Toute  la  nuit  s'écoula:  Ramire.  qui  avait  eu  soin  de  ne  pas 
s'endormir,  n'était  pas  plus  avancé  que  la  veille.  Déjà  les 
teintes  grises  du  matin  apparaissaient  à  l'horizon,  et  renon- 
çant pour  toujours  à  sa  recherche  inutile,  il  mettait  le  pied 
hors  du  confessionnal,  quand  le  bruit  d'une  clef,  tournant 
avec  effort  dans  une  serrure,  frappa  son  attention .  Il  ren  tra , 
prêta  l'oreille,  et  vit  s'entr'ouvrir  une  porte  secrète,  qui, 
pratiquée  entre  deux  pilastres,  faisait  mouvoir  un  pan  de 
mur,  et  dont  rien  à  l'extérieur  ne  trahissait  l'existence. 
Un  bruit  de  voix  vint  jusqu'à  lui,  et  l'homme  enveloppé 
d  un  manteau  parut  encore.  Tl  s'ngenouilla  devant  l'autel. 


308  ESQCISSES  SICILIENNES. 

souleva  les  marches  de  bois  qui  y  conduisaient  el  plaça 
quelque  chose  sous  ces  marches-,  puis  il  se  dirigea  vers  la 
sacristie  et  on  ne  le  vit  plus.  Le  jeune  homme  laissa  s'é- 
couler près  d'une  demi-heure ,  et  quittant  avec  len- 
teur sa  cachette ,  il  examina  la  sacristie  qui  était  vide 
et  où  rien  n'annonçait  plus  ni  la  présence  ,  ni  le  départ 
de  l'étranger.  Il  rentra  dans  la  chapelle,  souleva  les  mar- 
ches de  l'autel  et  ne  trouva  rien.  Ce  ne  fut  qu'après  une 
fort  longue  recherche  qu'il  découvrit ,  dans  un  petit  en- 
foncement pratiqué  sous  les  marches  ,  une  cheville  de 
bois  qu'il  enleva  et  qui  laissa  tomber  dans  sa  main  une 
petite  clef  ronde,  semblable  à  une  clef  de  piano.  Il  la 
prit ,  remit  les  marches  à  leur  place  et  se  dirigea  vers  le 
pilastre  où  une  légère  ouverture  se  trouvait  pratiquée. 
Il  se  demanda  s'il  ouvrirait  cetle  porte  et  s'il  brave- 
rait le  danger  auquel  devait  l'exposer  une  pareille  en- 
treprise ?  Il  avait  entendu  des  voix  sortir  de  la  gale- 
rie souterraine  à  laquelle  la  porte  conduisait.  Était-ce 
un  repaire  de  pirates.-'  un  réceptacle  d'objets  volés?  un 
1/7  pace  dans  lequel  les  moines  ensevelissent  vivans  ceux 
de  leurs  frères  qu'ils  ne  veulent  pas  livrer  à  la  justice  hu- 
maine ?  Quoi  qu'il  en  pût  être,  le  jeune  homme  n'osa  pas 
s'aventurer  dans  ces  mystérieuses  cavernes:  il  replaça 
tout  comme  il  l'avait  trouvé  el  rentra  dans  le  palais  de 
son  père.  Il  eut  soin  de  ne  dire  à  personne  l'étrange  dé- 
couverte qu'il  avait  faite.  Peut-être,  aussi,  craignait-il 
de  compromettre  l'honneur  de  sa  famille  par  une  indis- 
crétion. 

Mais  sa  curiosité  l'emporta  bientôt  sur  les  conseils  d'une 
prudence  timide  :  il  résolut  de  se  rendre  pendant  le  jour 
dans  la  chapelle  où  se  trouvait  celte  porte  mystérieuse  :  la 
clef  était  à  sa  place ,  la  porte  tourna  sur  ses  gonds  avec 
une  facilité  que  sa  lourdeur  rendait  surprenante.  Il  aperçut 


ESQUISSES  SICILIENNES.  3()9 

un  corridor  sombre;  pas  un  rayon  de  lumière  au  loin  -,  pas 
un  bruit.  L  humidité  de  la  voûte  pénétrait  et  glaçait 
ses  membres.  Craignant  d'être  arrêté  sur  son  passage  par 
quelque  obstacle  inattendu  ,  ou  de  tomber  dans  quelque 
chausse-trappe  placée  là  pour  punir  l'indiscret  visiteur  , 
il  referma  doucement  la  porte,  se  contenta  de  ce  commen- 
cement de  découverte,  replaça  encore  la  clef  sous  les  mar- 
ches, et  se  promit  de  revenir  le  lendemain  avec  une  lan- 
terne. 

En  effet,  il  revint  dès  le  lendemain,  armé  de  sa  lanterne, 
ouvrit  la  porte,  l'examina  en  dehors  et  en  dedans,  et  re- 
connut qu'une  fois  ouverte  elle  se  refermait  d'elle-même, 
au  moyen  d'un  ressort,  et  qu'il  était  impossible  de  la  rou- 
vrir en  dedans  à  moins  d'avoir  la  clef  d'une  seconde  ser- 
rure, que  la  première  clef  extérieure  n'ouvrait  pas.  Ce 
nouvel  embarras  le  fit  réfléchir,  et  la  crainte  d'être  ense- 
veli vivant  dans  ces  caves  souterraines  l'arrêta  un  moment 
dans  son  projet.  Mécontent,  cependant,  d'avoir  poussé 
les  choses  aussi  loin  et  de  ne  pas  en  être  venu  à  son  hon- 
neur, il  quitta  la  chapelle  pour  aller  chercher  des  te- 
nailles, une  lime  et  un  marteau,  qui  lui  serviraient  à  en- 
lever la  seconde  serrure.  En  moins  d'une  demi-heure,  il 
s'était  procuré  ces  objets  dans  le  hameau  voisin,  et ,  de 
retour  dans  la  chapelle,  il  chercha  la  petite  clef  sous  les 
marches  ;  elle  n'v  était  plus.  Ses  fréquentes  visites  avaient- 
elles  éveillé  le  soupçon.'^  Le  visiteur  nocturne  était-il 
entré  sous  la  voûte  ?  il  l'ignorait  :  mais  s' approchant  tout 
doucement  de  la  porte,  collant  son  oreille  à  l'ouverture 
qu'il  connaissait ,  il  resta  long-tems  ainsi  sans  entendre 
aucun  bruit,  sans  rien  découvrir.  Enfin,  après  un  quart 
d'heure  d'attente,  la  porte  secrète  livra  passage  à  l'homme 
au  manteau  qui  se  trouva  en  face  de  Ramire. 

Leur  surprise  fut  mutuelle  ;   tous  deux  reculèrent  de 


310  KSyLISStS  SICILIENMS. 

plusieurs  pas  et  placèrent  la  muin  sur  leurs  épées  \  cai 
l'étranger  était  armé.  Ramire  parla  le  premier  :  c'est  lui 
qui  m'a  raconté  cette  anecdote,  et  je  rapporte  ses  propres  j 
paroles  telles  qu'il  me  les  a  dites  :  «  Qui  ètes-vous^  mon- 
sieur ?  et  que  venez-vous  faire  dans  la  chapelle  de  ma 
famille? 

—  Mais  vous  ,  mon  petit  seigneur ,  répondit  impoli- 
ment Tétranger,  qu'y  venez-vous  faire  à  cette  heure? 
Faites-moi  le  plai^ir  de  vous  retirer  à  l'instant  même.  Si 
vous  n'avez  pas  cette  complaisance ,  il  v  a  du  danger  pour 
vous,  je  vous  en  préviens.  Si  vous  tenez  à  vivre,  oubliez 
entièrement  ce  que  vous  avez  vu,  cessez  vos  visites,  point 
d'indiscrétion  ,  et  par  égard  pour  vous,  pour  votre  jeu- 
nesse et  pour  votre  famille  ,  je  vous  épargnerai. 

—  Eh  bien!  répliqua  le  jeune  homme,  vous  qui  me 
parlez  d'un  ton  de  hauteur  et  de  mépris  si  ridicule,  ap- 
prenez que  je  ne  vous  laisserai  pas  bouger  d'ici  ,  avant 
que  vous  ne  m'avez  expliqué  votre  conduite  et  rendu 
compte  de  vos  actes.  « 

Le  jeune  homme,  en  disant  ces  mots,  avait  tiré  son  épée 
et  observait  d'un  œil  attentif  tous  les  mouvemens  de  son 
adversaire.  C'était  un  homme  athlétique  d'environ  qua- 
rante-cinq ans,  qui,  en  entendant  les  dernières  paroles 
du  jeune  homme,  s'élança  sur  lui  avec  fureur.  Cette  pre- 
mière attaque  fut  parée  avec  adresse  par  le  jeune  homme 
qui  le  toucha  de  la  pointe  au-dessous  des  côtes  et  lui  tira 
du  sang.  Lzr  rage  de  l'étranger  augmentait  :  se  servant 
de  son  épée  comme  d'un  stylet ,  il  se  jeta  sur  Ramire  qu'il 
essaya  de  cribler  de  coups  et  qu'il  atteignit  au  bras.  Heu- 
reusement Ramire  ne  fut  pas  désarmé,  et,  de  son  bras  tout 
sanglant,  il  donna  à  son  adversaire  un  coup  d'épée  si 
violent  et  si  bien  ajusté  (jue  son  arme  s'enfonça  jusqu'à  la 
garde  dans  l'abdomen  de  l'ennemi;   puis,  reliiant  sou 


ESQUISSES  SICILIENNES.  ."î  1  1 

oj)i'e  a  lui ,  il  lil  à  rélrauger  une  entaille  si  profonde  que 
tous  ses  intestins  sortirent  et  ensanglantèrent  le  pavé. 

«  Vous  m'avez  réduit  à  cette  extrémité,  lui  dit  le  jeune 
homme,  il  a  bien  fallu  que  je  me  défendisse.  Mais  parlez 
dans  ce  moment  fatal,  puis-je  vous  servir? 

—  Je  suis  un  homme  mort,  s'écria-t-il ,  je  ne  vous 
demande  qu'une  seule  chose  ! 

—  Parlez. 

—  Prenez  cette  clef,  jetez-la  dans  la  mer  et  ne  cher- 
chez jamais  à  savoir  quel  motif  m'amenait  dans  la  cha- 
pelle. Cela  ne  regarde  et  n'intéresse  que  moi  seul.  Je 
meurs  de  votre  main:  ne  me  refusez  pas  ce  dont  je  vous 
supplie.  » 

Ramire  évita  de  répondre  à  cette  demande  du  mourant, 
que  l'on  emporta  dans  une  maison  du  hameau  voisin.  On 
reconnut  que  c'était  un  nommé  Don  Gaëtano  Cantarello 
de  Messine ,  homme  d'une  réputation  assez  équivoque  et 
de  mœurs  fort  cachées.  M"^  Zambani,  crovant  que  son  fils 
avait  eu  quelque  dispute  d'amour  et  de  jalousie  avec  Can- 
tarello, alla  visiter  le  mourant  et  lui  demanda  des  expli- 
<ations  sur  cet  événement  malheureux. 

«  Madame  ,  répondit-il,  puisque  votre  fils  ne  s'est  pas 
expliqué  à  ce  sujet ,  vous  me  permettrez  de  ne  pas  prendre 
l'initiative,  m 

Il  mourut  deux  jours  après  ,  sans  avoir  donné  aucun 
renseignement ,  et  même  sans  avoir  disculpé  le  jeune 
homme  ,  sur  lequel  un  soupçon  d'assassinat ,  chose  assez 
commune  en  Sicile  ,  ne  tarda  pas  à  peser.  On  exigea  cau- 
tion pour  le  jeune  homme. 

La  justice  palermitaine,  dans  tous  les  tems,  et  surtout 
à  l'époque  dont  nous  parlons,  ne  se  montrait  pas  fort  sé- 
vère pour  les  personnes  appartenant  aux  familles  nobles. 
Cette  fois,  cependant,  le  cri  pul)lic  s'élevan  t  contre  Ramire. 


312  ESQUISSES  SICILIENNES. 

et  les  ténioignagnes  de  plusieurs  paysans  du  voisinage  s' ac- 
cordant à  déposer  qu'on  l'avait  vu  se  promener  autour  de  la 
chapelle,  et  attendre  l'occasion  d'une  rencontre  avec  Can- 
tarello  ,  conlraignireiit  la  famille  à  garder  le  jeune  homme 
<à  vue  pendant  quelque  tems.  Sa  mère  craignait  d'ailleurs 
la  vengeance  des  parens  de  Cantarello  :  on  sait  que  la  ven- 
geance sicilienne  ne  s'explique  qu'à  coups  de  poignard.  Ra- 
mire  ne  sortait  plus  sans  être  suivi  d'une  armée  de  valets. 
Le  soir  ,  on  l'enfermait  dans  sa  chambre  ,  on  ne  laissait 
personne  pénétrer  jusqu'à  lui.  Pendant  quinze  jours,  cette 
surveillance  fut  très-sévère.  Lorsqu'il  priait  sa  mère  de  le 
délivrer,  elle  lui  répondait  que  sa  liberté  dépendait  des  ex- 
plications qu'elle  lui  demandait  sans  cesse  et  qu  il  refusait 
de  donner  :  que  s'il  était  question  de  quelque  intrigue 
d'amour ,  de  quelque  folie  de  jeunesse ,  il  ne  devait  pas 
craindre  un  jugement  sévère,  et  qu'elle  le  priait  seulement 
de  s  expliquer  sur  les  motifs  de  cette  singulière  aventure. 
Il  s'y  refusa  constamment  ^  mais,  après  deux  semaines, 
la  surveillance  dont  il  était  l'objet  se  relâcha  un  peu. 
M™"  Zambani ,  dont  la  tendresse  vigilante  ne  le  perdait 
pas  de  vue,  alla  passer  une  nuit  à  3Iessine,  et  le  jeune 
homme,  saisissant  cette  occasion  ,  s'évada  par  une  fenêtre 
de  sa  chambre,  dont  le  balcon  donnait  sur  un  jardin.  Il 
avait  emporté  une  paire  de  pistolets  et  un  briquet  destiné 
à  ranimer  la  lanterne  qui  sans  doute  était  restée  dans  la 
chapelle.  En  entrant  dans  le  sanctuaire  souillé  par  un 
combat  à  mort,  il  aperçut  le  sang  du  malheureux  Cantarello 
qui,  desséché  depuis  l'époque  du  duel ,  rougissait  encore 
les  dalles  de  marbre,  et  toute  la  partie  du  pavé  voisine  de 
la  porte  secrète.  Le  jeune  homme  frémit  d'horreur  à  cet 
aspect^mais,  entraîné  par  la  curiosité  qui  le  dominait  en- 
core, il  ouvrit  la  porte,  détacha  la  seconde  serrure  ,  plaça 
un  levier  en  travers  pour  l'empêcher  de  se  refermer ,  et 


KSQLISSKS  SICILIENNES.  313 

entra  dans  le  corridor.  A  jDcine  y  avail-il  mis  le  pied, 
une  odeur  méphitique  sortit  des  voûtes  souterraines ,  ar- 
rêta le  jeune  homme  au  passage  et  se  répandit  dans  toute 
la  chapelle  ,  dont  il  fut  obligé  d'ouvrir  les  fenêtres.  Il  at- 
tendit quelques  instans,  et  lorsqu'un  air  plus  pur  eut  pé- 
nétré dans  la  chapelle  et  de  là  dans  le  corridor  ,  il  s'y  en- 
gagea. La  voûte  était  basse  et  ta  galerie  étroite.  A  vingt 
toises  ou  à  peu  près  de  la  première  porte  d'entrée,  il  trouva 
une  seconde  porte  fermée.  En  cherchant  par  terre  à  l'aide 
de  sa  lanterne,  il  ne  tarda  pas  à  trouver  la  clef  de  cette  porle 
qu'il  ouvrit,  et  qui  livra  passage  à  une  odeur  si  infecte 
qu'il  fut  obligé  de  fuir  du  côté  de  la  chapelle  et  d'atlendre 
que  les  miasmes  pestilentiels  se  fussent  dégagés.  Quand 
il  rentra  dans  cette  caverne  où  il  avait  peine  à  se  soute- 
nir et  à  marcher ,  tant  elle  était  remplie  d'air  vicié  ,  il  re- 
connut que  c'était  une  espèce  de  caveau  carré  et  à  la  voûte 
basse.  11  approcha  sa  lanterne  d'une  masse  informe  en  pu- 
tréfaction 5  une  chaîne  scellée  dans  la  muraille  en  retenait 
les  derniers  débris.  C'é  tait  un  cadavre  don  t  la  décomposition 
infecte  se  mêlait  à  la  pallie  fétide  qui  couvrait  le  plancher. 
En  face ,  dans  le  coin  opposé ,  se  trouvait  le  corps  d'une 
femme  qui  tenait  un  enfant  entre  ses  bras  ,  dans  le  même 
état  de  putréfaction.  Les  yeux  du  jeune  homme  se  couvri- 
rent d'un  nuage,  ses  pieds  chancelèrent.  Un  évanouisse- 
ment allait  le  surprendre  dans  ce  lieu  horrible,  où  peut- 
être  la  mort  l'aurait  saisi ,  s'il  ne  s'était  hâté  de  regagner, 
en  chancelant,  la  chapelle.  Il  resta  quelque  tems  assis 
sur  les  marches  de  l'autel ,  reprit  l'usage  de  ses  sens  et  se 
dirigea  vers  Messine ,  où  il  confia  au  chapelain  de  la  fa- 
mille tous  les  détails  de  sa  découverte.  Ce  chapelain  avait 
assisté  Canlarello  au  lit  de  mort  sans  pouvoir  obtenir  de 
lui  aucun  aveu^  il  fit  sentir  au  jeune  homme  la  nécessité 
d'instruire  non  seulement  la  famille  du  prince,  mais  la 


314  LSyUISSES  SlCILlÈNiNES. 

police  paler mitaine.  Celle-ci  se  rendit  sur  les  lieux ,  et  le 
caveau  qui  avait  servi  de  tombe  aux  trois  victimes  vi- 
vantes fut  l'objet  d'une  recherche  exacte. 

11  était  évident  que  ces  trois  personnes  étaient  mortes  de 
faim.  L'homme  était  retenu  par  une  forte  chaîne  rivée  au- 
tour de  son  corps  et  qui  correspondait  à  un  anneau  de  fer 
placé  à  son  pied  droit.  Cette  chaine  ne  laissait  qu'un  es- 
pace de  trois  pieds  de  libre  entre  lui  et  la  muraille.  La 
femme  ,  qui  n'était  pas  enchaînée ,  reposait  sur  un  matelas 
de  laine.  On  trouva  près  d'elle  des  aiguilles  à  tricoter,  un 
écheveau  de  coton  et  un  bas  commencé.  Auprès  de  sa 
tète  et  contre  la  muraille,  se  trouvait  une  chaise  brisée 
que  cette  malheureuse  avait  recouverte  d'un  jupon.  Lors- 
qu'on dérangea  cette  chaise,  on  vit  qu'elle  cachait  un  trou 
pratiqué  au  bas  de  la  muraille  et  assez  large  pour  livrer 
passage  à  un  homme.  Il  parait  que  la  pauvre  femme  ne 
voyant  pas  revenir  celui  qui  avait  coutume  d'apporter 
des  alimens  aux  prisonniers,  s'était  mise  à  creuser  la  terre 
et  à  déplacer  plusieurs  énormes  pierres  qu'elle  avait  po- 
sées sous  son  matelas.  On  trouva  dans  la  cavité  cet  in- 
strument de  bois  que  les  femmes  siciliennes  appellent 
mazznrello ,  qu'elles  placent  dans  leur  ceinture  et  qui 
leur  sert  à  soutenir  les  aiguilles  à  tricoter. 

Telle  est  la  puissance  de  la  volonté  et  la  force  du  déses- 
poir, qu'elle  était  parvenue,  à  l'aide  de  ce  seul  outil,  à 
creuser  un  trou  de  plus  de  dix  pieds  de  profondeur  sur 
cinq  de  diamètre.  Les  angoisses  de  la  faim  vinrent  l'arrê- 
ter dans  son  travail  ;  et,  prenant  son  enfant  entre  ses  bras, 
elle  s'étendit  sur  le  matelas  où  elle  mourut.  L'attitude  du 
squelette  d'homme  qui  se  trouvait  en  face  de  cette  infor- 
Uinée  ])rouvail  qu'il  avait  fait  d'effrovables  eflbrts  pour 
parvenir  jusqu'à  elle  et  pour  briser  sa  chaine.  Tous  ses 
sncmbi'cs  paraissaient  tordus  par  les  convulsions  d«;  l'a- 


ESQUISSES  SICILILNXES.  31Ô 

j^jOiiie,  et  ses  deux  bras  s'étendaient  vers  le  coin  de  la  ca- 
verne où  son  enfant  avait  péri.  On  ne  découvrit  aucune 
trace  de  sang  ni  de  blessure  ,  sur  le  pavé  ni  sur  les  deux 
cadavres. 

Ce  qui  est  étrange,  c'est  que  l'on  trouva  dans  un  des 
angles  du  caveau  une  grande  jarre  contenant  environ  trois 
pintes  d'eau,  et,  au  fond  de  cette  jarre,  une  livre  de  raisin 
que  sans  doute  les  prisonniers  y  avaient  laissé  tomber  par 
mégarde.  Dans  un  enfoncement  de  la  muraille  ,  une  bou- 
teille contenait  un  peu  d'huile;  un  gobelet  d'étain  et  une 
lampe  composaient  le  reste  de  l'ameublement.  Un  autre 
enfoncement  du  mur  était  noirci  par  la  fumée ,  soit  que 
Cantarello  y  eût  allumé  du  feu  pour  river  les  fers  de  sa 
victime ,  soit  qu'il  eût  permis  aux  prisonniers  de  s'en 
servir  comme  d'une  cheminée. 

Les  enquêtes  de  la  justice  jetèrent  quelque  lumière, 
mais  une  lumière  incomplète  sur  les  faits  dont  nous  venons 
de  raconter  le  dénouement.  Une  fille  de  la  campagne 
déposa  que,  deux  mois  auparavant,  comme  elle  était  oc- 
cupée à  cueillir  des  figues  derrière  la  chapelle ,  elle  crut 
entendre  sortir  de  terre  une  voix  de  femme  berçant  son 
enfant,  et  que,  tout  effrayée,  elle  jeta  son  panier  et  s'en 
alla.  Un  prêtre  qui  avait  officié  pendant  la  cérémonie,  dé- 
posa qu'au  moment  où  il  éteignait  les  cierges,  il  avait  en- 
tendu une  voix  qui  semblait  partir  du  souterrain  :  Ma- 
(lonna  del  rosario  !  3Iado7ina  del  rosario  '. 

Les  paysans  chez  lesquels  Cantarello  avait  coutume  de 
s'arrêter,  racontèrent  qu'il  y  avait  environ  deux  ans  que 
Cantarello  leur  rendait  visite  sous  prétexte  de  leur  faire 
l'aumône  5  qu'il  apportait  avec  lui  et  qu'il  remportait  des 
alimens  de  différentes  espèces  renfermés  dans  un  panier; 
que.  dans  les  premiers  lems,  il  avait  apporté  du  vin  .  dp. 


316  ESQUISSES  SICILIE^^■ES. 

ia  viande  et  du  pain ,  qu'ensuite  ce  n'étaient  plus  que  des 
liuits  secs  et  du  pain  bis. 

A  diverses  reprises,  mais  à  des  intervalles  Irès-éloignés, 
il  avait  amené  avec  lui  un  jeune  garçon ,  enveloppé  d'un 
long  manteau  et  qui  paraissait  pleurer.  Ils  avaient,  di- 
saient-ils, raillé  Cantarello  sur  cette  bonne  fortune;  mais 
lui,  au  lieu  de  prendre  leur  plaisanterie  en  bonne  part, 
s'était  fâché.  «  C'était,  dil-il,  un  jeune  prêtre  qui  ne  vou- 
lait pas  rentrer  au  séminaire  et  qui  était  de  ses  parens.  »  La 
conjecture  la  plus  probable  ferait  croire  que  le  prétendu 
jeune  prêtre  n'était  autre  que  la  jeune  femme  du  caveau 
à  laquelle  il  permettait  de  tems  à  autre  de  sortir  avec  lui. 

Cantarello  avait  été  valet  de  chambre  chez  le  marquis 
Cornaro.  Lorsque  le  tremblement  de  terre  de  1783  dé- 
liuisit  Messine  de  fond  en  comble,  le  palais  Cornaro  fut 
détruit  et  son  propriétaire  enseveli  sous  les  ruines.  La 
rumeur  publique  accusa  le  valet  de  chambre  de  s'être  en- 
richi des  dépouilles  de  son  maître.  En  effet,  sans  que  l'on 
pût  connaître  la  source  exacte  de  sa  nouvelle  opulence, 
il  s'établit  à  Messine,  acheta  une  maison  de  campagne  et 
vécut  en  gentilhomme.  Il  rechercha  en  mariage  une 
jeune  personne  qui  avait  été  femme  de  chambre  de  la 
marquise  Cornaro  et  qu'on  avait  soupçonnée  d'être  en  in- 
trigue avec  lui.  Elle  le  refusa,  et  choisit  pour  mari  un 
jeune  homme  de  Trieste  avec  lequel  elle  alla  habiter  une 
maison  assez  isolée  des  environs  de  Messine.  La  déposi- 
tion d'un  ancien  domestique  de  Cantarello,  renvoyé  par 
son  maître  cinq  ans  auparavant,  sembla  jeter  enfin  quel- 
que jour  sur  ce  drame  compliqué. 

(t  Un  soir,  dit-il ,  mon  maître  fit  arrêter  sa  voiture  dans 
un  sentier  détourné,  à  trois  lieues  de  la  ville  et  en  face  de 
la  maison  habitée  par  la  femme  qu'il  avait  demandée  en 


ESQUISSES  SICILIENNES.  317 

mariage.  «  Allez,  me  dil-il,  et  avertissez  les  maîtres  de 
cette  maison  que  l'enfant  qu'ils  ont  en  nourrice  vient  de 
tomber  gravement  malade  et  que  leur  présence  est  très-né- 
cessaire. Allez ,  et  ne  leur  apprenez  pas  de  quelle  part 
vous  venez.  »  Je  vis  bien  que  c'était  un  mensonge,  et  je 
fis  quelques  représentations  à  Cantarello,  qui  me  répon- 
dit :  «  Mon  intention  est  de  les  surprendre  agréablement  et 
de  les  faire  souper  avec  moi.  »  J'exécutai  ses  ordres.  La 
femme,  inquiète  à  la  réception  de  ce  message,  voulait  par- 
tir aussitôt.  Son  mari  s'y  opposait  ;  elle  l'emporta,  et  dès 
qu'ils  se  trouvèrent  en  face  de  Cantarello,  ils  parurent  aussi 
étonnés  qu'effrayés,  a  Montez  dans  ma  voiture,  s'écria 
Cantarello.  — Je  te  l'avais  bien  dit!  reprit  le  mari  en  s'a- 
dressant  à  sa  femme  d'un  ton  de  reproche,  que  nous  tom- 
berions dans  quelque  piège.  »  Le  cocher  et  Cantarello  fi- 
rent entrer  de  force  le  mari  et  la  femme  dans  le  carrosse,  et 
mon  maître  m'ordonna  de  courir  en  toute  hâte  chez  lui 
et  d'y  faire  préparer  un  souper  pour  trois  personnes.  Lne 
demi-heure  après ,  un  paysan  vint  décommander  le  sou- 
per et  nous  apprendre  que  mon  maître  et  ses  convives 
s'étaient  arrêtés  chez  un  de  leurs  amis  communs  qui  les 
avait  retenus  à  souper.  Voilà  tout  ce  que  je  sais.  Depuis 
cette  époque,  mon  maître  étant  devenu  intraitable,  son 
humeur  violente  me  força  de  le  quitter. 

On  interrogea  la  nourrice  à  laquelle  avait  été  confié 
l'enfant  des  personnes  disparues.  Elle  confirma  la  déposi- 
tion du  domestique-  l'argent  qu'on  lui  avait  fait  tenir  avec 
exactitude  lui  était  parvenu  par  la  voie  de  Trieste ,  et  elle 
était  persuadée  que  le  mari  et  la  femme ,  sans  doute  par 
suite  de  quelque  mauVaise  affaire,  s'étaient  retirés  dans 
cette  dernière  ville.  Tels  furent  les  seuls  renseignemens 
que  l'on  parvint  à  se  procurer.  Il  parait  certain  que  le 
premier  enfant  de  cette  femme  (auquel  d'ailleurs,  par 


31  8  ESQUISSES  SICILIENNES; 

testament,  Cantarello  assura  toute  sa  fortune)  tUait  le  fils 
de  ce  même  Cantarello ,  et  que  Faction  horrible  dont  il  se 
rendit  coupable  fut  le  résultat  de  la  jalousie  que  lui  in- 
spira le  mariage  de  celle  qui  lui  avait  donné  cet  enfant. 
Étrange  pays  !  qu'il  est  difficile  de  quitter  dès  qu'on  y  a 
mis  le  pied,  et  où  cependant  mille  périls  vous  environnent 
si  vous  n'avez  pas  le  bonbeur  d'être  catholique  et  de  com- 
prendre ce  patois  guttural,  criblé  de  z  et  de  g,  que  parle 
le  peuple  de  Sicile.  Un  pauvre  Anglais  de  mes  amis  en  a 
fait  la  triste  expérience.  Il  revenait  de  la  chasse,  son  fusil 
à  la  main  ,  et  traversait  la  petite  ville  d'Augusta.  La  qua- 
lité distinctive  de  cet  Anglais  n'était  pas  la  sagacité  :  c'é- 
tait un  fort  bon  chasseur  et  un  médiocre  observateur. 
Arrive  la  solennelle  procession  de  Saint-Sébastien  ;  un 
colosse  doré  ,  sur  un  tréteau  mobile ,  était  traîné  par  des 
chevaux  empanachés,  ornés  de  guirlandes,  entourés  d'un 
nuage  d'encens.  Mt)n  ami  portait  un  costume  d'officier,  et 
comme  il  était  armé  de  son  fusil  ,  on  le  prit  pour  une  sen- 
tinelle. La  longue  volée  des  cloches  faisait  frémir  l'air  ; 
on  se  prosternait  sur  le  passage  du  saint  -,  la  prétendue 
sentinelle  reste  immobile  et  regarde  le  peuple  qui  la  voit 
l'arme  au  bras,  et  prend  cette  immobilité  pour  une  in- 
jure. Il  veut  forcer  l'Anglais  à  prcsenler  arme  pour  ren- 
dre hommage  à  l'idole 5  on  l'environne,  on  pousse  de 
grands  cris,  on  cherche  à  lui  faire  comprendre  qu'il  doit 
présenler  arme.  Il  n'entend  pas  un  mot  de  sicilien.  Pour- 
quoi cette  colère  et  ces  cris.^  pourquoi  cette  foule  débrail- 
lée, le  visage  rouge  de  fureur,  le  poing  fermé,  lui  mon- 
tre-t-elle  l'image  de  saint  Sébastien?  pourquoi  les  mots 
coquin,  scélérat ,  misérable,  bégayés  en  mauvais  anglais, 
frappent-ils  son  oreille?  Il  ne  se  doute  pas  que  c'est  à  lui 
que  s'adresse  toute  cette  colère j  il  finit  par  croire  que 
le  saint  en   est   l'objel.    11    trouve  assez  singulier  qu'on 


ESQUISSES  SICIUI.NXI'.S.  3  I  0* 

amène  devant  lui  une  imaj^e  de  bois  avec  de  si  {jiandcs 
vociférations  et  des  malédictions  si  éneigiques.  Il  s'ima- 
gine enfin  que,  pour  contenter  cette  foule  émue  ,  il  n'a 
qu'à  décharger  son  fusil  dans  la  tète  de  saint  Sébastien. 
En  effet ,  deux  minutes  après  toutes  ces  réflexions  ,  le 
saint  était  décapité  par  une  balle,  et  la  populace  sicilienne 
se  ruait  sur  l'imprudent  Anglais  qu'elle  mettait  eu  lam- 
beaux. 

J'ai  dit  qu'il  faudrait  des  volumes  pour  décrire  ces 
étranges  mœurs.  Voici  ce  qui  m'est  arrivé  en  1802,  à  l'é- 
poque où  nous  occupions  militairement  la  Sicile.  Jeune 
ofEcier,  insouciant  et  ami  du  plaisir,  je  n'avais  pas  encore 
reçu  ce  triste  baptême  de  l'expérience  ,  des  années  ,  des 
campagnes  et  des  voyages.  J'avais  vingt-deux  ans  :  on  me 
permettra  de  jeter  un  voile  officieux  sur  une  partie  de 
mon  aventure. 

Le  5  février,  après  la  procession  de  Sainte-Agathe ,  on 
a  coutume  d'illuminer  la  ville  de  Calane  et  les  environs. 
Une  foire  brillante,  qui  commence  à  la  fin  du  jour,  attire 
beaucoup  de  chalands  et  de  promeîieurs.  Vous  ne  voyez  q  ue 
feux  d'artifices ,  girandoles,  verres  de  couleur ,  orchestres 
sous  le  feuillage  ,  bougies  devant  des  madones  ,  abbés  , 
paysans  et  jeunes  femmes  se  promenant  et  causant  dans 
l'obscurité.  Il  y  a  une  couturtie  singulière  qui  n'appar- 
tient qu'à  cette  foire  de  Sain  te- Agathe.  Les  femmes  de  tous 
les  rangs,  grandes  dames  et  bourgeoises,  vieilles  et  jeunes, 
laides  et  jolies,  ramènent  sur  leurs  yeux  le  petit  manteau 
court  surmonté  d'un  capuchon  qu'elles  portent  habituel- 
lement, et  déguisant  leurs  voix,  cachant  leur  visage, 
mettent  à  contribution  la  bourse  des  gens  de  leur  connais- 
sance qu'elles  rencontrent  et  qu'elles  saisissent  par  le  bras. 
On  ne  refuse  jamais  ,  sous  aucun  prétexte  ,  cette  aumône 
de  In  foire  ^  car  tel  est  le  nom  que  porte  ce  tribut  bizarre. 


320  ESQUISSES  SICILIENNES. 

Les  vieux  et  les  avares  ont  soin  d'éviter  la  fête  nocturne 
de  Sainte-Agathe  ;  les  maris  la  redoutent;  les  amans  Tal- 
tendent  et  l'espèrent,  et  les  amours  en  profitent. 

Je  venais  de  débarquer  en  Sicile,  et  j'ignorais  cette 
coutume  des  encapuchonnées ,  iuppatelle ,  comme  on  les 
appelle  dans  le  pavs,  quand  je  vis  pour  la  première  fois 
cette  joveuse  et  éblouissante  fête.  J'avais  laissé  au  quar- 
tier ma  bourse,  d'ailleurs  assez  légère;  mon  brillant  uni- 
forme et  mes  épaulettes  scintillaient  sous  l'éclat  diapré  des 
verres  de  couleur,  lorsque  deux  tuppatelle  me  saisissant, 
l'une  par  le  bras  droit,  l'autre  par  le  bras  gauche,  me  de- 
mandèrent la  charité  au  nom  de  sainte  Agathe.  J'étais 
honteux  de  ma  situation.  La  taille  et  la  démarche  des 
tuppatelle  annonçaient  de  l'élégance  ,  de  la  distinction , 
même  de  la  richesse.  Pas  un  pauvre  danaro  dans  ma  po- 
che :  comment  faire  ?  Je  balbutiai  des  excuses  ,  je  bara- 
gouinai le  peu  d'italien  que  j'avais  attrapé  au  vol  , 
pour  obtenir  de  ces  dames  crédit  jusqu'au  lendemain 
matin.  Elles  riaient  en  m'écoutant-,  mais  c'étaient  des 
créancières  inexorables.  Point  de  répit,  point  de  pitié, 
l'une  d'elles  s'écria  en  bon  italien  :  «  Puisqu'il  s'obstine, 
il  restera  prisonnier  !  » 

J'étais  fort  étonné  de  cette  capture  qui  ne  m'effravait 
guère  ,  et  je  me  laissai  paisiblement  conduire  par  les  deux 
Siciliennes  qui,  fendant  la  foule  des  bateleurs,  des  joueurs 
de  fifres  et  des  danseurs,  traversèrent  toute  la  foire  et  se 
trouvèrent  enfin  avec  moi  devant  une  calèche  découverte; 
elles  m' V  firent  monter.  J'aurais  pu,  après  tout,  dispu- 
ter le  droit  qu'elles  prétendaient  avoir  de  me  faire  pri- 
sonnier ;  je  ne  m'en  avisai  pas.  La  calèche  partit ,  et  les 
deux  tuppatelle  passant  lestement  sur  mes  yeux  une 
écharpe  détachée  du  cou  de  l'une  d'elles,  mempèchèrent 
de  voir  quelle  direction  prenait  notre  équipage.  Résister, 


ESQUISSES  SICILIENNES.  321 

était  absurde  ;  marquer  de  la  crainte  ou  de  la  défiance  , 
eût  été  plus  niais  encore.  Les  mains  qui  me  tenaient 
captif  avaient  la  douceur  du  salin,  elles  voix  qui  me 
condamnaient  si  arbitrairement  étaient  mélodieuses.  Je 
pris  le  parti  de  les  laisser  faire  ,  ne  sachant  trop  où  cet 
enlèvement  aboutirait,  et  ne  craij^nant  (ju'une  chose,  les 
arrêts  militaires  après  cette  disparition  subite. 

Enfin  le  carrosse  s'arrêta  -,  on  me  fit  descendre  ,  et  le 
bandeau  qui  me  couvrait  les  yeux  ne  fut  détaché  c[ue  dans 
un  salon  magnifique  tout  étincelant  de  bougies  et  où  un 
souper  était  préparé.  «  Voici  votre  prison  ,  me  dit  l'une 
d'elles ,  et  vous  y  resterez  tant  que  vous  ne  nous  aurez 
pas  donné  satisfaction  de  votre  conduite  passée.  J'y  con- 
sentis sans  peine,  on  le  pense  bien,  et  pendant  quinze 
jours  qui  s'écoulèrent  comme  une  heure,  je  ne  sortis  pas 
de  ce  jialais  d'Armide.  Conversation  élégante,  talens  pour 
les  arts,  gaité  folle,  bon  vin,  délicatesse  exquise  ,  tout  se 
trouvait  là  ,  tout,  excepté  la  liberté.  Un  beau  matin  le 
majordome  entrant  dans  ma  chambre,  me  banda  les  veux 
pendant  mon  sommeil,  m'aida  à  faire  ma  toilette,  me 
remit  deux  bagues  que  je  possède  encore  ,  me  fit  entrer 
dans  une  voiture,  et  me  ramena  aux  portes  mêmes  de  la 
ville  de  Catane.  Je  retrouvai  assez  facilement  la  route  du 
quartier  où  mon  corps  était  caserne  ;  et  ce  qui  m'étonna 
beaucoup  ,  c'est  qu'après  cette  vie  de  plaisir  et  d'oisiveté, 
mes  camarades  ne  tarirent  pas  de  plaisanteries  sur  ma 
maigreur,  ma  pâleur  et  mon  air  de  souffrance.  Ils  pré- 
tendirent que  j'étais  tombé  entre  les  mains  de  brigands 
qui  m'avaient  rançonné  et  soumis  à  une  diète  forcée  ,  et 
traitèrent  de  fable  le  récit  exact  que  je  leur  fis.  Pendant 
un  séjour  de  trois  mois  à  Catane,  j'essavai.  comme  on  le 
pense  bien,  de  retrouver,  dans  les  environs,  la  trace 
des  tuppatelle ,  mais  inutilement.   Ce  n'est  que  dans  les 

XI.  21 


322  ESQUISSÉS  SICILIES\ES. 

pars  demi-sauvages ,  en  Espagne,  en  Pologne ,  en  Sicile , 
que  de  telles  aventures  peuvent  avoir  lieu  :  contrées 
romanesques ,  au  fond  des  mœurs  desquelles  le  roman  se 
retrouve  toujours.  Une  religion  ardente ,  poétique ,  des 
lois  vagues,  des  habitudes  pittoresques  ,  des  passions  que 
la  convenance  ne  régit  pas  \  tout  cela  ne  concourt  ni  au 
bien-être,  ni  à  la  prospérité  industrielle  ;  mais  une  teinte 
plus  dramatique  se  répand  sur  toute  l'existence,  et  quel- 
que chose  de  plus  imprévu  se  répand  sur  toutes  les  cir- 
constances de  la  vie. 

Huit  mois  après  cette  expédition  de  quinze  jours,  toute 
la  ville  de  Cataue  était  en  rumeur  :  artisans  et  bourgeois 
se  répandaient  dans  les  rues,  criant  de  toutes  leurs  forces  : 
le  Seigneur  est  volé  1  le  Seigneur  est  volé  !  Les  femmes 
pleuraient  et  s'arrachaient  les  cheveux.  Les  cloches  son- 
naient, les  églises  étaient  remplies  de  pénitens  à  genoux. 
Qu'élait-il  donc  arrivé?  L'Etna  menaçait-il  d'englou- 
tir la  ville  sous  ses  flots  bouillounans  ?  Non  :  voici  le 
fait.  Deux  pauvres  forgerons  sans  ouvrage  et  sans  ar- 
gent étaient  entrés  dans  une  église  de  la  ville ^  personne 
ne  s'v  trouvait,  point  de  prêtres,  point  de  bedeau,  pas 
même  d'enfans  de  chœur.  Le  saint-sacrement  était  exposé  ! 
Telle  est  la  vénération  inspirée  par  cet  objet  sacré,  qu'on 
ne  suppose  pas  même  en  Sicile  la  possibilité  d'un  vol  sa- 
crilège ;  mais  un  démon  terrible,  la  faim  ,  poussa  le  bras 
de  l'un  des  deux  hommes  qui  s'empara  de  l'ostensoir  et 
prit  la  fuite  avec  son  compagnon.  Ils  sortirent  de  la  ville  , 
s'arrêtèrent  dans  une  tnittorid  ou  auberge,  fort  embaras- 
sés  de  disposer  de  leur  vol  :  ils  dirent  à  la  maîtresse  du  logis 
qu'ils  lui  demandaient  crédit  jusqu'au  lendemain  et  pro- 
mirent de  revenir  la  paver.  Dans  une  seconde  trattoria  où 
ils  s'arrêtèrent  le  soir  et  qui  était  plus  éloignée  de  Calane, 
ils  laissèrent  entrevoir  une  partie  du  saint-sacrement  qui 


F.SQCISSES   SICILIENNES.  ^'2'^ 

irappa  les  veux  d'une  jeune  fille,  servante  d'auberge.  L'é- 
vénement avait  déjà  fait  du  bruit  :  elle  s'écria  de  toute  sa 
force  :  le  Seigneui'  est  troiu'cl  le  Seigneur  est  trouvé  l 
Épouvantés,  les  deux  coupables  prirent  la  fuite  dans  les 
bois.  Le  remords  et  la  crainte  les  tourmentaient ,  ils 
crevaient  que  la  main  du  ciel  pesait  sur  eux  :  mais  com- 
ment se  débarrasser  ('e  ce  fardeau  sacré,  sans  se  livrer  eux- 
mêmes?  Ils  creusèrent  un  grand  trou  dans  la  terre,  en- 
veloppèrent respectueusement  le  saint-sacrement  dans  leur 
chemise  qu'ils  déchirèrent,  et  recouvrirent  de  terre  le 
lieu  qu'ils  avaient  choisi  pour  cet  étrange  dépôt. 

Cependant  de  longues  processions  de  moines  blancs  et 
noirs  parcouraient  la  ville  -,  on  ne  cessait  de  dire  des  messes 
pour  retrouver  le  bon  Dieu  perdu  :  huit  jours  s'étaient 
passés  dans  un  véritable  désespoir.  Des  paysans  qui  ve- 
naient au  marché  rapportèrent  que,  dans  un  bois  situé  à 
huit  ou  dix  milles  de  Catane ,  on  avait  vu  un  chien  cou- 
ché sur  de  la  terre  fraîchement  remuée,  et  que  cet  animal 
poussant  des  hurleraens,  refusait  de  s'éloigner  alors  même 
qu'on  le  chargeait  de  coups.  C'était  sans  doute,  disaient- 
ils,  quelque  homme  assassiné  que  Ton  avait  enterré  là  et 
dont  le  cadavre  était  gardé  par  son  chien.  On  creusa  la 
terre  à  cet  endroit,  et  les  paysans,  qui  se  regardaient  comme 
indignes  de  toucher  au  saint-sacrement  qu'ils  venaient  de 
découvrir,  s'empressèrent  de  porter  cette  nouvelle  à  l'é- 
véque  de  Catane.  L'évéque  fit  avertir  tout  le  clergé,  qui 
se  rendit,  pieds-nus,  ainsi  que  l'évéque,  à  l'endroit  indi- 
qué. Toute  la  population  de  Catane,  hommes,  femmes  et 
enfans,  fut  debout  en  un  quart  d'heure.  On  chanta  le  Te 
Deum, et  une  église  magnifique,  que  l'on  voit  encore  au- 
jourd'hui et  qui  est  consacrée  au  Seigneur  retrouvé, 
s'éleva  dans  l'endroit  même  où  les  voleurs  s'élaient  ar- 
rêtés. 


3-24  ESQUISSES  SICILlEXiXES, 

11  se  passait  peu  de  semaines  qui  ne  fournissent  à  l'ob- 
servateur quelque  nouveau  trait  caractéristique;  tout  ce 
que  nous  appelons  gouvernement,  régularité,  ordre,  po- 
lice administrative,  était  étranger  à  la  Sicile.  Quelquefois 
le  peuple,  après  avoir  beaucoup  souffert,  s'insurgeait  avec 
frénésie,  et  sa  colère  débordait  pendant  quelques  jours 
comme  la  lave  du  volcan  qui  domine  la  Sicile.  Des  cri- 
mes, des  actions  héroïques  ,  se  mêlaient  et  se  confon- 
daient comme  l'éclair  et  la  foudre  dans  les  nuages.  Il 
semble  que ,  par  sa  configuration  même  ,  la  Trinacrie 
ne  puisse  se  soumettre  à  l'ordre  régulier  de  la  civili- 
sation. Comment  sillonner  de  grandes  roules  et  de  ca- 
naux un  pays  montagneux  où  les  mouvemens  du  sol  sont 
si  fréquens,  que  souvent  il  faut  faire  trois  lieues  autour 
d'une  montagne  pour  parcourir  une  distance  réelle  d'un 
quart  de  lieue?  Xon  seulement  les  sentiers  en  zig-zag,  les 
routes  en  limaçon  occupent  une  grande  partie  du  ter- 
ritoire sicilien,  mais,  dans  différentes  saisons  de  l'année, 
le  terrain  change  d'aspect  et  de  nature.  Le  long  des  mon- 
tagnes, dont  l'ile  est  semée,  s'ouvrent  des  Jîumaras ,  ou 
larges  précipices,  qui,  couverts  de  végétation  pendant 
l'été,  et  de  neige  pendant  l'hiver,  se  remplissent  d'eau 
bouillonnante  lorsque  vient  la  fonte  des  glaces.  Ces  impé- 
tueux torrens,  suivant  une  pente  très-rapide,  enlrainent 
tout  sur  leur  passage  :  arbres ,  maisons ,  rochers.  Quel- 
quefois ils  ont  un  quart  de  mille  de  largeur.  On  les  voit 
se  précipiter  dans  la  mer  avec  un  bruit  effroyable,  et  sa- 
lir de  leurs  eaux  jaunâtres  la  nappe  verte  de  la  Médi- 
terranée. Ils  changent  de  lit;  et  quand  le  sillon  creusé 
l'année  précédente  se  trouve  obstrué  par  les  débris  qu'ils 
ont  accumulés  ,  ils  s'élancent  dans  une  autre  direction  , 
menaçant  d'une  inévitable  destruction  les  cabanes  et  les 
fermes  qui  se  trouvent  sur  leur  passage. 


'  ESQUISSES  SICILIENNKS.  325 

C'est  tlu  sommet  du  mont  Chalcidique  ou  de  l'Autenna- 
Mare,  souverain  sourcilleux  de  la  grande  chaîne  Pélo- 
rienne,  que  l'on  découvre  aisément  toute  la  Sicile  et  qu'on 
peut  se  faire  une  idée  nette  de  sa  singulière  configuration 
géologique.  J'entrepris  ce  voyage  vers  le  milieu  du  mois 
de  juin  1806.  Le  lems  était  beau;  nous  nous  mîmes  en 
route  dès  le  matin.  Près  de  nous,  sur  la  droite,  se  creusait 
un  de  ces  lits  de  lorrens,  fleuves  temporaires,  ou  fiinna- 
las,  de  trente  ou  quarante  pieds  de  profondeur,  garni  des 
deux  côtés  de  roches  menaçantes  rongées  par  l'effort  des 
eaux ,  tapissé  de  plantes  aromatiques  et  ombragé  d'arbres 
gigantesques,  qui  forment  comme  un  berceau  naturel  au- 
dessus  du  gouffre  desséché  -,  spectacle  admirable ,  c|ui  va- 
rie de  moment  en  moment,  et  qui  défie  par  sa  beauté  même 
et  sa  variété  toute  la  puissance  et  toute  la  richesse  des  des- 
criptions écrites. 

Quand  nous  atteignîmes  le  sommet,  nous  nous  trouvâ- 
mes à  trois  mille  sept  cents  pieds  au-dessus  du  niveau  de 
la  mer.  Messine  était  sous  nos  yeux.  Nous  distinguions  sans 
peine  ses  édifices,  ses  rues,  ses  groupes  de  maisons,  tout, 
jusqu'à  son  port  et  les  navires  qui  le  remplissaient.  De- 
vant nous  s'étendait  le  célèbre  phare,  occupant  vingt 
milles-,  entre  les  montagnes  deCalabre  et  les  belles  côtes  de 
la  Sicile,  Çà  et  là  ,  semés  par  intervalles,  de  jolis  villages 
apparaissaient  au  milieu  des  orangers ,  des  oliviers  et  des 
citronniers  qui  les  entouraient. 

L'œil,  grâce  à  la  transparence  de  l'atmosphère,  ne  per- 
dait pas  un  seul  des  objets  de  cette  immense  perspective  : 
le  promontoire  de  Sylla ,  les  îles  de  Lipari  et  ce  terrible 
Etna,  dont  la  base  énorme  se  baigne  dans  la  mer.  La  neige 
couvrait  déjà  le  front  de  ce  colosse  et  lui  formait  un  dia- 
dème qui  contrastait  avec  la  belle  verdure  des  côtes.  Quant 
à  la  Sicile  elle-même,  vous  diriez  une  vaste  arène  sur  la- 


326  ESQUISSES  SICILIEXALS. 

quelle  une  main  prodigue  et  poétique  aurait  semé  de  ca- 
pricieuses élévations.  Partout  des  sentiers  tortueux,  col- 
lines sur  collines  ,  ravins  creusés  en  entonnoirs  ,  groupes 
de  montagnes ,  vallées  qui  s'ouvrent  dans  toutes  les  direc- 
tions et  qui  offrent  aux  regards  toutes  les  variétés  de 
nuance  que  peut  présenter  la  verdure^  fiumaras  qui  se 
précipitent,  villages  perchés  sur  le  sommet  du  roc  ou  en- 
sevelis dans  des  abîmes  verdovans  5  tantôt  des  tètes  de  mon- 
tagnes nues  et  pelées,  tantôt  d'autre  cimes  moins  hautes, 
couvertes  du  haut  en  bas  de  pampres  et  de  vignes;  enfin, 
tous  les  contrastes  imaginables.  Les  villages  situés  au  pied 
du  mont  Chalcidique  portent  le  nom  singulier  del^uries, 
{le  Fiuie)-^  ce  sont  pourtant  les  plus  jolis  villages  du 
monde. 

Ne  croyez  pas  que^,  dans  une  telle  contrée,  on  fasse 
jamais  régner  l'ordre  industriel  et  la  police  exacte  de 
Londres  ou  d'Amsterdam.  Les  officiers  chargés  de  main- 
tenir la  paix  et  de  proléger  la  sûreté  publique  sont  quel- 
quefois ceux  qui  compromettent  le  plus  gravement  l'une  et 
l'autre.  De  1 8 1 0  à  1 8 1 1 ,  les  rues  de  Syracuse  furent  infestées 
de  voleurs.  On  ne  pouvait  mettre  le  pied  hors  de  chez  soi, 
après  la  nuit  tombée  ;  on  assassinait  et  l'on  volait  impuné- 
ment. En  vain  les  patrouilles  furent-elles  augmentées,  en 
vain  le  chef  de  la  police  nocturne  (capiiano  délia  notte)^ 
il  signor  Anga ,  redoubla-t-il  de  surveillance ,  rien  ne  ser- 
vait. Les  marchands  étaient  massacrés  dans  leurs  bouti- 
ques ,  les  orfèvres  étaient  dévalisés  ,  et  l'on  ne  découvrait 
pas  le  moindre  vestige  qui  pût  mettre  sur  la  trace  des  bri- 
gands. 

Ce  fut  alors  qu'un  jeune  officier,  logé  dans  le  couvent 
de  Saint-François  et  appartenant  au  sixième  bataillon  ilo 
la  légion  allemande,  fut  victime  d'un  vol  audacieux.  Il 
venait  de  recevoir  sa  jiaie  en  piastres  espagnoles;  il  d(''posa 


ESQUISSES  SIClLIEKiNES.  327 

celte  somme  dans  un  secrétaire.  Le  soir  mcme  de  cette 
recette  ,  le  tiroir  fut  forcé  ,  la  somme  avait  disparu.  On  ne 
s'était  pas  contenté  d'enlever  les  piastres,  mais,  comme  il 
pleuvait  à  verse ,  on  avait  aussi  emporté  un  parapluie  qui 
appartenait  au  jeune  homme.  Il  dénonça  le  vol,  mais  toutes 
les  recherches  furent  inutiles  ;  ni  le  parapluie,  ni  les  pias- 
tres ,  ni  les  voleurs  ne  se  trouvèrent.  Trois  mois  après  , 
armé  d'un  nouveau  parapluie  ,  notre  officier  traversait  la 
grande  place  de   Syracuse  sous  une  pluie  battante  ,  un 
homme  marchait  près  de  lui ,  porteur  d'un    parapluie 
semblable   à   celui  que  l'officier  avait  perdu.    Il   arrête 
l'homme  ,  reconnaît  son  chiffre  gravé  sur  le  pommeau 
€t  lui  demande  son  nom.  C'était  un  domestique  du  sei- 
gneur Anga,   capitaine  de   nuit.   L'officier   se  fait  con- 
duire chez  Anga,  dont  la  femme  ,  en  écoutant  sa  plainte, 
donne  quelques  signes  de  terreur.  Anga,  qui  était  absent , 
revient  et  repousse  avec  insolence  les  questions  et  les  ob- 
servations de  l'officier  anglais.  Enfin,  on  obtient  à  grand'- 
peine  la  permission  de  fouiller  la  maison.  Cette  recherche 
ne  produisit  d'abord  aucun  résultat  5  mais  on  remarqjua 
<jue  le  plancher  du  rez-de-chaussée  était  parqueté,  chose 
fort  peu  commune  en  Sicile  :   on  soulève  le  parquet  et 
Ton  découvie  de  vastes  caves   dans   lesquelles  le  capi- 
taine avait   déposé  des  trésors   de    toute  espèce,    volés 
aux  habitans  de  la  ville.  Pendant  plus  de  cinq  ans  il  s'é- 
tait enrichi  aux  dépens  de  Svracuse  :  ce  qui  lui  était  d'au- 
tant plus  facile  ,  que  ,  chargé  de  la  police  nocturne  ,  il 
semblait  toujours  être  à  $a  place  quand  on  le  rencontrait 
la  nuit  dans  les  rues.  Ses  gens ,  que  ce  métier  enrichis- 
sait aussi,  lui  étaient  dévoués.   Rien  n'était  plus  com- 
mode que  ce  brigandage  :  il  plaçait,  aux  deux  extrémités 
des  rues  dont  il  voulait  dévaliser  les  habitans ,  des  senti- 
nelles qui  ne  permettaient  à  jjersonne  de  passer;  et  l'ex- 


328  ESQUISSES  SICILIENNES. 

pédition  une  fois  achevée ,  on  se  retirait  paisiblement.  Le 
sous-prieur  du  couvent  de  Saint-François  était  son  com- 
plice, ainsi  qu'il  en  fit  l'aveu.  C'était  ce  brave  moine  qui 
avait  escamoté  les  piastres  de  l'officier.  On  visita  le  cou- 
vent. Dans  des  citernes  desséchées  ,  dans  de  vieux  puits 
qui  ne  servaient  plus  à  rien  ,  on  avait  déposé  tous  les  ob- 
jets que  l'on  n'avait  pas  pu  vendre.  D'ailleurs,  le  sous- 
prieur  était  un  homme  remarquable ,  qui  avait  organisé 
avec  beaucoup  d'adresse  le  commerce  picaresque  à  la  tète 
duquel  il  se  trouvait.  Il  avait,  dans  toutes  les  parties  de 
la  Sicile,  des  affidés  chargés  de  vendre  ce  quil  avait 
volé.  C'était  surtout  aux  grandes  foires  de  Lenlini,  de  Ca- 
lata  Girone ,  de  Calata  Nisetta,  que  s'opérait  le  placement 
de  ces  objets.  Le  moine ,  arrêté  ,  ne  fut  pas  livré  à  la  jus- 
tice séculière,  on  laissa  à  son  évèque  le  soin  de  le  punir, 
et,  selon  toute  apparence,  il  existe  encore  dans  un  des  ca- 
veaux de  son  couvent.  Quant  au  capitaine  de  nuit ,  on 
le  condamna  (et  il  l'avait  bien  mérité)  aux  galères  per- 
pétuelles. 

{Metropolitan.  ) 


S^HiGfcau  bc  ^^^oeurs. 


FSniMES  D'INTRIGUE  ET  FEM9IES  B' AFFAIRES. 


Tu  sais  bien  ,  mon  bon  Slerne  ,  ce  que  la  nature  et 
Dieu  ont  donné  à  la  femme  d'émotion  et  de  puissance 
d'émotion ,  ce  qu'il  y  a  de  respectable  el  de  doux  au  cœur 
de  l'homme  dans  ses  actions  les  plus  enfantines ,  dans  ses 
plus  petites  vertus  ,  dans  ses  moindres  grâces ,  dans  son 
sommeil  et  jusque  dans  son  silence.  Ce  sont  choses  que 
tu  as  merveilleusement  décrites,  ton  scalpel  poétique  et 
métaphvsicien  une  fois  déposé  là ,  près  de  toi ,  sur  ta  table 
de  travail  :  choses  que  tu  méditais ,  moitié  tristement , 
moitié  gaîment,  lorsque  tu  revenais  de  te§  promenades, 
et  que  tu  plaçais  ton  coude  sur  ton  genou ,  ta  tcte  sur  ta 
main  et  ton  index  sur  cette  bosse  frontale  de  la  compa- 
raison ,  de  la  satire  et  de  l'esprit,  comme  le  dit  le  docteur 
Gall.  Je  sais  aussi  quelle  électricité  subtile ,  délicate  , 
inévitable,  se  communique  à  nous,  fait  battre  nos  artères, 
répand  dans  l'organisme  une  douce  chaleur  :  je  sais  com- 
bien se  trompent  les  grossiers  docteurs  qui  regardent  ces 
émotions  com^me  purement  sensuelles  ;  je  n'ignore  pas 
quelle  svmpathie  secrète  nous  enchaîne  à  telle  femme  in- 
connue, que  le  hasard  jette  sur  notre  chemin,  fantôme  lé- 
ger qui  va  disparaître.  J'ai  étudié  comme  toi  la  valeur  d'un 
geste  indifférent,  d'un  regard  passager ,  d'une  inflexion  de 
voix  féminine  ;  j'ai  fait  comme  toi ,  singulier  prêtre  irlan- 
dais ,  une  étude  approfondie  de  cette  électricité  intellec- 


330  1  LMMES  D  I.XTKIGLE  ET  l-EM.MES   d'aI  F AIKES. 

tuelle  et  morale  !  J'ai  couru  après  toutes  ces  nuances  de 
la  vie  magnétique  des  femmes,  et  dans  l'innocence  de 
mon  cœur ,  dans  la  pureté  de  mes  sens ,  j'ai  vu  «  combien 
de  gouttes  de  miel  Dieu  a  jetées  dans  notre  coupe  d'a- 
mertume. » 

La  femme  naïve  et  qui  reste  femme  est  admirable.  Je 
comprends ,  mon  cber  Sterne ,  le  molif  qui  t'a  fait  passer 
une  heure  sans  penser  à  mal  chez  ta  jeune  mercière 
dont  la  main  blanche  faisait  entrer  dans  un  de  tes  doigts, 
puis  dans  l'autre ,  tout  doucement ,  avec  art ,  un  peu 
souriante,  un  peu  tremblante  ,  la  paire  de  gants  que  tu 
étais  allé  acheter  chez  elle  :  puis  le  mari  rentre ,  la  mer- 
cière rougit  :  elle  passe  derrière  le  comptoir,  et  ce  million 
d'idées  et  de  sensations,  n»oitié  ingénues,  moitié  crimi- 
nelles ,  je  les  comprends  •  un  peu  de  rougeur  sur  les 
joues,  un  frissonnement  léger  de  la  main  :  que  de  philoso- 
phie tu  as  su  trouver  dans  l'achat  d'une  paire  de  gants! 
Et  ta  grisette!  et  ton  abbesse  !  et  ta  veuve  Widman  :  toute 
ta  galerie  de  femmes  enfin ,  je  l'aime  parce  qu'elles  sont 
femmes,  qu'elles  n'ont  perdu  ni  leur  magie ,  ni  leur  co- 
quetterie naturelle  ,  ni  aucun  de  leurs  titres ,  ni  rien  de 
leur  métier  de  femme.  Mais,  dis-moi,  Sterne,  viens  avec 
moi ,  j'ai  quelque  chose  de  curieux  à  te  montrer ,  et  tu  me 
diras,  pauvre  Yorick,  ce  qu'en  pense  la  philosophie  fé- 
minine. 

Regarde  ,  dans  ce  grand  bâtiment  qu'on  appelle  la 
Bourse  de  Paris,  ce  bataillon  d'êtres  humains  sans  barbe, 
qui  hurle,  qui  vocirère,  qui  pérore,  qui  cote  le  report, 
la  hausse  ou  la  baisse.  Ces  êtres  sont  des  femmes:  sans 
leurs  larges  manches  (c'est  la  mode  aujourd'hui),  sans 
leurs  hanches  disproportionnées  cjui  commencent  à  re- 
venir à  lampleur  des  tonnelles  de  Henri  III,  tu  ne  t'en 
serais  j)as  douté.  Eb  bien!  les  voici  qui  |)énèlrenl  dans 


KtMMKS  1>  INTIUGLK  ET   i  t.M.MKS   1)  Al  1  AllU-S.  331 

les  galeries,  qui  circulent,  qui  se  poussent ,  qui  s'inju- 
rient, l'oeil  brillant  de  cupicTité,  la  bouche  contractée  par 
la  crainte  de  perdre;  leurs  vociférations  sont  aiguës  ;  elles 
troublent  le  repos  public  5  le  tribunal  voisin  ne  peut  plus 
entendre  la  voix  grêle  des  avocats.  L'agent  de  change 
écrit  sur  son  carnet  une  somme  pour  une  autre;  il  faut 
les  chasser  ,  comme  une  armée  de  pies  qui  viennent  dé- 
vaster un  magasin  de  blés.  Elles  ne  cèdent  qu'à  la  vio- 
lence. Huissiers  et  gardes  municipaux  expulsent  à  grand'- 
peine  leur  bataillon  criard. 

Que  dis-tu  de  ces  femmes  du  dix-neuvième  siècle  ,  mon 
pauvre  Sterne  ?  Est-elle  tarie ,  la  source  de  tes  émotions 
demi-voluptueuses  et  demi-morales  ?  Que  diable  feras-tu 
de  ces  femraes-là.^  Mais,  attends,  je  vais  t'en  montrer 
d'autres. 

Pénètre  dans  la  Chambre  des  Communes  à  Londres  ,  et 
après  avoir  traversé  je  ne  sais  combien  de  petits  corridors 
sombres ,  et  tourné  sous  les  combles  de  l'édifice ,  tu  trou- 
veras trois  ou  quatre  banquettes  assez  sales,  placées  dans 
une  espèce  de  petit  pigeonnier  que  recouvre  un  dôme  de 
vitres.  En  passant  la  tète  par-dessus  une  petite  balus- 
trade en  fer ,  on  aperçoit  au-dessous  de  soi  les  honorables 
membres  de  l'assemblée ,  par  groupes ,  couchés  ,  éten- 
dus, renversés,  debout,  pérorant,  gesticulant,  se  me- 
naçant, s'insultant  et  se  donnant  la  main.  Tous  les  mias- 
mes putrides  qui  émanent  de  l'assemblée  remontent  vers 
cette  partie  de  la  salle;  c'est  ce  qu'on  appelle  le  ventila- 
teur (1).  Eh  bien  !  si  vous  arrivez  un  peu  tard  dans  cette 
petite  caverne  infecte  et  vitrée ,  vous  trouverez  les  places 
prises,  et  prises  par  des  femmes  !  Elles  se  tiennent  là  pen- 

(1)  11  est  inutile  de  clh-e  que,  depuis  liucendie  léccut  de  la  Cham- 
bre des  Communes  ,  ces  détails  relatifs  au  ventilateur  n'ont  plus  au- 
cune application. 


3.')2  lEMllES  UlXTllK.l.E   1- T   Hi.MMtS   U  AIFAIRKS. 

danl  toute  la  séance  ;  elles  y  étouffent  de  cinq  heures  du 
soir  à  deux  heures  du  matin  ;  elles  applaudissent  à  tel 
orateur  5  elles  lèvent  les  épaules  et  chuchottent  avec 
dédain  lorsque  tel  autre  prend  la  parole.  Ce  sont  des  fem- 
mes mêlées  aux  intrigues  politi([ues  ;  douairières  qui  ne 
veulent  pas  que  le  bill  de  la  réforme  passe  5  jeunes  intri- 
gantes qui  viennent  s'assurer  si  leurs  complots  du  matin 
prospèrent  et  fleurissent,  si  tel  membre  qu'elles  ont  re- 
cruté leur  est  fidèle ,  si  tel  autre  qui  leur  a  promis  une 
interruption  leur  tient  parole,  si  le  nombre  de  leurs  affi- 
dés  augmente  ou  diminue  ,  si  chaque  soldat  est  à  son 
poste. 

Ces  femmes  ont  la  ligure  hâve,  l'œil  mort,  la  pru- 
nelle inquiète 5  jeunes,  elles  sont  déjà  vieilles  j  vieilles, 
elles  sont  décrépites.  Les  sentimens  tendres  se  dessè- 
chent dans  ces  poitrines  qui  ne  sont  plus  féminines 
et  qui  ne  sont  pas  viriles.  Elles  n'ont  que  des  désirs 
d'ambition  ,  des  pensées  de  gain  ,  des  espérances  de  pla- 
ces ,  des  haines  qui  brûlent,  des  jalousies  qui  dévorent  , 
des  fureurs  d'homme,  des  ruses  de  diplomatie  ,  des  four- 
beries politiques.  O  Sterne  !  que  dis-tu  de  ces  femmes  i' 
Dieu  ,  préserve  mon  fils  et  mon  ami  d'en  trouver  une 
semblable!  Qu'elles  soi»t  pâles  et  flétries  quand  elles  ren- 
trent à  une  heure  du  matin ,  après  avoir  serré  la  main  du 
président  et  souri  à  l'orateur  victorieux  !  Qu'elles  sont 
tristes  à  voir  quand  elles  manigancent  leurs  promotions  , 
leurs  adhésions,  leurs  divisions  ,  leurs  défections  ! 

J'en  demande  pardojî  à  ces  dames,  (pii  traiteront  comme 
une  haute  et  souveraine  insolence  la  liberté  que  je 
prends 5  mais  tricoteuses  pour  tricoteuses,  j'aime  autant 
celles  de  Robespierre. 

Notre  galerie  n'est  pas  terminée  :  ces  êtres  équivoques , 
ni  bomnips  ni  fen\mes ,  mêlant  les  vices  d'un  sexe  aux  fai- 


KKMMF.S   II  IMUUUt;   tï  KF.MMKS   1)  AM  AlUF.S.  o33 

blesses  «le  l'autre,  se  subdivisent  à  1  inJiiii.  Entrez  dans 
cette  salle  où  siège  un  tribunal;  parmi  toutes  ces  figures 
pointues,  osseuses,  livides,  aiguisées  par  la  chicane, 
couvertes  d'un  parchemin  plissé  et  ridé,  parmi  ces  phv- 
sionomies  taquines  et  avides  ,  vous  trouverez  des  fem- 
mes. Quand  elles  se  cramponnent  à  un  vice  ,  soyez  sûr 
qu'elles  l'embrasseront  d'une  étreinte  plus  forte  et  plus  te- 
nace que  nous  autres  hommes.  Une  femme  qui  chicane 
vaut  dix  procureurs;  une  femme  qui  marchande  vaut  dix 
israélistes.  Il  y  en  a  qui  ravivent  leur  vieillesse  et  qui 
baignent  leur  décrépitude  dans  la  poudre  d*3s  procès. 
Celle-là  ne  lâche  pas  une  contestation  de  deux  schellings 
sans  la  grossir  et  la  transformer  en  protêts,  requêtes, 
enquêtes,  accusations  et  oppositions.  Elle  connaît  le  Gode 
de  procédure  mieux  qu'un  huissier,  elle  sait  par  cœur 
tous  les  subterfuges  du  métier.  Il  y  a  autant  de  subtilité 
dans  son  esprit  desséché  et  raccorni  qu'il  v  a  de  rides 
dans  son  visage  et  d'assignations  dans  son  sac.  Au  mo- 
ment où  je  vous  parle,  elle  engraisse  onze  petits  procès, 
sans  compter  son  grand  procès  de  la  chancellerie  qu'elle 
recommence  avec  extase  .  bien  qu'elle  ait  été  déboutée 
vingt  fois. 

A  ces  traits,  reconnaissez  la  femme  si  vous  pouvez; 
arbuste  que  la  grêle  et  la  gelée  ont  fait  mourir,  dont  toute 
la  sève  est  tarie ,  qui  se  tient  encore  debout  par  habitude , 
et  dont  la  tige  décharnée  laisse  à  peine  reconnaître  au 
botaniste  le  plus  exercé  le  rameau  dont  le  vent  caressait 
le  feuillage,  dont  la  fleur  entr'ouverte  embaumait  l'air, 
et  dont  l'éclat  lointain  apparaissait  sous  la  verdure.  Hé- 
las! pauvre  Yorick,  vous  que  je  promène  à  travers  celte 
galerie  de  squelettes,  où  la  place  du  cœur  est  vide,  et  qui 
murmurez  du  triste  spectacle  que  je  vous  montre ,  notre 
revue  sera   longue.  Si  je  vous  parlais  de  la  joueuse  ,  de 


334  FEMMES  d'intrigue   ET   FEMMES  DAFEAIRES. 

celle  qui,  l'œil  éteint,  le  regard  mat,  la  tète  immo- 
bile comme  celle  de  la  Méduse  .  reste  pendant  douze 
heures  de  suite  en  face  de  la  table  fatale ,  l'ame  attachée 
tout  entière  aux  piles  d'or  qui  décroissent  et  qui  se  re- 
forment tour  à  tour.  Il  n'y  a  pas  de  ville  d'Europe  oij 
l'on  ne  trouve  quelques  exemples  de  la  passion  du  jeu 
chez  les  femmes  ;  mais  c'est  aux  eaux  ,  dans  la  liberté  de 
ces  réunions  champêtres  et  voluptueuses,  qu'il  faut  ad- 
mirer, dans  la  perfection  de  son  hidépendance,  la  variété 
du  monstre  féminin  qu'on  nomme  joueuse.  Allez  à  Bade, 
pénétrez  dans  l'établissement  deChabert.  Quand  vous  au- 
rez admiré  la  beauté  du  site ,  lélégance  des  appartemens  ^ 
la  diversité  amusante  des  phvsionomies ,  entrez  dans  le 
salon  de  roulette  :  vous  y  verrez  de  nobles  dames  assises 
devant  le  tapis  vert,  à  côté  d'un  aventurier  ou  d'un  es- 
croc. 

C'était  un  dimanche ,  je  m'en  souviendrai  toujours  : 
sous  ces  beaux  portiques  ornés  de  glaces  et  de  dorures, 
plus  de  vingt  femmes  d'une  phvsionomie  distinguée,  élé- 
gamment vêtues  ,  réservées  dans  leurs  manières ,  subis- 
saient et  suivaient  avec  un  courage  imperturbable  et  in- 
fernal les  chances  de  la  rouge  et  de  la  noire  5  tenant  d'une 
main  leur  petit  râteau,  et  de  l'autre  les  caries  sur  lesquelles 
elles  marquaient  avec  des  épingles  les  diverses  chances  du 
jeu.  L'une  d'elles,  extrêmement  jolie,  pouvait  avoir  vingt- 
cinq  ans 5  elle  portait  un  simple  bonnet  de  soie  avec  un 
voile  de  gaze,  une  robe  de  soie  puce  et  point  de  dentelles  ; 
tout  son  extérieur  était  simple  et  comme  il  faut.  Je  ne  pus 
m'empêcher  de  la  remarquer  ;  et  tant  que  je  restai  à  Bade, 
mon  observation  ne  put  se  détacher  d'elle.  Sa  main  était 
petite,  délicate  et  blanche;  quand  elle  se  dégantait,  on 
vovaitbriller  à  ses  doigts  plusieurs  belles  bagues.  Le  matin, 
à  midi,  le  soir,  toujoins,  elle  était  à  la  même  j)lace,  sans 


FEMMES  U  INTIUULF.   KT  1  lîMMliS  D  Al  FAlHES.  33.'> 

repos,  sans  dis  truc  lion  s,  lançant  les  pièces  de  cinq  francs 
sur  la  couleur  qu'elle  choisissait ,  les  ramenant  quelque- 
fois avec  le  râteau,  se  détournant  à  peine  pour  regar- 
der son  mari ,  homme  très-distin(;ué  ,  qui  n'avait  pas 
l'air  de  la  hlàmer ,  de  s'étonner  ,  ni  de  vouloir  l'arra- 
cher à  sa  passion.  A  la  fin  de  la  journée  ,  tous  les  mus- 
cles de  ce  visage  jeune  et  frais  étaient  tendus  et  comme 
pétrifiés.  Il  V  avait  sur  ce  front  jauni  une  immobilité  ha- 
garde ,  et  dans  cet  œil  fatigué  un  regard  fixe  et  terne  qui 
ne  semblait  plus  voir  les  objets.  Cette  femme  était-elle 
mère  ? 

Une  autre  femme  ,  anglaise  de  naissance  ,  rivalisait 
avec  elle:  mais  elle  était  vieille.  Jamais  je  n'ai  vu  l'âge 
avancé  et  la  dignité  du  rang  s'avilir  d'une  manière  plus 
hideuse.  L'époque  de  toutes  les  prétentions  et  de  tous 
les  hommages  était  passée  pour  elle:  aussi  ne  déguisait- 
elle  aucune  de  ses  émotions.  Sa  main  ridée  tremblait 
d'impatience,  jusqu'au  moment  où  son  râteau  pouvait 
ramener  le  gain  ou  pousser  l'enjeu.  La  sueur  de  l'agonie 
brillait  sur  son  front  dégarni  ;  et  toujours  cette  malheu- 
reuse demeurait  enchaînée  à  la  table  verte,  comme  Si- 
syphe à  son  rocher. 

Après  tout ,  cette  passion  horrible  peut  passer  pour 
une  maladie  et  un  malheur  5  elle  absorbe  la  vie,  elle 
suce  le  sang ,  elle  détruit  la  fortune  ,  elle  porte  son 
châtiment  avec  elle.  Mais  que  direz-vous  des  intrigan- 
tes politiques^  jeunes  et  vieilles  ,  ambitieuses  de  pou- 
voir et  de  crédit,  avides  d'argent,  mêlant  leurs  petites 
vues  aux  plus  grands  intérêts ,  décidant  les  destinées  de  la 
naticfn  ,  faisant ,  si  j'ose  le  dire  ,  au  fond  de  leur  boudoir, 
la  cuisine  administrative  ou  parlementaire;  respectées 
cependant  ,  brillantes,  et  quand  elles  ont  foulé  aux  pieds 
tous  les  attributs  les  plus  heureux  et  les  plus  noldcs  de 


336  FEMMES  d'imiUGli;  et  femmes  d'affaires. 

leur  sexe,  trouvant  des  places  pour  leurs  enfans  et  pour 

leurs  maris. 

Dans  les  intérêts  de  la  vie  domestique,  la  femme  est 
plus  mesquine  dans  ses  vues ,  moins  libérale ,  moins  {géné- 
reuse parce  qu'elle  est  plus  craintive.  Ce  défaut,  si  c'en 
est  un,  devient  une  qualité  dans  l'administration  du 
ménage.  L'homme  gagne  et  dépense  :  la  femme  économise 
et  ordonne;  sa  vue  délicate  et  perçante  se  porte  sur 
tous  les  détails  ;  elle  ferme  ces  mille  issues  imperceptibles 
par  lesquelles  l'argent  et  la  fortune  pourraient  glisser  et 
s'évanouir,  pendant  que  le  chef  de  la  famille  s'occupe  de 
hautes  spéculations  ou  d'affaires  majeures.  ]Mais  imaginez 
ce  même  génie  ,  excellent  dans  la  famille  ,  admirable  à  sa 
place,  imaginez-le  porté  dans  la  vie  publique  :  au  lieu 
d'un  esprit  de  prudence  et  d'attention,  vous  n'avez  plus 
qu'un  intérêt  cupide  et  bas;  les  grandes  vues  sacrifiées  à 
une  petite  avidité  misérable ,  à  une  personnalité  restreinte. 
Que  devient  la  patrie?  que  deviennent  même  la  considé- 
ration et  l'honneur  dont  un  parti  a  toujours  besoin?  Non  , 
non,  telle  n'est  point  la  destination  des  femmes. 

De  quoi  ne  sont-elles  pas  capables,  quand  elles  veulent 
accepter  leur  rôle  ?  A  quel  abaissement  se  résignent-elles 
lorsqu'elles  en  changent!  Héroïsme,  dévouement,  gran- 
deur d'ame,  talent,  sacrifice,  influence  immense,  tout 
leur  appartient.  Leurs  passions  même,  tempérées  par  l'at- 
mosphère de  la  vie  privée,  balancées  par  leurs  devoirs  de 
mère  et  cet  admirable  instinct  de  bienfaisance  et  de  sym- 
pathie qui  leur  est  propre;  leurs  caprices  qui  ont  tant  de 
grâce,  et  leurs  faiblesses  (jui  naissent  si  souvent  de  leurs 
vertus,  se  colorent  d'un  reflet  plein  de  charme ,  quand  la 
famille  les  entoure,  quand  les  hommages  d'un  salon  les  en- 
vironnent, quand  le  prestige  des  arts  augmente  leur  pres- 
ti''e  naturel.  Mais  elles,  entrer  dans  l'arène  des  intérêts  bru- 


1-EMMI.S  Dl.NTKIGUF.   Kl    FKMMES   d'aFFAIRES.  337 

laux  ,  des  passions  violentes,  des  cupidités  viriles!  elles  , 
se  faire  athlètes  !  elles,  parler  de  prime  et  de  report;  pren- 
dre part  à  la  lutte  du  négoce ,  à  la  lutte  de  la  Bourse,  à  la 
lutte  du  Parlement!  emprunter  à  l'autre  sexe  ce  qu'il  a 
de  pire  sans  garder  ce  que  leur  sexe  a  de  plus  excellent  ! 
elles,  négocier,  intriguer,  aller  et  venir,  discuter,  dispu- 
ter, régler  un  bilan,  faire  l'escompte,  supputer  des  gains, 
entrer  dans  des  spéculations,  trd^.aper ,  pérorer,  mani- 
gancer, courir  après  les  places,  assiéger  le  minisire,  fati- 
guer les  antichambres,  pétitionner,  plaider,  harceler  ce- 
lui-ci, séduire  celui-là,  réclamer  une  pension,  faire  de 
la  diplomatie!  Leur  faiblesse  va  se  changer  en  traitrise, 
leur  finesse  en  fourberie,  leur  émotion  facile  en  fièvre  in- 
quiète et  brûlante,  leur  zèle  en  fanatisme  odieux.  Napo- 
léon ,  Bvron ,  Tallevrand  avaient  bien  raison  :  la  femme 
qui  se  mêle  de  ces  choses  est  haïssable.  Voyez  avec 
quel  dégoût  elle  a  été  repoussée  et  frappée  d'anathème 
par  ces  trois  hommes ,  les  premiers  de  leur  tems,  les  pre- 
miers de  leur  caste. 

En  voici  une  qui,  pour  l'instruction  et  pour  l'esprit , 
serait  à  peine  maîtresse  de  classe  dans  une  institution  de 
jeunes  personnes.  YA\e  t'ienl  bureau  d'intrigues;  elle  vous 
diralesespérances  de  la  Hollande,  les  plans  que  l'on  prépare 
au  grand  Caire  ;  elle  dénombrera,  si  vous  voulez,  l'armée 
du  pacha  d'Egypte;  un  jeune  secrétaire,  attaché  à  l'am- 
bassade de  Grèce  près  l'empereur  Otlion,  lui  écrit  ré^ru- 
lièrement  toutes  les  semaines  et  la  tient  au  courant.  Elle 
a  dans  sa  poche  la  liste  complète  des  carbonari  du  Pié- 
mont :  elle  va  vous  tarifer  les  consciences  du  cabinet  de 
Saint-Pétersbourg  -,  une  lettre  en  chiffres  de  Metternicb  à 
Pozzo  di  Borgo  ne  l'effraie  pas  ;  elle  sait  m.ieiix  que  le  co- 
lonel Caradoc  ou  Georges  Tilliers  le  baromètre  des  caprices 
féminins  qui  font  passer  la  jeune  Christine  de  la  gaîté  à  la 


338  FEMMES  d'iXÏUIGLE  ET  FEMMES  d'aFFAIUES. 

tristesse  ;  que  ne  sait-elle  pas?  Le  bout  de  son  éventail  re- 
mue vingt  polices  secrètes  ^  une  lettre  tracée  de  sa  plume 
met  tout  un  ministère  en  mouvement  ^  elle  est  doyenne 
de  la  diplomatie:  c'est  la  femelle  de  Talleyrand.  Elle  pro- 
tège les  suzerains  d'Allemagne  quand  ils  visitent  la  cour  de 
Londres.  Jamais  ambassadeur  ne  serait  bien  reçu  s'il  ne 
se  présentait  à  l'ombre  de  ses  ailes.  On  lui  demande  des 
renseignemens  politiqu»."5  ;  on  va  savoir  chez  elle  sur  quelle 
fraction  du  Parlement  on  peut  compter.  Qu'elle  dise  un 
mot  ,  le  torysme  va  monter  ou  descendre,  grandir  ou 
s'abaisser,  resplendir  ou  mourir. 

Et  tout  cela,  sans  grande  peine  apparente,  avec  la 
même  aisance  et  la  même  disinvolture  de  gestes  et  de  mou- 
vemens  qui  distingue  la  femme  galante  recevant  un  billet 
en  présence  de  son  pauvre  et  crédule  mari.  Elle  valse, 
elle  galope  ^  à  peine  pose-t-elle  le  pied.  Elle  ne  manque 
pas  un  quadrille,  et  vous  la  crovez  tout  entière  à  ce  jilai- 
sirqui  semble  une  passion.  Pas  du  tout  :  pendant  que  le  vio- 
lon fait  sonner  le  si  bémol,  elle  donne  le  mot  d'ordre  d'une 
petite  révolution  de  palais  qui  aura  lieu  demain  matin,  ou 
d'un  bouleversement  universel  dans  les  bureaux  et  les  mi- 
nistères. Vous  la  croyez  bien  attentive  à  détacher  les  grains 
empourprés  de  cette  grenade  servie  au  dessert  :  eh!  non; 
elle  écoute ,  elle  épie,  elle  vient  de  saisir  au  passage  trois 
paroles  prononcées  à  demi-voix  ,  et  qui  mettent  à  jour  les 
intentions  les  plus  secrètes  du  conseil  intime.  Machiavel 
en  jupons,  Mazarin  en  cornette,  c'est  chez  Almack  ,  c'est 
dans  les  pauses  d'une  contredanse,  c'est  en  feuilletant  un 
album,  c'est  en  causant  chiffons  avec  la  jeune  duchesse, 
qu'elle  plonge  dans  les  mystères  de  l'état ,  mystères  qu'elle 
saura  tourner  au  profit  de  ses  passions  et  de  ses  intérêts. 
Georges  IV,  homme  d'esprit,  l'avait  devinée  quand  elle 
fit  sa  première  apparition,  (|uand  ce  nez  rubicond  et  ces 


FEMMES  d'iNTRIGLE   ET  FEMMES  d' AFFAIRES.  339 

diamans  élincelans  sur  le  velours  noir  ,  brillèrent  jDOur  la 
première  fois  à  sa  cour.  «  Gare  à  mes  premiers  ministres  ! 
s'écria- t-il.  » 

Oh!  si  les  femmes  savaieînt  combien  les  affaires,  le 
lucre ,  les  intrigues  ,  les  intérêts  dans  leur  nudité  et  dans 
leur  combat ,  ont  peu  de  rapport  avec  le  rang  que  les 
hommes  ,  Dieu  et  la  société  leur  assignent  !  A  peine  en- 
tends-je  parler  d'une  spéculatrice,  d'une  acheteuse,  d'une 
revendeuse ,  d'une  tripoteuse  (  comme  disait  Napoléon 
dans  son  rude  langage  ),  je  me  la  figure  laide  comme  le 
péché  et  vieille  comme  lui.  Souvenez-vous  de  cela ,  ô  mes 
belles  compatriotes!  quand  on  est  femme  d'affaires  ou 
femme  d'intrigues,  on  a  nécessairement  la  voix  dure,  le 
timbre  aigre  et  fêlé  ,  le  regard  inquiet ,  la  démarche  incer- 
taine ,  l'œil  creux ,  la  lèvre  blême ,  la  bouche  serrée , 
les  narines  ouvertes ,  le  front  plissé  ,  la  taille  courbée  ; 
voyez  s'il  vous  convient  d'être  ainsi. 

(^Tait's  Magazine.) 


@sit5celTan^^s. 


DEyOUE3IE>T  ET  DOULEUR  (1). 


Avez-vous  visité  rAliemîi^ne?  Connaissez-vous  la  lourde 
diligence  que  l'on  appelle  Eilwagen?  Les  diligences  de 
France  étaient  plus  légères  en  1812.  Il  faut  voir  celte 
énorme  charrette  recouverte  s'arrêter  lourdement  en  face 
de  riiôtel  des  postes  et  verser  dans  l'auberge  prochaine 
la  foule  harassée  des  voyageurs  que  son  sein  recelait.  Les 
coudes  appuvés  sur  la  fenêtre  d'une  petite  auberge  de 
Fulda,  sur  la  route  de  Weimar  à  Francfort,  je  contem- 
plais cet  intéressaut  spectacle  :  bourguemestres,  commis, 
ecclésiastiques,  descendant  tour  à  tour  de  leur  cachot 
mobile,  et  tout  joyeux  de  respirer  à  l'air  libre. 

Dans  le  nombre  se  trouvait  une  femme  qui,  presqu'à 
mon  insu ,  attira  et  fixa  mon  attention.  Couverte  des  pieds 
'?.  la  tète  et  presque  enveloppée  d'un  costume  d'hiver,  ses 
mouvemens  légers  et  rapides  trahissaient  l'élégance  de  sa 
taille  et  la  symétrie  de  ses  proportions.  Le  voile  noir  qui 
couvrait  sa  figure  ondulait  au  gré  du  vent  et  me  laissait 

(1)  Note  dp  Tr.  Le  fait  intéressant  rapporte  dans  les  pages  quon 
va  lire  a  été  raconté  d'une  luauicre  plus  brève  et  avec  moins  de  dé- 
tails pax"  les  journaux  allemands.  Quant  à  la  nanation  circonstanciée, 
simple  ,  éloquente  et  naïve  que  nous  reproduisons ,  elle  est  due  à 
^I"*  Jamieson .  lune  des  femmes  auteurs  de  1  Angleterre  qui  mêlent 
.1  leurs  récits  de  vojages  le  moins  de  détails  romanesques .  le  moins 
de  teintes  empruntées  à  la  fiction. 


DÉVOUEMENT  ET  DOULELU.  341 

<>|)ei  cevoir  des  Irails  jeunes  el  réguliers.  Ma  curiosité  était 
éveillée  :  je  ne  savais  trop  pourquoi.  Elle  se  dirigea  vers 
l'auberge  où  je  me  trouvais,  et  je  quittai  la  fenêtre  pour 
la  voir  entrer.  Son  pas  était  ferme  et  sa  démarche  assurée  : 
elle  appela  le  garçon  d'une  voix  assez  haute  et  avec  cette 
espèce  de  familiarité  que  donne  l'habitude  des  voyages.  Le 
déjeuner  qu'elle  commanda  (il  était  dix  heures)  convenait 
moins  à  une  héroïne  de  roman  qu'à  une  bonne  mère  de 
famille  allemande.  Ce  n'était  pas  un  œuf  frais  ni  une  simple 
tasse  de  café  ,  mais  un  repas  solide  et  substantiel  :  un  po- 
tage, une  côtelette  el  une  pinte  de  bon  vin. 

Pendant  qu'on  faisait  ces  préparatifs,  elle  se  débarrassa 
de  ses  vétemens  de  voyage  :  ils  étaient  en  grand  nombre 
et  très-riches;  d'abord,  un  manteau  de  couleur  brune 
bordé  de  fourrures  5  un  ou  deux  schalls ,  puis  une  es- 
pèce de  pelisse  tartare  descendant  jusqu'aux  genoux  , 
aux  manches  larges  et  flottantes,  doublées  de  soie  bleue 
et  bordées  de  martre.  Quand  elle  eut  dépouillé  toutes 
ses  enveloppes,  elle  parut  en  grand  deuil  et  dans  toute 
la  magie  de  la  beauté.  J'ai  vu  peu  de  tailles  plus  par- 
faites, peu  de  formes  féminines  plus  harmonieuses  dans 
leurs  proportions.  Elle  avait  les  extrémités  petites  et  dé- 
liées, la  tète  petite  aussi  -,  une  magnifique  chevelure  blonde 
rattachée  simplement  par  des  nattes  qui  rappelaient  le 
style  des  coiffures  gothiques.  En  cherchant  à  déchiffrer  le 
caractère  de  sa  physionomie ,  j'y  trouvai  surtout  l'expres- 
sion de  la  franchise  ,  de  la  confiance  et  de  la  lovauté. 
Cependant  ses  traits  pris  un  à  un  offraient  plus  d'agrément 
que  de  régularité.  Sa  bouche  était  petite  ,  et  ses  lèvres 
r^errées  semblaient  se  contracter  avec  une  énerme  de  réso- 
lution qui  surprenait.  De  longs  cils  blonds  descendaient 
sur  ses  yeux  bruns  et  brillans ,  dont  l'expression  était  vive 
el  naturellement  gaie.  Il  y  avait  de  Tharmonie  dans  sa 


34-2  DÉVOIEMEXT  ET  DOULELH. 

voix  ,  dont  la  vibration  retentissante  eut  choqué  sans 
doute  les  personnes  habituées  au  demi-murmure  de  nos 
salons.  A  travers  le  sérieux  de  sa  physionomie,  je  ne  sais 
quelle  gaité  naturelle  et  instinctive  se  laissait  deviner  ,  et 
Ton  pouvait  s'apercevoir  d'avance  que  si  la  destinée  lui 
avait  donné  des  leçons  graves  et  tristes ,  la  nature  l'avait 
surtout  faite  pour  ressentir  la  joie  et  la  communiquer.  Un 
geste,  un  mot,  une  action  ridicule,  la  frappaient  vivement, 
et  l'on  entendait  jaillir  aussitôt  un  de  ces  éclats  de  rire 
sympathiques  et  francs  ,  dont  la  contagion  se  répandait  au- 
tour d'elle. 

Pourquoi  m'intéressais-je  à  cette  femme?  Quelleétrange 
curiosité  éveillait-elle  en  moi  ?  Je  ne  sais  ,  mais  je  l'obser- 
vais d'un  œil  curieux.  Je  ne  pouvais  la  prendre  pour  une 
grande  dame.  Il  y  avait  en  elle  de  la  fermière  aisée  :  quel- 
que chose  de  libre  ,  d'indépendant ,  de  sans  façon  ,  qui  n'a 
rien  de  commun  avec  la  retenue  et  la  réserve  aristocrati- 
ques. Notre  grande  dame  ,  à  nous  Anglais,  est  si  froide  , 
si  haute,  si  glacée  1  Rien  d'inconvenant,  il  est  vrai,  dans 
le  ton,  dans  les  manières,  dans  les  attitudes  de  l'inconnue  : 
mais  aussi  rien  qui  rappelât  les  salons  d'Alraack  et  la  hau- 
teur patricienne.  Pourquoi  cependant  cette  richesse  inac- 
coutumée et  ce  costume  demi-tartare,  demi-oriental?  Tout 
cela  piquait  ma  curiosité.  Elle  ôta  ses  gants  :  ses  doigts 
étaient  couverts  de  bagues  d'argent  d'une  forme  singulière, 
au  milieu  desquelles  brillait  un  diamant  qui  paraissait  d'un 
grand  prix.  Le  conducteur  de  la  diligence  s'approcha 
d'elle,  chapeau  bas.  La  maîtresse  de  l'auberge,  qui  n'avait 
pas  fait  la  moindre  attention  à  moi ,  vint  lui  offrir  ses  ser- 
vices d'une  manière  empressée  et  caressante.  Je  savais 
|)eu  d'allemand,  et  c'était  en  vain  ({ue  je  prélais  l'oreille 
à  la  conversation  animée  qui  bruissait  autour  de  moi. 
Enfin,  après  une  demi -heure  d'attention  soutenue,  je 


DÈVOCEMEM   ET   DOLLELn.  343 

recueillis  quelques  documens.  La  jeune  femme,  qui  n  a- 
vait  pas  plus  de  vingl-lrois  ans,  retournait  dans  sa  famille 
qui  habitait  la  ville  de  Deux-Ponts  (Zwei-Brùcken  (1). 
Seule  et  sans  protecteur,  elle  venait  des  déserts  de  la  Si- 
bérie; mais  quel  motif  l'y  avait  conduite?  je  ne  pouvais 
le  savoir.  On  parlait  vile,  le  discours  était  mêlé  de  beau- 
coup d'exclamations  allemandes  ,  et  le  mystère  ne  s'éclair- 
cissait  pas  à  mes  yeux.  Je  fus  obligé  de  sortir  pour  faire 
quelques  emplettes.  A  mon  retour,  je  trouvai  Ibéroïne 
(car  c'était  une  héroïne)  fondant  en  larmes  ,  et  ma  femme 
de  chambre  allemande  auprès  d'elle ,  essavant  de  la  con- 
soler. Je  joignis  mes  consolations  à  celles  de  ma  femme 
de  chambre,  mais  sans  pénétrer  davantage  le  mot  d'une 
énigme  qui  m'intéressait  de  plus  en  plus.  Nous  nous  sépa- 
râmes. 

A  Francfort,  le  hasard  nous  réunit  encore  dans  la 
même  auberge;  elle  allait  à  Mavence  comme  moi,  et  je 
lui  offris  une  place  dans  ma  voiture.  Ce  rapprochement 
lui  permit  de  me  raconter  son  histoire,  non  pas  d'une 
manière  suivie  et  détaillée,  mais  par  fragmens  et  pour  ainsi 
dire  par  lambeaux.  Comme  elle  parlait  allemand  ,  je  fus 
obligé  de  lui  faire  répéter  plusieurs  fois  les  mêmes  événe- 
mens  et  les  mêmes  mots.  Quant  aux  faits  et  à  leur  suite , 
l'intérêt  qu'ils  m'ont  offert  les  a  trop  profondément 
gravés  dans  ma  mémoire  pour  que  je  les  aie  oubliés.  Que 
personne  ne  doute  donc ,  je  ne  dis  pas  de  leur  vérité  his- 
torique et  générale  .  mais  de  l'exactitude  des  moindres  dé- 
tails que  je  vais  rapporter.  Si  un  nom  m'échappe,  je  ne  le 
remplacerai  point  par  un  autre.  Si  quelques  circonstances 
d'un  moindre  intérêt  ne  se  présentent  à  ma  pensée  que 
d'une  manière  incertaine  et  confuse,  je  n'imiterai  pas  cette 

(1)  Petite  ville  de  la  BaTière  ,  dans  le  district  du  Rhin. 


344  btVOLEMEM   ET   LOLLl.Li;. 

bonne  M"^  de  Moutpensier',  qui  remplissait  avec  son  ima- 
gination les  lacunes  de  sa  mémoire.  Ce  que  je  ne  puis  re- 
produire, c'est  cette  voix  animée,  cette  pantomime  ex- 
pressive, celte  grâce  et  cette  vivacité  des  gestes ,  cette 
puissance  de  sensibilité  qui  me  pénétraient  d'émotion  ,  et 
surtout  cette  naïveté  admirable  qui  se  mêlait  à  tant  d'é- 
nergie et  de  force  d'ame.  Voilà  ce  que  la  plume  ne  peut 
rendre,  quels  que  soient  les  efforts  de  son  élégance  et  les  es- 
sais de  sa  puissance  pathétique.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  trou- 
vera ici,  je  ne  dis  pas  toute  la  vérité,  mais  la  vérité  seule 
et  telle  que  me  la  offerte  celte  curieuse  et  belle  élude  du 
caractère  féminin. 

L'héroïne  (je  lui  ai  déjà  donné  ce  nom  qu'elle  mérite 
si  bien)  était  tout  simplement  la  fille  d'un  riche  brasseur 
de  Deux-Ponts.  Son  père  avait  cinq  enfans,  dont  deux 
plus  jeunes  et  deux  plus  âgés  qu'elle.  Son  frère  aine  se 
nommait  ^e«n.  Dès  sa  première  enfance,  on  crut  re- 
connaître en  lui  des  dispositions  brillantes ,  et  son  père,  le 
destinant  à  l'état  ecclésiastique,  l'envoya  à  l'université 
de  Munich.  A  son  retour,  il  rapporta  dans  sa  famille  les 
certificats  les  plus  honorables  et  des  gages  d'avancement 
certain.  Il  était ,  disait  sa  sœur  avec  enthousiasme,  non 
seulement  l'honneur  de  sa  famille  ,  mais  l'orgueil  de  sa 
ville  natale.  Tout  le  monde  l'aimait.  Il  fallait  enlendre 
avec  quel  enthousiasme  elle  s'exprimait  sur  son  compte. 
Peut-être  la  partialité  d'une  sœur  lui  dictait-elle  ces  éloges 
exaltés.  Ln  prince  allemand  ,  dont  le  nom  m'échappe,  le 
choisit  j)Our  secrétaire  et  voyagea  quelque  tems  avec  lui. 

Henri  Ambos  avait  vingt-huit  ans  lorsque,  par  le  crédit 
du  prince,  son  protecteur,  il  obtint  pour  lui  une  chaire 
de  théologie  dans  runiversitt-  deRi{;a,  ville  singulière  (l), 

^i)  Capitale  ilc  la  Llvouic  ,  ilaiis  la  ruissic  l>alli([iu'. 


DÉVOUEMENT   ET  UOlLELli,  345 

on  les  juifs  sont  en  majorité,  oii  leur  richesse  et  leur  crédit 
leur  assurent  le  pouvoir  réel ,  si  ce  n'est  l'autorité  nomi- 
nale. La  fille  d'un  riche  marchand  juif  plut  à  Amhos,  qui 
sut  se  faire  écouter  d'elle;  mais  l'épouser  sans  la  convertir 
était  impossible,  et  les  parens  de  la  juive  ne  se  seraient 
prêtés  ni  à  la  conversion,  v'i  au  mariaj^e.  La  séduction  reli- 
gieuse et  la  séduction  de  l'amour  marchèrent  en  même 
tems.  Les  rapports  et  la  correspondance  des  jeunes  gens 
furent  découverts  par  la  famille  qui  défendit  à  la  jeune 
fille  de  revoir  Henri.  Il  était  facile  de  deviner  les  suites 
de  cette  injonction  :  la  jeune  israélite  se  déclara  conver- 
tie, se  laissa  enlever,  et  partit  secrètement  avec  lui  pour 
la  Silésie,  où  elle  devait  recevoir  à  la  fois  les  deux  sacre- 
m.ens  du  baptême  et  du  mariage.  Soit  que  leur  impru- 
dence eût  trahi  leurs  desseins ,  soit  que  leurs  plans  fussent 
mal  concertés ,  ou  que  la  vigilance  de  la  famille  israélite 
eût  été  éveillée ,  on  les  arrêta  sur  la  route,  et  le  jeune 
homme  ,  reconduit  à  Riga  ,  se  trouva  sous  le  poids  d'une 
accusation  capitale,  celle  de  rapt.  Le  tribunal  était  com- 
posé en  grande  partie  d'israélites ,  qui  n'étaient  point 
disposés  à  l'indulgence.  Ambos  disait  pour  sa  défense  que 
la  jeune  fille  l'avait  suivi  volontairement  et  de  son  plein 
gré',  que  sa  conversion  avait  été 'volontaire;  qu'elle  était 
devenue  chrétienne  et  sa  femme  .  ou  du  moins  sa  fiancée. 
Le  père  niait  tous  ces  faits,  et  Ambos  demanda  sa  confron- 
tation avec  la  jeune  personne  :  cette  faveur  lui  fut  ac- 
cordée, malgré  les  efforts  de  la  famille.  Elle  parut  donc  en 
justice,  pâle,  tremblante,  soutenue  par  ses  parens.  Ambos 
était  vis-à-vis  d'elle. 

«  Est-ce  volontairement ,    lui  demanda  le  juge  .   (juc 
vous  avez  suivi  ce  jeune  homme  ? 

La  jeune  fille  réjjondit  (Tune  voix  à  peine  intelligible  : 

«  Non. 


346  DÉVOUEMENT   ET   DOULELK. 

—  A-t-il  employé  la  violence  pour  vous  y  contraindre  ! 

—  Oui. 

—  Êtes-vous  chrétienne  ? 

—  Non. 

—  Vous  considérez-vous  comme  sa  fiancée  ? 

—  Non.   )> 

A  peine  Ambos  eut-il  entendu  ces  réponses  si  diffé- 
rentes de  la  vérité,  si  imprévues(etque  sans  doute  la  crainte 
et  les  menaces  de  sa  famille  arrachaient  à  la  jeune  fille),  le 
malheureux  jeune  homme  resta  quelques  minutes  stupé- 
fait. Puis  à  cette  immobilité  passagère  succéda  une  fréné- 
sie violente  :  il  s'élança  vers  la  juive  ,  et  on  le  retint  à 
grand'peine.  Au  milieu  de  sa  lutte  avec  ses  gardiens  ,  il 
tira  de  sa  poche  un  couteau,  le  dirigea  contre  sa  poitrine, 
se  blessa  lui-même  aux  mains  et  au  visage  -,  et  lorsque,  re- 
venant à  lui,  il  aperçut  sa  maîtresse  étendue  sans  connais- 
sance sur  le  parquet ,  et  son  propre  sang  qui  coulait  à 
grands  flots,  il  se  calma  tout-à-coup.  Aux  questions  qui 
lui  furent  adressées  ,  il  ne  fit  pas  de  réponse  :  il  ne  pro- 
nonça plus  une  parole,  et  on  le  reconduisit  en  prison. 

La  décision  du  tribunal  fut  tenue  secrète.  Henri  dis- 
parut après  cet  événement,  sans  que  l'on  pût  savoir  s'il 
languissait  au  fond  d'un  cachot,  ou  si  le  dernier  supplice 
avait  terminé  sa  vie. 

Sa  famille,  inquiète,  écrivit  plusieurs  fois  à  Riga,  et  ne 
put  obtenir  de  nouvelles.  Un  de  ses  parens  se  transporta 
sur  les  lieux,  fit  toutes  les  recherches  nécessaires  et  ne 
réussit  pas  davantage.  Six  années  s'écoulèrent  ainsi.  Le 
père  mourut-,  personne  n'espérait  plus  retrouver  les  tra- 
ces du  malheureux  Henri.  Une  vague  étincelle  d'espoir 
vivait  encore  au  fond  du  cœur  de  la  mère ,  vieille 
femme  qui  penchait  vers  le  tombeau.  Le  cœur  d'une 
mère  est  inépuisable  d'espérance  comme  de  tendresse. 


DEVOUKMEXT  ET  DOtLELT..  347 

Un  jour  enfin,  c'était  au  commencement  de  1833  ,  un 
marchand  qui  traversait  la  ville  de  Deux-Ponts  demanda 
où  demeurait  la  famille  Ambos  à  laquelle  il  rendit  visite. 
Il  lui  apprit  que,  l'année  précédente,  il  avait  rencontré  en 
Sibérie,  près  de  la  forteresse  de  Barinska  ,  un  homme 
qui ,  confondu  avec  d'autres  criminels  ,  et  couvert  de 
haillons  ,  travaillait  aux  grandes  routes.  Cet  homme  lui 
avait  dit  qu'il  était  Henri  Ambos ,  pasteur  de  l'église  lu- 
thérienne, condamné  injustement.  Il  l'avait  supplié  avec 
larmes,  et  de  la  manière  la  plus  urgente,  de  se  rendre  au- 
près de  sa  famille ,  de  donner  à  ses  parens  des  nouvelles 
de  leur  fils,  et  de  les  prier  de  solliciter  en  sa  faveur. 

Imaginez  ce  que  je  ne  puis  décrire  ,  et  ce  que  la  jeune 
femme  décrivait  avec  une  admirable  naïveté  ;  la  surprise, 
Tétonnement  ,  la  douleur  de  la  famille.  Tous  les  parens 
décidèrent  d'une  commune  voix  qu'il  fallait  rédiger  une 
pétition  pour  le  pauvre  Henri ,  et  l'adresser  aux  autorités 
de  Saint-Pétersbourg  :  mais  cette  pétition  ,  comment  la 
faire  parvenir  ?  qui  la  présentera  ?  Le  second  frère  s'of- 
frit; il  avait  une  femme  et  deux  enfans-  c'était  le  dernier 
appui  de  la  famille.  Sa  femme  déclara  qu'elle  ne  souffri- 
rait pas  que  son  mari  partit.  Ce  fut  alors  que  la  jeune 
sœur,  ma  compagne  de  voyage,  prit  la  parole  et  se  pré- 
senta pour  accomplir  l'entreprise.  Il  était  bien  plus  pro- 
bable ,  disait-elle  ,  qu'une  femme  réussirait  dans  un  tel 
dessein  :  elle  trouverait  moins  d'obstacles,  plus  de  pro- 
tection et  plus  de  sympathie.  Ces  argumens  prévalurent. 
Une  somme  d'argent  considérable  fut  mise  à  sa  disposi- 
tion ,  et  cette  généreuse  fille ,  à  la  tète  si  forte  ,  à  lame  si 
haute,  partit  pour  Saint-Pétersbourg,  seule,  sans  protec- 
tion : 

«  Quand  ma  mère  me  donna  sa  bénédiction  ,  me  dit- 
elle,  je  fis  vœu,  un  vœu  renfermé  au  fond  de  mon  cœur, 


348  btVOLEMEM    liT  DOILEUU. 

et  dont  Dieu  tut  témoin  ,  de  ne  pas  revenir  vivante  sans 
avoir  obtenu  le  pardon  de  mon  frère.  Je  ne  craignais  rien  ; 
à  quoi  la  vie  m'était-elle  bonne ,  si  ma  pauvre  mère  ne 
retrouvait  pas  son  enfant  ?  J'avais  la  force  et  la  santé  ,  je 
ne  doutais  pas  de  mon  succès,  parce  que  j'étais  résolue  : 
mais  ,  ô  ma  cbère  dame  !  s'écria-t-elle  avec  une  ex- 
pression que  je  ne  puis  rendre  ,  et  en  me  re{jardant  fixe- 
ment, me  voici  de  retour,  et  que  vais-je  dire  à  ma  vieille 
mère  ?  » 

Des  larmes  abondantes  coulèrent  de  ses  yeux,  et  elle  se 
rejeta  dans  le  fond  de  la  voiture.  Peu  d'instans  après,  elle 
reprit  sa  narration.  Son  vovage  fut  heureux  jusqu'à  Riga. 
Là,  elle  recueillit  les  documens  qui  lui  étaient  nécessaires 
sur  le  procès  de  son  frère,  sur  son  caractère,  sa  conduite, 
ses  antécédens  et  ses  relations.  Munie  de  ces  papiers ,  elle 
se  rendit  à  Saint-Pétersbourg  où  elle  arriva  saine  et  sauve 
au  commencement  de  juin  1833.  Elle  apportait  plusieurs 
lettres  de  recommandation  ,  une  entr'autres  pour  un  ec- 
clésiastique allemand  qu'elle  n'appelait  que  le  bon  pas- 
teur, et  dont  elle  parlait  avec  l'enthousiasme  de  la  recon- 
naissance. Elle  eut  la  plus  grande  peine  à  obtenir  de  la 
police  les  papiers  officiels,  relatifs  à  l'envoi  de  son  frère  en 
Sibérie.  Que  de  hardiesse  et  de  persévérance  il  lui  fallut 
pour  obtenir  tous  ces  documens  P  Enfin  ,  secondée  par  son 
ami  le  pasteur  ,  elle  rédigea  une  pétition  à  l'empereur  de 
Russie,  et  se  présenta  chez  le  ministre  de  l'intérieur, 
qui. ne  l'admit  à  son  audience  qu'avec  la  plus  grande 
difficulté.  Il  la  traita  avec  beaucoup  de  dureté  et  refusa 
absolument  de  présenter  sa  pétition  au  c/.ar.  En  vain  la 
pauvre  jeune  personne  tomba  à  genoux  ,  joignant  les 
pleurs  aux  prières.  L'honune  inexorable  ajouta  la  brula- 
iilé  des  |)arolos  à  la  cniaulé  des  acles. 

«  Voire  frère,    madame,  s'écria-t-iL  est  un  mauvais 


dp.vouemRnt  ft  Doii.iaiî.  .Î-ÎO 

sujet.  Il  ne  mérite  aucun  pardon.  Si  j'élais  Sa  Majesté,  je 
ne  lui  ferais  pas  de  grâce.  » 

Agenouillée  qu'elle  était,  elle  se  releva  fièrement,  tendit 
les  bras  vers  le  ciel,  et  s'écria  d'une  voix  forte  :  u  Je 
prends  Dieu  à  témoin  que  mon  frère  est  innocent.  Je  re- 
mercie Dieu  de  ce  que  vous  n'êtes  pas  l'empereur-,  il  me 
reste  une  espérance  !  » 

Ces  paroles  hautaines  irritèrent  le  ministre. 

«  Osez-vous  bien  me  tenir  ce  langage  .•'  et  savez-vous  à 
qui  vous  parlez  ? 

—  Oui,  je  le  sais;  vous  êtes  Son  Excellence  le  comte 
C... ,  mais  quand  vous  seriez  plus  encore,  vous  êtes  un 
homme  cruel.  Je  mets  toute  ma  confiance  en  Dieu,  l'em- 
pereur et  ma  bonne  cause.  » 

Il  la  suivit  jusqu  à  la  porte,  lui  parlant  très-haut  et  d'un 
ton  courroucé.  En  vain  la  malheureuse  enfant  se  pré- 
senta tour  à  tour  chez  tous  les  ministres  :  les  plus  hu- 
mains d'entre  eux  se  contentèrent  de  lui  parler  avec  poli-' 
tesse^  personne  ne  voulut  se  charger  de  prendre  son 
parti  et  de  plaider  sa  cause  auprès  de  l'autocrate.  Elle 
sema  les  roubles  ;  elle  assiéga  de  ses  supplications  les  offi- 
ciers subalternes  du  palais;  elle  alla  se  placer  sur  le  pas- 
sage de  l'empereur ,  à  la  porte  des  théâtres ,  sur  les  grande^ 
routes,  dans  les  jardins  publics  :  peines  inutiles;  on  la 
repoussait  à  coups  de  crosse  de  fusil,  et  les  mains  qui 
avaient  reçu  son  argent  ne  daignaient  pas  même  lui  prêter 
secours.  Ainsi  se  passèrent  plus  de  six  semaines;  elle  es- 
pérait tous  les  matins  et  se  désespérait  tous  les  soirs.  Me- 
nacée par  la  police  ,  méprisée  des  subalternes  ,  elle  ne 
pouvait  plus  même  se  présenter  chez  les  ministres,  car  ils 
l'avaient  fait  consigner  à  leur  porte.  Ce  fut  alors  que  la 
Providence  lui  envova  une  amie  et  une  prolectrice  dé- 
vouée. La  comtesse  Elise  (je ne  me  souviens  plus  de  son 


350  DÉVOUEMENT  ET  DOULEUR. 

nom  de  famille,  et  je  regrette  bien  que  ce  nom  d'une  femme 
de  cœur  ne  se  retrouve  pas  sous  ma  plume)  avait  pris  in- 
térêt à  la  jeune  Allemande.  Un  jour ,  elle  vit  rentrer  sa 
protégée,  accablée  de  chagrin  et  fondant  en  larmes. 

«  Consolez-vous,  lui  dit-elle,  et  prenez  courage!  Je  ne 
puis  présenter  moi-même  votre  pétition ,  je  ne  l'ose  pas. 
On  m'enverrait  peut-être  en  Sibérie,  ou  tout  au  moins 
on  me  bannirait  de  la  cour.  Mais  tout  ce  que  je  puis  faire, 
je  le  ferai.  Je  vous  prêterai  mon  équipage  et  mes  domes- 
tiques ,  vous  prendrez  une  de  mes  robes ,  j'obtiendrai  une 
audience  en  mon  nom ,  et  je  vous  procurerai  ainsi  le 
moyen  de  parler  à  l'empereur.  Le  reste  dépendra  de  vous. 
Quand  vous  serez  devant  lui,  ce  sera  votre  affaire.  Ac- 
ceptez-vous? vous  hasarderez-YOus  ainsi  ?  m 

J'interrompis  la  jeune  personne  pour  lui  demander 
quelle  avait  été  sa  réponse. 

«  Répondre?  oh!  je  ne  le  pouvais  pas.  Je  me  jetai  à 
ses  pieds  et  je  baisai  le  bas  de  sa  robe. 

—  Mais  n'eu  tes- vous  pas  peur  de  compromettre  votre 
amie,  cette  généreuse  comtesse? 

—  J'avoue  que  cette  idée  ne  me  vint  pas  à  l'esprit.  Je 
n'avais  qu'une  pensée  :  je  voulais  obtenir  la  grâce  de  mon 
frère-,  j'y  étais  résolue,  tout  le  reste  n'était  rien  pour 
moi.  J'aurais  sacrifié  ma  vie,  peut-être  même  celle 
d'un  ;  autre  que  Dieu  veuille  me  pardonner  !  Dès  le  lende- 
main, ce  plan  s'exécuta.  Trois  coureurs  galonnés  pré- 
cédaient le  brillant  carrosse  de  la  comtesse  5  deux  chas- 
seurs étaient  montés  derrière.  On  annonça  la  comtesse 
Élise  qui  demandait ,  comme  grâce  spéciale  ,  une  au- 
dience particulière  à  Sa  Majesté.  Les  deux  battans  des 
portes  dorées  s'ouvrirent  devant  moi,  l'empereur  s'avança 
d'un  air  galant  et  empressé  pour  me  donner  la  main;  mais 
loul-à-coup  reculant  de  deux  pas... 


DÉVOUEMENT  ET  DOULEUR.  351 

«  Et  qu'éprouviez-vous  alors?  lui  dis-je  en  rinterrom- 
pant,  le  cœur  devait  vous  manquer? 

—  Non,  certes  ,  il  battait  plus  fort  et  plus  vite.  Je 
m'élançai,  je  tombai  à  ses  genoux  5  je  joignis  les  mains  et 
je  m'écriai  :  «  Pardon  ,  pardon  ,  Majesté  Impériale  ! 

—  Qui  ètes-vous ,  me  demanda-t-il  tout  ému ,  et  que 
puis-je  faire  pour  vous  ?  » 

»  Il  parlait  doucement,  plus  doucement  que  tous  ses  mi- 
nistres 5  tant  d'espérances,  tant  de  craintes  se  pressaient 
dans  mon  ame  que  mes  pleurs  jaillirent  malgré  moi. 

«  Que  Votre  Majesté  Impériale  me  pardonne;  je  ne 
suis  pas  la  comtesse  Élise ,  je  ne  suis  que  la  sœur  du  mal- 
heureux Henri  Ambos ,  condamné  injustement.  Oh  ! 
pardon  ,  pardon  ,  voici  les  papiers ,  les  preuves.  0  Majesté 
Impériale ,  grâce  pour  mon  pauvre  frère  !  » 

»  D'une  main  ,  je  présentai  la  pétition  et  les  papiers  5  de 
l'autre,  je  saisis  le  pan  de  son  habit  que  je  pressai  contre 
mes  lèvres.  «Levez-vous,  levez-vous,  me  disait-il,  » 
mais  je  ne  voulais  pas  me  lever  avant  qu'il  n'eut  pris 
les  papiers  que  je  tenais  à  la  main.  Mon  émotion  l'avait 
gagné.  Enfin  ,  il  saisit  la  pétition  et  répéta  :  «  Je  veux  que 
vous  vous  leviez  ,  mademoiselle  ,  je  le  veux.  »  Je  pris  sa 
main  que  je  baisai  en  disant  :  «  Je  supplie  Votre  Majesté 
de  lire  ce  papier.  — Je  vais  le  lire,  répondit-il.  »  Alors 
je  restai  debout,  immobile,  l'œil  fixé  sur  lui,  examinant 
tous  ses  mouvemens  et  tous  ses  gestes  avec  l'attention 
la  plus  ardente.  Il  parut  surpris  ,  sa  physionomie  changea 
deux  ou  trois  fois.  «  Est-il  possible?  s'écria-t-il,  mais  c'est 
affreux!  »  Quand  il  eut  fini ,  il  replia  le  papier;  et,  sans 
autre  question ,  sans  autre  observation  :  «  Mademoiselle, 
dit-il ,  votre  frère  a  sa  grâce.  » 

»  Ce  peu  de  mots  vibra  jusqu'au  fond  de  mon  être,  et  je 


'■i->2  DEVOUEMENT  ET   DOULEUR. 

ne  pourrais  me  rappeler  aujourd'hui  de  quelles  expressions 
je  me  servis  pour  remercier  l'empereur  : 

«  Yolre  Majesté  Impériale  est  un  Dieu  sur  la  terre,  lui 
dis-je  à  peu  près  ;  est-il  bien  vrai  que  mon  frère  ait  sa 
grâce  !  Vos  ministres  n'ont  jamais  voulu  me  laisser  vous 
approcher;  et  même  je  tremble  maintenant... 

—  Ne  tremblez  pas,  n'ayez  pas  peur;  vous  avez  ma 
promesse.  » 

))  Il  me  pi'itpar  la  main,  me  releva,  me  conduisit  jus- 
qu'à la  porte  ;  j'essavai  de  le  remercier ,  la  voix  m<^ 
man((uait,  il  me  tendit  sa  main  que  je  pressai  sur  mes 
lèvres.  Oh!  oui,  c'est  un  homme  excellent  que  l'empe- 
reur, mais  il  ne  sait  pas  combien  ses  ministres  sont  cruels, 
tout  le  mal  qu  ils  (ont.  » 

J'ai  cherché  à  reproduire  cette  scène  telle  que  l'hé- 
roïne me  la  racojila.  Le  mouvement  dramatique  qu'elle 
y  jetait,  la  voix  de  l'empereur  qu'elle  imitait,  ses  alti- 
tudes variées ,  la  vivacité  de  son  action  et  de  ses  paroles, 
me  causèrent  une  émotion  plus  vive  que  celle  de  toul('> 
les  représentations  dramatiques  dont  j'ai  été  témoin. 

A  son  retour  ,  elle  reçut  les  (elicitalions  do  sa  hienrai- 
trice  et  du  pasteur,  qui  lui  conseillèrent  de  ne  révéler  à 
personne  son  audience  avec  l'empereur.  Au  premier  élan 
de  sa  joie  succéda  un  abattement  profond  ;  elle  se  rappela 
tous  les  obstacles  quelle  avait  du  vaincre,  elle  craignait 
encore  quelque  nouveau  malheur.  Tant  que  le  désir  du  suc- 
cès l'avait  soutenue,  elle  s'était  sentie  animée  d'une  force 
surnaturelle.  Parvenue  au  but  de  sa  course,  son  énergie 
saÛaissa,  ses  longues  fatigues  pesèrent  sur  elle  de  tout 
leur  poids,  et  une  fièvre  nerveuse  la  força  à  garder  le  lit. 
(Juaire  jours  après  son  entrevue  avec  l'empereur,  eUe 
riait  occupée  à  lire  dans  son  lil  ;   la  nuit  ('lail  close,  sa 


DKVoriMIM    11    l'ULI-Iili!.  303 

bouyie  brûlait  auprès  d'elle ,  elle  leva  les  yeux  ^  à  l'extré- 
raité  opposée  de  sa  cbambrc,  son  frère  ou  l  ima^^e  de  son 
frère  se  tenait  debout,  u  Mon  Dieu!  Henri,  s'écria-t-elle, 
est-ce  donc  vous  ?  »  Le  fantôme  ne  répondit  pas,  mais  s'ap- 
procha lentement ,  d'un  air  {^rave,  et  fixant  sur  sa  sœur 
un  œil  mélancolique,  il  resta  quelque  lems  debout  auprès 
du  lit.  Saisie  de  terreur,  elle  ne  bougeait  pas.  Enfin,  par 
un  effort  violent,  sa  langue  se  délia  et  elle  réussit  à  ap- 
peler la  fille  de  l'hôtesse  qui  couchait  à  côté.  Louise,  c'est 
ainsi  que  s'appelait  cette  dernière ,  accourut  et  le  fantôme 
s'évanouit. 

«  Un  froid  mortel  m'avail  saisi  le  cœur,  me  disait 
INI*'''  Ambos.  Oui,  me  répétai-je  à  moi-même,  mon  pau- 
vre Henri  est  mort,  et  Dieu  lui  a  permis  de  venir  me 
voir.  Cette  idée  me  poursuivit  toute  la  nuit  et  tout  le 
jour  suivant.  Mais  le  surlendemain  ,  c'était  un  lundi,  un 
laquais  portant  la  livrée  de  l'empereur  frappa  k  la  porte 
de  mon  hôtel,  et  me  remit  la  grâce  de  mon  frère  signée , 
scellée  et  paraphée.  Oh  !  quelle  joie  ,  madame  ,  quelle 
joie  !  j'oubliai  tout.  Le  ministre  qui  m'avait  si  maltraitée 
et  si  mal  reçue  me  fit  offrir  d'envoyer  en  Sibérie  cher- 
cher mon  frère  ,  afin  de  m'épargner  les  frais  et  les  fati/'^ues 
du  voyage.  Je  refusai,  je  ne  voulais  pas  que  ce  précieux 
papier  qui  contenait  tout  mon  bonheur  se  trouvât  en 
d'autres  mains  que  les  miennes.  J'avais  bien  résolu  de  le 
porter  moi-même.  C'était  à  moi,  et  à  moi  seule ,  de  briser 
ces  chaînes  qui  mavaient  fait  tant  de  mal,  et  dont  le 
poids  oppressait  tant  mon  cœur. 

»  Je  terminai  bien  vite  tous  mes  préparatifs  et  je  partis 
pour  Moscou.  J'y  arrivai  en  trois  jours;  la  ville  dans  la- 
quelle mon  pauvre  frère  se  trouvait  exilé  était  située  à 
neuf  mille  verstes  au-delà  de  Moscou  ,  ei  la  forteresse 
destinée  à  renfermer  les  malfaiteurs  plus  loin  encore.  Je 

XI.  23 


35-4  DÉVOUEMENT   ET  DOULEUR. 

ne  suis  pas  forte  en  géographie,  et  je  ne  puis  vous  indi- 
quer avec  exaclilude  la  situation  de  cette  ville  ;  tout  ce 
dont  je  me  souviens,  c'est  que  je  voyageai  en  poste  pen- 
dant sept  nuits  et  sept  jours,  dormant  dans  la  voiture  ^ 
après  quoi,  épuisée  de  fatigue  ,  je  me  reposai  deux  jours 
et  recommençai  mon  vovage  qui  dura  sept  autres  jours 
et  sept  autres  nuits. 

—  Seule  ? 

—  Seule  ,  et  sans  autre  protection  (jue  quelques  mots 
de  recommandation  que  j'avais  emportés  de  Saint-Péters- 
bourg. Les  routes  étaient  excellentes ,  les  maisons  de  poste 
situées  à  des  distances  régulières  :  nous  voyagions  rapi- 
dement. Mais  point  de  maisons  sur  la  route  ,  point  d'au- 
berge. Le  pain  qu'on  nous  offrait  ressemblait  à  de  la  suie 
détrempée  dans  de  la  graisse  et  durci  ensuite.  Je  n'osais 
y  toucher ,  la  nausée  s'emparait  de  moi.  Oh  !  quelles 
sensations  ,  madame,  que  celles  que  j'éprouvais  pendant 
que  nos  chevaux  lartares  m'emportaient,  rapides  comme  le 
vent,  à  travers  ces  vastes,  silencieuses  et  solitaires  plaines, 
qui  semblaient  n'avoir  pas  de  bornes  !  La  tèle  me  tournait. 
Je  ne  crovais  plus  à  la  réalité  de  tout  ce  qui  m'arrivait. 
A  tant  de  centaines  de  lieues  de  ma  famille,  seule  au  mi- 
lieu des  déserts  ,  quand  je  m'éveillais  au  milieu  de  la  nuit 
et  que  je  cherchais  à  savoir  où  j'étais,  j'avais  peine  à 
rallier  mes  pensées.  Oui ,  le  souvenir  de  ce  voyage  me 
fait  encore  frissonner.  Deux  ou  trois  fois  de  médians 
hommes  m'arrêtèrent,  mais  je  savais  me  défendre,  et  mes 
gestes  ,  ma  voix  ,  mon  attitude  prouvaient  une  résolution 
devant  laquelle  ils  reculèrent.  Au  milieu  de  tant  de  fati- 
gues et  de  dangers,  l'espoir  de  revoir  mon  frère  et  la  cer- 
titude de  lui  a[)porter  sa  grâce  me  soutenaient  et  me  ren- 
daient tous  les  sacrifices  faciles  et  légers.  » 

Ce  fui  dans  les  premiers  jours  du   mois  d'aoï'it  qjie  la 


UÉVOIEMKNT  ET  OOULKUR.  355 

courageuse  jeune  fille  aperçut  enfin  la  citadelle  qui  ser- 
vait de  ])rison  à  son  frère.  On  la  conduisit  au  gouverneur 
qui  la  reçut  poliment.  Quand  elle  lui  présenta  la  grâce 
d'Henri,  sa  main  tremblait  d'une  impatience  et  d'une 
joie  qu'elle  ne  pouvait  réprimer  ,  qu'elle  pouvait  à  peine 
supporter.  L'officier  déplia  lentement  le  papier  et  passa 
plus  de  cinq  minutes  à  le  lire^  il  ne  contenait  que  six 
lignes.  Son  air  était  grave  et  presque  sombre.  Enfin,  il 
murmura  les  mots  suivans  : 

«  J'en  suis  désolé,  mademoiselle,  mais  le  jeune  homme 
désigné  dans  ce  papier,  Henri  Ambos  ,  est  mort.  » 

Pauvre  sœur  !  elle  tomba  de  son  long  sur  la  terre.  Nous 
vovagions  la  nuit  lorsque  M''"  Ambos  s'arrêta  au  milieu 
de  son  récit.  Elle  fut  quelque  tems  avant  de  se  remettre. 
Les  larmes  la  suffoquaient;  elle  se  tordait  les  mains  avec- 
désespoir  ;   enfin  ,   elle  s'écria  : 

«  Ah  !  bon  Dieu  !  quelle  horrible  destinée  fut  la  mienne  ! 
aller  si  loin  et  faire  tant  de  démarches  pour  ne  trouver  son 
frère  que  dans  le  tombeau  !  C'est  horrible ,  répéta-t-elle 
plusieurs  fois.  » 

Le  malheureux  jeune  homme  était  mort  une  année  au- 
paravant^ comme  il  avait  les  fers  aux  pieds,  un  de  ses 
fers  lui  avait  blessé  la  jambe  ,  et  cette  plaie  négligée  s'é- 
tait changée  en  ulcère.  Après  six  semaines  de  souffrances^ 
la  mort  vint  à  son  secours.  Qu'on  imagine  ce  qu'il  avait 
dû  souffrir,  ce  jeune  homme  d'une  éducation  distinguée, 
et  qui ,  pendant  cinq  ans ,  à  la  fleur  de  l'âge  ,  confondu 
avec  les  plus  vils  malfaiteurs ,  avait  brisé  les  pierres  et  fait 
des  travaux  de  terrassement  sur  les  grandes  routes  de  Si- 
bérie. Qui  que  vous  soyez ,  lecteur ,  si  vous  avez  ame 
d'homme,  je  vous  vois,  vous  frémissez  de  colère;  vous 
jetez  là  mon  livre  ;  vous  parcourez  votre  chambre  à  grands 
pas.  Remettez-vous,  j'ai  peu  de  chose  à  vous  dire  encore. 


356  DKVOIIMIXT  ET  nOLLELK. 

La  pauvre  enfant  reprit  la  route  de  Saint-Pétersbourg. 
A  peine  arrivée,  elle  tomba  malade;  tout  le  monde  s'inté- 
ressait à  elle.  Le  bruit  de  son  béroïsme  et  de  son  mal- 
heur s'était  répandu  ;  les  premiers  noms  de  l'aristocratie 
russe  vinrent  s'écrire  cbez  le  concierge  de  son  hôtel. 
L'empereur  et  T impératrice  lui  envovèrent  des  cadeaux 
magnifiques,  entre  autres,  ces  pelisses,  ces  fourrures  et 
ces  diamans  qui  avaient  attiré  mon  attention.  L'empereur 
manifesta  le  désir  de  la  voir;  il  lui  adressa  des  paroles  de 
bienveillance. 

«Hélas!  s'écriait  la  jeune  fille  en  me  racontant  tout 
cela ,  ni  lui  ni  l'impératrice  ne  pouvaient  me  rendre 
mon  frère.  J'avais  écrit  à  ma  famille,  mais  sans  oser  lui 
dire  toute  la  cruelle  vérité  ,  je  n'avais  pas  le  courage  de 
porter  à  ma  vieille  mère  ce  coup  mortel.  Maintenant, 
madame  ,  quelle  douleur  c'est  pour  moi  de  revenir  auprès 
d'elle  et  d'avoir  à  remplir  un  devoir  si  cruel!  Il  va  falloir 
lui  dire  la  vérité  que  je  n'ai  pas  osé  lui  écrire. 

»  Vous  croyez  connaître  toute  mon  histoire ,  hélas  ! 
non  ,  madame  ;  ce  qui  me  reste  à  vous  apprendre  est  plus 
affreux  encore  que  ce  que  vous  savez.  Je  quittai  Saint- 
Pétersbourg  en  octobre ,  et  je  me  rendis  à  Riga  où  tous 
ceux  qui  avaient  connu  Henri  m'accueillirent  avec  bonté  ; 
il  me  restait  encore  quelque  chose  à  faire.  Je  m'étais 
promis  de  voir  celle  à  laquelle  mon  pauvre  frère  de- 
vait tous  ses  malheurs  ,  de  lui  parler .  de  lui  reprocher 
son  ingratitude  et  sa  lâcheté.  C'était  comme  un  besoin 
pour  moi.  Il  me  semblait  que  Henii  serait  vengé,  et 
que  moi-même  j'allégerais  le  poids  de  la  douleur  in- 
supportable qui  m'accablait.  Mes  amis  me  dissuadèrent, 
prétendant  que  ce  serait  inutile  et  presque  odieux.  C'é- 
tait, disaient- ils,  une  action  peu  chrétienne;  qui  ne 
servirait  à  rien  ,  et  il  fallait  pardonner.  J'obéis.  Jequit- 


DÊVOLli.ML.XT  ET   UOLLIibU.  357 

tai  Riga  el  nranclai  à  Poyer ,  sur  la  fronlièie  prussienne, 
où  les  douaniers  examinèrent  mon  baga^je.  «  Quoi  ! 
s'écria  le  chef  des  douaniers  en  lisant  mon  nom  inscrit 
sur  mes  malles,  vous  seriez  M"*  Ambos ,  la  sœur  du 
professeur  ,  mon  intime  ami  !  »  Et  le  pauvre  bomme 
pleurait,  el  le  lutscher  (conducteur),  qui  connaissait 
notre  histoire ,  imitait  le  douanier.  Je  lui  dis  que  le  seul 
service  qu'il  pût  me  rendre  était  de  me  faire  expédier  à  la 
hâte,  car  il  me  restait  à  peine ,  après  ce  long  voyage  ,  de 
quoi  retourner  dans  ma  famille.  En  effet ,  giàce  à  cet 
oflScier,  nous  partîmes  deux  heures  plus  tôt.  Au  relais  sui- 
vant, le  kutscher,  qui  s'était  arrêté  pour  faire  rafraîchir 
ses  chevaux  ,  vit  une  calèche  passer  et  me  dit  :  «  Made- 
moiselle ,  vous  n'avez  pas  remarqué  les  personnes  qui  se 
trouvaient  dans  cette  voiture  qui  vient  de  nous  croiser  ? 
C'étaient  la  fiancée  de  votre  frère,  la  juive  ,  son  frère  et 
sa  belle-sœur  !  )>  Imaginez  ma  surprise  :  il  me  semblait 
que  la  Providence  me  l'envoyait.  Je  savais  qu'elle  serait 
forcée  de  s'arréîer  à  la  douane.  J'ordonnai  au  kutscher 
de  tourner  bride  ,  et  je  lui  promis  quelques  florins  de  ré- 
compense si  nous  atteignions  la  calèche.  Les  chevaux  vo- 
lèrent comme  le  vent.  A  peu  de  distance  de  la  douane, 
j'aperçus  leur  équipage;  mon  cœur  battait  avec  force, 
mais  non  de  crainte. 

»  Je  m'approchai  de  la  calèche  où  se  trouvaient  deux 
dames.  «  N'éles-vous  pas  Emilie  S...,  demandai -je  à 
l'une  d'elles?  »  Je  crois  que  mon  air  résolu,  mes  lèvres 
pâles  et  tremblantes,  mon  œil  fixe  durent  les  épouvanter. 

«  Oui ,  répondit  celle  à  qui  je  m'adressais  j  que  me 
voulez-vous  et  qui  étes-vous.^ 

—  Je  suis  la  sœur  d'Henri  Ambos,  que  vous  avez  as- 
sassiné I  » 

»  Elle  poussa  un  cri,  les  officiers  de  la  douane  accou- 


358  DÉVOL'EMEXT  tT   DOULEUR, 

Furent  pour  la  secourir;  mais  je  tenais  la  portière  de  lu 
calèche.  «  Je  ne  suis  venue  pour  vous  faire  aucun  mal, 
lui  dis-je  :  vous  êtes  la  meurtrière  de  mon  frère  ;  il  vous 
aimait ,  vous  l'avez  tué  5  que  Dieu  vous  punisse  pour  cela  ! 
soyez  malheureuse  jusqu'à  la  fin  de  votre  vie!  » 

»  En  prononçant  cette  malédiction,  je  m'évanouis  et  on 
m'emporta.  Quand  je  recouvrai  l'usage  de  mes  sens  ,  tout 
avait  disparu;  je  me  trouvais  sur  la  route  de  Berlin.  » 

Tel  fut  le  récit  de  cette  intéressante  jeune  fille  qui,  en 
arrivant  à  Mayence  avec  moi ,  me  montra  la  grâce  de  son 
frère  qu'elle  avait  conservée  ,  une  lettre  de  la  comtesse 
Elise  et  tous  les  papiers  relatifs  à  cette  affaire,  papiers 
qui  prouvaient  la  vérité  de  sa  narration  jusque  dans  les 
moindres  détails. 

Le  lendemain  matin  il  fallut  nous  quitter  :  je  descen- 
dais le  Rhin,  et  elle  allaita  Deu\-Ponts  où  elle  espérait  ar- 
river deux  jours  plus  tard.  Le  soir,  je  lui  dis  que  je  serais 
obligée  de  partir  à  six  heures  du  matin. 

«  Vous  avez  pris  intérêt  à  moi  et  à  mon  frère  ,  me  dit- 
elle,  je  ne  veux  pas  encore  vous  dire  adieu.  Je  m'éveille- 
rai demain  pour  vous  voir  partir.  »  Elle  tombait  de  fa- 
tigue, car  elle  avait  fait  toute  la  route  sans  dormir  de 
Berlin  à  Mayence.  Un  corridor  très-étroit  séparait  nos 
deux  chambres  ;  elle  laissa  la  porte  de  la  sienne  entr'ou- 
verte  ,  afin  de  pouvoir  entendre  le  bruit  que  l'on  ferait  à 
mon  départ.  L'aube  reparut  :  tout  était  prêt,  et  elle  ne  se 
montrait  pas;  j'entrai  chez  elle,  elle  dormait  d'un  som- 
meil profond  et  calme,  sa  belle  tête  blonde  appuyée  sur 
un  de  ses  bras.  Jamais  je  ne  vis  plus  belle  créature;  je  la 
contemplai  pendant  quelques  minutes  avec  admiration , 
je  ne  voulus  pas  éveiller  la  noble  héroïne  ;  je  baisai  son 
liont  candide  cl  je  parlis. 


NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

DK  LA   l.niliKATURL,    DES  lîEALX-AKTS  ,    DU  COMMERCE,     DES  AUTS 
INDUSTRIELS,    DE    l' AGRICULTURE  ,   ETC. 


ci«;nc«.*i    v^aturdUs. 


Découverles  récentes  du  docteur  Faraday  dans  l'é- 
tude des  phénomènes  électriques.  —  Ce  savant  profes- 
seur ,  dans  le  cours  de  ses  recherches  sur  une  loi  pjénéralc 
et  importante  de  l'^^tion  électro-chimique,  dans  lesquelles 
il  était  obligé  de  mesurer  exactement  la  quantité  de  gaz 
fournie  par  la  décomposition  de  l'eau  et  de  quelques  au- 
tres substances  ,  a  été  conduit  à  Tobservalion  d'un  fait 
curieux  qui ,  jusqu'alors  ,  n'avait  point  été  noté  et  dont 
la  connaissance,  s'il  l'avait  acquise  plus  tôt,  lui  aurait  fait 
éviter  un  grand  nombre  d'erreurs  et  de  méprises  qu'il  a 
reconnu  depuis  avoir  commises  dans  la  conclusion  qu'il 
a  tirée  de  ses  premières  expériences.  Ce  phénomène ,  à  la 
découverte  duquel  il  attache  une  grande  importance  , 
c'est  la  recombinaison  des  élémens  de  l'eau  ,  qui  aupara- 
vant avaient  été  séparés  par  l'action  de  la  pile  vol  laï- 
que, lorsqu'ils  sont  laissés  en  contact  avec  les  fils  ou 
les  plaques  de  platine  qui  ont  servi  de  pôles;  car  ,  dans 
ces  circonstances  ,  on  remarque  que  les  gaz  diminuent 
graduellement  de  volume,  que  l'eau  se  forme  de  nouveau, 
et  même  qu'à  la  fin  tous  les  gaz  disparaissent. 

Ce  n'était  pas  assez  d'avoir  mis  le  fait  de  la  recombi- 
naison des  gaz  hors  de  doute  .  il  fallait  encore  en  chercher 
la  cause  qui  ne  pouvait  pas  cire  l'aclion  galvanique,  puis- 


3G()  XULVELLKS  uns  SC1E.\(.1:S  , 

([ue  celte  reproduction  de  l'eau  se  faisait  après  qu'elle 
avait  complètement  cessé.  D'abord,  M.  Faradav  constata 
que  la  réunion  des  élémens  de  l'eau  était  principalement 
due  à  l'action  du  morceau  de  platine  qui  avait  servi  de 
pôle  positif;  ensuite  il  remarqua  que  le  même  morceau 
de  platine  produirait  un  effet  semblable  sur  tout  autre 
mélange  des  ^az  oxy{^ène  et  hydrogène,  quel  que  fut  le 
moyen  chimique  que  l'on  eut  employé  pour  les  obtenir. 
Plus  tard  il  découvrit,  à  l'aide  de  nouvelles  recherches . 
(|ue  le  platine  qui  avait  servi  de  pôle  négatif  pouvait 
produire  le  même  effet;  enfin,  il  reconnut  que  la  seule 
condition  indispensable  pour  que  le  platine  puisse  pos- 
séder cette  propriété ,  c'est  qu'il  soit  parfaitement  clair,  et 
que  les  moyens  mécanic[ues  ordinaires  de  le  nettoyer  peu- 
vent suffire  pour  l'adoucir,  sans  que  l'on  soit  obligé  d'avoir 
recours  à  l'action  d'une  batterie.  Des  plaques  de  platine 
nettoyées  avec  un  bouchon  ,  un  peu  d  émeri  et  de  l'eau  , 
ou  de  l'acide  sulfurique  étendu,  jouissent  de  propriétés 
Irès-actives  ;  mais  celles  dont  l'action  a  été  le  plus  énergi- 
que sont  celles  qui  ,  après  avoir  été  chauffées  dans  une 
forte  solution  d'alcali  causlifjue  ,  sont  plongées  d'abord 
dans  l'eau  pour  enlever  l'alcali,  et  ensuite  dans  de  l'huile 
tie  vitriol  bien  chaude  ;  après  quoi  on  les  laisse  pendant 
dix  ou  quinze  minutes  dans  l'eau  distillée.  Ainsi  pré- 
[)arées  ,  les  plaques  de  platine,  placées  dans  des  tubes 
(jui  contiennent  un  mélange  des  gaz  hydrogène  et  oxy- 
.;>ène  ,  déterminent  la  combinaison  graduelle  de  ces  élé- 
mens. Au  commencement ,  Teirel  est  lent ,  mais  il  devient 
plus  rapide  par  degrés,  et  la  chaleur  ])roduite  par  cette 
combinaison  est  si  élevée  qu'elle  détermine  souvent  l'igni- 
iion  et  l'explosion. 

M.  Faradav  classe  ce  plu'uomène  dans  la  même  catégo- 
rie de  ceux  découvei  Is  j)ar  Davv  dans  le  platine  brillant  : 


DU   CO.M.MERCE  ,    DE   LIXDLSTUIE  ,    ETC.  o6i 

par  Dobreiner  dans  le  platine  spongieux,  lorsqu'il  agit  sur 
un  jet  d'hydrogène  à  l'air  atmosphérique  ;  enfin,  il  le  rap- 
proche de  ceux  que  MM.  Dulong  et  Thénard  ont  constaté 
par  de  nombreuses  et  curieuses  expériences.  En  cherchant 
à  se  rendre  compte  de  ces  effets  remarquables ,  il  a  émis 
quelques  idées  nouvelles  sur  l'élasticité  d'une  masse  de 
substances  gazeuses  entourée  de  surfaces  solides.  Il  re- 
garde l'élasticité  des  gaz  comme  dépendant  de  l'action 
mutuelle  des  particules ,  surtout  de  celles  qui  sont  conti- 
guës  les  unes  aux  autres  ;  mais  cette  réciprocité  d'action 
ou  de  répulsion ,  si  l'on  veut  ,  n'existe  plus  sur  les  cotés 
extérieurs  des  particules  qui  sont  en  contact  avec  la  sub- 
stance solide.  Raisonnant  ensuite  sur  le  principe  établi 
par  Dalton,  que  les  particules  des  difFérens  gaz  sont  in- 
différentes les  unes  aux  autres,  il  en  conclut  que  les  molé- 
cules d'un  gaz  ou  d'un  mélange  de  gaz  qui  sont  le  plus  rap- 
prochées du  platine  ou  de  tout  autre  corps  solide  d'une  na- 
ture chimique  différente  de  la  leur,  touchent  la  surface  de 
ce  corps  par  un  contact  aussi  rapproché  que  celui  par  le- 
quel les  molécules  d'un  corps  solide  ou  liquide  se  touchent 
entre  elles.  Cette  proximité  des  molécules,  combinée  avec 
l'attraction  directe  qu'exerce  le  platine  ou  tout  autre  corps 
solide  sur  les  particules  gazeuses,  sufi&t ,  d'après  lui ,  pour 
rendre  efficace  l'affinité  qu'ont  entre  elles  les  molécules 
d'oxygène  et  d'hydrogène  ^  car,  en  effet,  ces  conditions 
équivalent  à  une  élévation  de  température  ou  aux  autres 
circonstances  que  l'on  sait  être  capables  d'augmenter  la 
force  des  affinités  qui  sont  inhérentes  à  ces  substances 
elles-mêmes. 

Il  est  cependant  quelques  circonstances  qui  s'opposent  à 
l'action  du  platine  et  que  M.  Faraday  a  constatées  par 
une  foule  d'expériences  extrêmement  curieuses.  Ainsi  , 


362  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

de  petites  quantités  d'oxyde  de  carbone  ou  gaz  olé- 
fiant  ,  mêlées  aux  (^az  oxyjjène  et  hydrogène  ,  empê- 
chent totalement  l'effet  que  nous  venons  d'indiquer  ; 
tandis  que  de  grandes  quantités  d'acide  carbonique  ou 
de  gaz  oxyde  nitreux  n'y  mettent  aucun  obstacle-,  et  il  est 
remarquable  que  les  premiers  de  ces  gaz  n'empêchent 
l'action  des  plaques  de  platine  que  tant  qu'elles  sont  en 
contact  avec  elles  ^  car  si  on  retire  les  plaques  de  ce  mé- 
lange et  qu'on  les  mette  avec  de  l'oxygène  et  de  l'hydro- 
gène purs,  ces  élémens  se  combineront  nécessairement. 

Abcdsscinent  du  nweau  de  la  Baltique.  —  Depuis 
long-tems  leshabilansdei  bords  de  la  mer  Balticjue  avaient 
observé  que  le  niveau  des  eaux  semblait  s'abaisser  in- 
sensiblement, et  laisser  à  découvert  une  grande  portion 
des  terres  sur  la  côte.  Les  observations  que  l'on  vient  de 
faire  {)endant  les  vingt  dernières  années  ont  pleinement 
justifié  cette  supposition.  D'après  les  anciens  naturalistes, 
il  parait  que  ce  phénomène  est  surtout  très-remarquable 
dans  les  contrées  les  plus  voisines  du  pôle  nord.  On  peut 
citer  à  l'appui  de  cette  assertion  les  lacs  du  Danemarck , 
qui,  pour  la  plupart,  sont  aujourd'hui  à  sec  ;  la  Suède  et  la 
Norwége  qui  formaient  une  ile,  il  y  a  deux  mille  cinq 
cents  ans;  la  ville  de  Pitea  qui,  dans  l'espace  de  qua- 
rante-cinq ans,  s'est  trouvée  à  deux  milles  de  la  mer ,  et 
(^ellcde  Loulca  qui  en  est  aujourd'hui  à  un  mille;  le  vieux 
port  de  Lodisa ,  situé  à  qualie  milles  de  la  mer,  et  celui 
de  Vesterwich  à  deux.  Lorsque  Toiiu'o  (ut  bâtie,  les  vais- 
seaux  (lu  plus   linl   l()nnap,('   ciitraieiil   dans   son    poil  ;  à 


DU  COMMERCE  ,   DE  l' INDUSTRIE  ,   ETC.  .'Uî.'i 

l'iieure  qu'il  est,  cetle  ville  se  trouve  au  milieu  de  la  Pé- 
ninsule. Il  n'a  fallu  que  quelques  années  pour  unir  les 
îles  (le  Errgsoe,  Caroe,  Apsoe  et  Testeroe  qui  étaient  sé- 
parées l'une  de  l'autre  par  les  mers. 

C'est  en  combinant  ces  faits  avec  une  foule  d'autres 
observations  que  Gelse  et  Linnée  calculèrent  dans  quel 
rapport  s'abaissaient  les  eaux  de  la  Baltique.  D'après  leurs 
supputations  ,  il  paraîtrait  que  le  niveau  des  eaux  des- 
cend de  quatre  pouces  par  siècle.  En  admettant  cette 
théorie ,  et  en  poursuivant  la  progression  arithmétique , 
il  résulterait  que  le  bassin  de  cette  mer  sera  à  sec  dans 
deux  mille  ans.  Il  ne  faut  pas  cependant  ajouter  une  foi 
aveugle  aux  supputations  des  savans  que  nous  venons 
de  citer,  car,  d'après  de  nouvelles  observations,  on  a  dû 
réduire  le  chiffre  qui  exprimait  la  retraite  des  eaux.  Les 
savans  modernes  n'ont  pas  entièrement  adopté  cette  opi- 
nion, parce  qu'ils  pensent  généralement  que  le  fond  de  la 
mer  dans  l'hémisphère  septentrional  s'est  déprimé  d'un 
degré ,  et  que  dès  lors  le  niveau  de  l'eau  ne  s'est  pas 
abaissé. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  difficile  de  décider  jus- 
qu'à présent  laquelle  de  ces  deux  opinions  est  la  plus 
plausible  5  ce  qu'il  y  a  d'incontestable,  c'est  que  les  eaux 
de  la  Baltique  se  retirent  de  jour  en  jour  ;  que  le  lit  des 
lacs  et  des  rivières  de  cette  contrée  se  rétrécit  sans  cesse  , 
et  que  les  ports  se  comblent  ,  en  sorte  que  tôt  ou  tard 
les  villes  établies  sur  les  bords  de  cette  mer  seront  obligées 
de  creuser  des  canaux ,  ou  d'établir  des  chemins  de  fer 
jusqu'à  la  mer,  si  elles  veulent  maintenir  leur  commerce 
maritime  au  même  degré  de  prospérité  où  il  se  trouve 
maintenant. 


;{61  XOLViiLLL^s  DES  SCIENCES, 


Description  poétique  de  Londres  par  un  Mandarin 
chinois. — Les  Chinois  aiment  la  poésie  avec  passion  et 
composent  des  poèmes  sur  tout  et  à  propos  de  tout.  His- 
toire,  chronologie,  philosophie,  religion  ,  morale ,  juris- 
j)rudence,  agriculture  ,  heaux-arts,  chez  eux  tout  est  du 
ressort  du  poète.  Il  existe  un  poème  chinois  très-estimé 
sur  la  manière  de  préparer ,  de  faire  cuire  et  de  manger 
le  bœuf.  En  Chine  ,  personne  ne  se  croit  dispensé  d'ap- 
prendre les  règles  de  l'art  poétique  ^  quelle  que  soit  la  pro- 
fession d'un  Chinois,  avant  tout  il  est  poète;  aussi,  depuis 
le  mandarin  lettré  jusqu'au  pécheur  qui  jette  ses  filets 
dans  \e  fleuue  bleu  ,  chacun  prête  une  oreille  attentive  au 
moindre  récit  animé  par  le  rhythme  et  les  images. 

Parmi  le  grand  nombre  de  pièces  de  vers  que  le  savant 
John  Francis  Davis  a  recueillies  dans  un  Essai  sur  la  poésie 
danoise  ,  recueil  qui  a  été  publié  récemment  dans  le 
deuxième  volume  des  Transactions  de  la  Société  roj^ale 
Asiatique ,  nous  avons  choisi  un  petit  poème  sur  Londres, 
spécimen  assez  bizarre  qui  nous  a  paru,  plus  que  tout 
autre ,  devoir  piquer  la  curiosité  de  nos  lecteurs. 

L'auteur  de  l'ouvrage  que  nous  allons  traduire  est  un 
h  onime  érudit  et  qui  occupe  un  rang  distingué  àPékin-,  c'est 
à  Londres  même  où  il  s'était  rendu  en  1813,  pour  accom- 
pagner un  des  lords-commissaires  de  la  Compagnie  des 
Indes  ,  qu'il  a  puisé  tous  les  faits  qui  lui  ont  servi  à 
composer  son  poème.  En  1817,  la  Revue  Trimestrielle  y 
étonnée  d'entendre  célébrer  la  caj)itale  de  la  Grande- 
Bretagne  dans  les  contrées  les  plus  éloignées  de  l'Asie  , 
rinnonça  en   peu  de   mots  l'appaiilion  de  cet  ouvrage; 


DU  COMMV.liCE,    DE   L  INUlSTlilK,    KTC.  JÎG.'V 

mais  M.  Davis  esl  le  premier  qui  ait  eu  l'heureuse  idée 
de  nous  en  donner  la  traduction  entière  à  la  suite  du 
texte  orijjinal.  Le  poème  a  pour  titre  :  Dix  Stances  sur 
Londres ,  et  contient  une  description  fort  simple  de  cette 
capitale.  Les  stances  sont  régulières,  tous  les  vers  ont 
la  même  mesure  et  sont  coupés  par  les  mêmes  repos.  On 
y  remarque  quelques  erreurs,  de  fausses  déductions  et 
des  faits  exagérés.  Nous  avons  souligné  tout  ce  qui  nous 
a  paru  s'éloigner  un  peu  trop  de  la  vérité. 


Bien  loin ,  au  milieu  de  l'Océau ,  vers  le  nord-ouest ,  s'é- 
lève une  île  puissante  habitée  par  un  peuple  nombreux  ;  c'est 
l'Angleterre.  Le  climat  de  ce  pays  est  très-rigoureux .  Fm  hau- 
teur des  maisons  est  si  prodigieuse ,  que  le  sommet  des  toits  se 
perd  dans  les  nues  et  touche  jusqu'aux  astres.  Les  Anglais  sont 
religieux  ,  ils  aiment  les  céiémonies  de  leur  culte  et  ont  ie  plus 
grand  respect  pour  ceuv  qui  se  nourrissent  de  la  lecture  des  licres 
sacrés.  Ils  portent  tous  en  naissant  une  haine  i/iplacable  contre 
la  France  ;  jamais  ces  deux  nations  n  ont  fait  entre  elles  suspen- 
sion d'armes. 

II. 

A  voir  les  montagnes  fertiles  de  l'Angleterre  et  les  richesses 
qui  couvrent  leurs  sommets ,  vous  croiriez  apercevoir  les  sour- 
cils arques  d'mie  jeune  beauté.  La  nature  a  été  prodigue  en- 
vers les  femmes  de  cette  nation  ,  elle  les  a  favorisées  de  ce 
qu'elle  a  de  plus  parfait  ;  aussi ,  exercent-elles  sur  les  hommes 
une  influence  sans  bornes,  et  sont-elles  partout  traitées  avec  la 
plui  grande  considération.  Les  joues  des  jeimes  filles  sont 
toujours  fraîches  comme  la  fleur  nouvellement  éclose  ;  leur 
figure  est  plus  belle  qu'une  blanche  perle.  Les  maris  aiment 
leurs  femmes,  les  femmes  aiment  leurs  mai'is  :  ils  vivent  tous  en- 
semble jusqu'au  déclin  de  l'cige  dans  l'harmonie  la  plus  par- 
fifife. 


30G  XOUVKLLES  DES  SCIENCES  , 

III. 

J'aime  ,  par  une  belle  soirée  d'été  ,  confoudu  dans  les 
groupes  nombreux  des  promeneurs,  à  visiter  les  hameaux  et  les 
jardins  qui  embellissent  les  dehors  de  la  ville  ;  je  cueille  une 
fleur  dans  la  prairie  où  les  chevaux  paissent  en  liberté;  je  fran- 
chis l'enclos  où  bondissent  les  bestiaux.  Ici ,  le  laborieux 
moissonneur  ramasse  en  chantant  la  gerbe  jatmissante ,  tan- 
dis que  l'oisif,  errant  çà  et  là,  cueille  des  fleurs,  et  incite  le 
passant  à  se  retirer  pour  é^^iter  l'atteinte  des  brouillards. 

Vient  ensuite  la  qualrième  stance  ,  que  nous  nous  dis- 
pensons de  reproduire:  elle  est  consacrée  à  la  description 
de  nos  théâtres.  Le  poète  fait  remarquer  à  ses  lecteurs  que 
les  portes  du  théâtre  de  Londres  sont  fermées  pendant  le 
jour,  et  que  ce  n'est  que  la  nuit  que  l'on  y  donne  des  re- 
présentations. Cette  réflexion  ,  qui  pour  nous  serait  fort 
insipide,  est  cependant  bien  à  sa  place,  car  l'on  sait  qu'en 
Chine  les  représentations  scéniques  n'ont  lieu  que  pen- 
dant le  jour.  L'auteur  continue  ainsi  : 

\. 

Sur  ces  rives  fortunées  coule  un  fleuve  ti-anquille,  ti'aversé 
dans  sa  largeur  par  trois  ponts  admirables  ;  là-bas  ,  sous  les 
arches  inunenses  s'avancent  les  vaisseaux  à  pleines  voiles,  tan- 
dis (ju' au-dessus  et  non  loin  des  nuages  se  trouve  le  chemin  que 
suivent  les  hommes  et  les  chevaux.  Du  soin  des  eaux  s'élèvent 
des  niasses  énormes  de  pierre  qui  coupent  le  cours  du  fleuve 
et  semblent  l'encaisser  comme  dans  neuf  canaux  difl"érens  ;  je 
ne  saurais  comparer  tous  ces  ponts  qu'à  celui  de  Loyang ,  le 
plus  grand  ,  le  plus  élevé  et  le  plus  beau  de  noU"e  empire. 

YI. 

C'est  mie  contrée  riche ,  ti'ès-peuplée  et  bien  surprenante 
que  l'Angleterre.  Nulle  part  on  ne  trouverait  des  manufactures 
aussi  vastes ,  des  ouvriers  plus  habiles.  La  résidence  des  rois 
est  noble  et  majestueuse,  el  souvent  des  arbres  de  haute-fu- 


DU   COMMEKCE,    DK  I.'lXDL  STIUE  ,    KTC.  367 

taie  ombragent  la  façade  des  maisons  des  simples  particuliers. 
Les  jeunes  gens  qui  appartiennent  à  la  noblesse  ne  se  promè- 
nent jamais  qu'à  cheval  ou  en  voilure  ;  et  les  femmes  qui 
veulent  plaire  se  parent  de  vètemens  dé  soie 

VII. 

Chaque  maison  compte  plusieurs  étages;  c'est  partout  le 
cachet  de  la  grandeur  et  de  la  magnificence  ;  l'enti'ée  est  fer- 
mée par  une  barrière  de  fer  ;  l'eau  jaillit  à  volonté  dés  murs 
de  chaque  édifice.  Les  appartemens  sont  décorés  de  riches 
étoffes  aux  couleurs  chatoyantes ,  et  l'on  peut  admirer  par 
dehors ,  à  travers  les  glaces  des  fenêtres ,  le  reflet  éclatant 
des  tapisseries.  A  voir  toutes  ces  maisons  réunies  les  unes  aux 
autres ,  se  prolonger  à  perte  de  vue ,  on  dirait  une  perspective 
d'optique  ou  un  tableau  de  féerie. 

VIII. 

A  Londres  ,  pendant  le  neuvième  mois  de  l'année  ,  chacun 
fait  son  petit  voyage  ;  les  mis  changent  de  demeure  et  fixent 
pour  quelque  tems  leur  résidence  à  la  campagne  ,  tandis  que 
les  autres  visitent  leurs  amis  dans  leurs  retraites  champêtres. 
Depuis  le  matin  jusqu'au  soir  on  entend  le  bruit  monotone 
des  voitm-es  qui  roulent  et  des  chevaux  qui  courent.  En  au- 
tomne ,  le  prix  des  denrées  diminue  ,  la  plupart  des  habitations 
sont  abandonnées  ;  c'est  alors  que  les  maisons  sont  réparées  , 
restaurées  ou  embellies. 

IX. 

Les  rues  sont  spacieuses ,  unies,  bien  pavées,  et  s'entrecou- 
pent les  unes  les  autres  à  certaines  distances  ;  chacun  des  côtés 
est  destiné  aux  piétons  ;  dans  le  milieu  circulent  les  cuimliers  et 
les  toitures .  Au  fracas  des  voitures  et  des  chevaux  se  mêle  en- 
core le  cri  des  marchands  et  des  chanteurs  ainsi  que  le  mar- 
teau de  l'ouvrier.  L'hiver ,  le  chemin  est  encombré  de  mon- 
ceaux de  neige ,  et  la  nuit  mille  lampes  suspendues  dans  les 
airsj  et  qui  semblent  le  disputer  en  éclat  aux  étoiles  du  firmament, 
éclairent  les  pas  incertains  de  l'étranger. 


368  XOUVEI.LES   DKS  SCIENCES  , 

X. 

Quoique  la  rigueur  du  climat  n'y  permette  pas  la  culture  du 
riz,  l'Angleterre  n'est  jamais  exposée  aux  ravages  delà  famine. 
Les  Anglais  prennent  d'assez  bon  thé  qu'ils  marient  avec  de 
la  crème ,  et  mangent  en  même  tems  du  pain  de  froment  re- 
couvert de  tranches  de  lard  ;  c'est  vraiment  un  peuple  fort 
singulier  que  les  Anglais.  Leurs  mets  sont  très-recherchés; 
ils  les  servent  sur  des  plats  d'argent,  et  ne  boivent  le  vin  que 
dans  des  vases  de  cristal  très-pur.  A  table  on  obseive  les  plus 
strictes  contenances  et  on  ne  se  présente  jamais  à  un  festin  qu'a- 
près avoir  changé  de  vétemens  ! 

Comme  on  le  voit,  Tauleur  du  poème  ne  s'est  atta- 
ché qu'à  décrire  les  objets  qui  ont  frappé  directement 
ses  yeux-  il  lui  eût  été  difficile,  en  effet,  de  pousser  plus 
loin  ses  investigations,  puisque  n'ayant  aucune  teinture 
de  noire  langue,  il  ne  pouvait  saisir,  ni  la  nature  de 
nos  institutions  ,  ni  les  rapports  qui  les  lient  entre  elles  ; 
d'ailleurs,  tout  ce  qui  eût  pu  l'intéresser  davantage  était  au- 
dessus  de  sa  portée.  Les  erreurs  palpables  dans  lesquelles 
est  tombé  le  narrateur  oriental  doivent  servir  à  nous  met- 
Ire  en  garde  contre  les  relations  des  vovageurs  eiu'opéens 
qui,  sans  aucune  connaissance  de  la  langue  et  des  insti- 
tutions de  la  Chine ,  ont  publié  le  récit  de  leurs  voyages 
dans  cette  contrée.  Sans  doute ^  ils  ont  décrit  avec  vérité, 
souvent  avec  emphase,  tout  ce  qui  a  frappé  leurs  sens, 
mais  ils  n'ont  pu  que  nous  donner  des  notices  très-inexactes 
sur  les  mœurs,  les  coutumes,  les  lois,  la  religion  et  \c 
caractère  moral  de  riiabilant  du  Céleste  Empire. 

Les  expressions  hvporboliqucs,  les  métaphores  outrées 
dont  s'est  quelquefois  servi  le  poète  en  donnant  la  des- 
cription de  certains  objets  (|ui  avaient  stimulé  son  en- 
thousiasme, nous  portent  à  croire  ({u'il  n'en  avait  jamais 
vu   de  semblables  dans  sa  j)alrio.  In   Italien,   un   Fran- 


DU  COMMERCE,   DE  l'iNDUSTRIE,   ETC.  309 

rais,  un  Allemand,  seraient-ils  donc  si  étonnés  de  la 
hauteur  prodigieuse  des  maisons  de  Londres  ,  et  s'é- 
crieraient-ils comme  lui  :  que  le  sommet  des  toits  se 
perd  dans  les  nues  et  touche  jusqiiaux  astres.  Le  poète 
confirme  par  celle  exagération  le  récit  de  nos  voyageurs 
qui ,  en  général ,  s'accordent  à  dire  que  les  maisons  de 
la  Chine  sont  extrêmement  basses-,  mais  l'emphase  avec 
laquelle  il  décrit  les  ponts  qui  existaient  alors  sur  la  Ta- 
mise (àl'époque  où  l'auteur  écrivait,  les  ponts  de  5oufA- 
ivarJi ,  de  Jf'aterloo  et  de  New-London  n'avaient  pas  en- 
core été  élevés  )  peut  aussi  faire  soupçonner  les  mission- 
naires d'exagération,  lorsqu'ils  parlent  de  l'élévation,  de 
la  majesté  et  de  la  solidité  des  ponts  de  marbre  de  la  Chine. 
Lorsqu'en  1813,  l'auteur  de  ces  vers  était  à  Londres, 
nos  rues  n'étaient  encore  éclairées  qu'à  l'huile,  et  cepen- 
dant il  a  cru  devoir  comparer  la  chétive  flamme  de  nos 
tristes  réverbères  aux  étoiles  brillantes  du  Jirmament  ; 
exagération  bien  pardonnable  à  un  poète  voyageur  !  Que 
dirait-il  aujourd'hui,  s'il  voyait  briller  les  huit  mille 
becs  de  gaz  qui  projettent  sur  nos  places  et  dans  nos  rues 
une  clarté  si  vive  et  dont  l'éclat  est  égal  à  celui  que  pour- 
rait donner  la  lumière  de  deux  millions  de  chandelles  (1)  ! 
Ce  qui  parait  avoir  surtout  attiré  l'attention  de  no- 
tre écrivain ,  c'est  l'union  de  nos  ménages  et  le  res- 
pect que  nous  avons  pour  les  femmes.  Observateur 
candide ,  que  ne  poussait -il  plus  avant  sa  perquisi- 
tion "?  que  n'assistait-il  à  quelques  séances  des  assises? 
que   ne  parcourait-il   notre  Bibliothèque    des   cnminal 


(1)  Cette  appréciation  appartient  à  Mac-Culloch  ;  il  a  calculé  que 
la  quantité  de  gaz  consumé  chaque  nuit  à  Londres  est  de  7.000,000 
de  pieds  rubes. 

XI.  24 


370  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

Conversations  (!),  ou  nos  lois  sur  le  mariaoe  et  sur 
l'aduhère  ,  si  rigoureusement  interprétées  par  les  doctors 
conimons  '.  et  il  aurait  vu  que  notre  respect  pour  le  beau 
sexe  ne  s'étend  pas  très-loin.  Il  semble,  au  contraire,  que 
nous  avons  voulu  enlever  aux  femmes  toutes  les  f^iaranties 
que  la  législation  de  Confucius  accumule  autour  d'elles. 
De  simples  vraisemblances ,  les  dépositions  d'un  laquais , 
quelques  visites  trop  assidues ,  suffisent  pour  priver  une 
Anglaise  de  la  considération  publique,  et  même  de  sa  for- 
tune :  aussi  quelques  familles  de  l'aristocratie  se  fonl- 
elles  un  devoir  d'assurer  leurs  filles  contre  le  cas  possible 
des  erreurs  de  sentiment.  Un  capital  leur  est  affecté  en 
propre ,  et  ne  peut  être  aliéné  d'aucune  manière.  Heu- 
reuse prévovance  dont  la  fleur  de  notre  noblesse  a  prouvé 
l'utilité,  mais  qui  ne  s'étend  pas  jusqu'à  la  bourgeoisie, 
où  rien  n'est  plus  commun  que  Fabandon  complet  des 
femmes,  par  suite  de  la  jalousie,  de  l'inconduite  ou  de  la 
vengeance  de  leurs  maris.  Et  voilà  cependant  comme  les 
vovageurs  prétendent  nous  initier  aux  mœurs ,  aux  usages 
des  pavs  qu'ils  parcourent.  Histoire,  Vovages ,  Littéra- 
ture, tout  n'est-il  pas  à  refaire  ;' 

archives  de  Venise(i). — De  tous  les  auteurs  nationaux 
et  étrangers  qui ,  dans  ces  dernières  années,  ont  décrit  la 

(1)  Celte  bibliothc'ciue  se  comiiose  de  quarante  volumes  iii-â",  et 
ne  contient,  comme  oii  fait ,  que  le  récit  des  adultères  couiniis  dans 
les  Trois-Royaumes. 

(2)  C/cst  à  M.  Balbi .  géographe  el  slalislicien  distingué  .  et  d<'puis 
loug-tems  l'un  de  nos  collaborateurs,  que  nous  (le\ons  la  roninuini- 
catiou  des  docuniens  qui  composent  cet  arliele. 


m-  coMMi:ncr. ,  dk  l'ixinsrr.iF. ,  etc.  371 

ville  de  Venise,  nous  n'en  connaissons  aucun  qui  ail  parlé 
de  ses  Archives  avec  les  détails  que  mérite  ce  magnifique 
établissement.  L'empereur  d'Autriche  qui,  depuis  plu- 
sieurs années ,  consacre  des  sommes  considérables  pour 
la  restauration  des  principaux  raonumens  de  cette  ville , 
qui  menaçaient  ruine ,  pour  l'entretien  de  ses  nombreux 
canaux  ,  pour  la  réparation  et  le  prolongement  de  la  digue 
connue  sous  le  nom  de  Murazzi ,  vient  encore  récem- 
ment de  dépenser  500,000  francs  pour  réunir  dans  un 
même  local  toutes  les  archives  de  la  ci-devant  république 
de  Venise  ,  et  des  gouvernemens  qui  lui  ont  succédé. 
L'empereur  a  pris  cette  détermination  pour  faciliter  les 
recherches  et  surveiller  plus  facilement  la  conservation 
de  ces  précieux  dépots,  et  pour  préserver  aussi  de  la  des- 
truction dont  étaient  menacés  le  vaste  couvent  des  Frari 
et  l'église  qui  en  dépend.  Deux  années  ont  suffi  pour  l'exé- 
cution de  cet  utile  projet ,  et  la  ville  de  Venise  possède 
aujourd'hui  les  archives  les  plus  considérables ,  les  plus 
précieuses  et  les  plus  ancieùnes  de  l'Europe.  Nous  avons 
visité  les  grandes  archives  de  Madrid ,  de  Lisbonne ,  de 
Paris  et  de  tienne  ;  nous  nous  sommes  procuré  des  ren- 
seignemens  exacts  sur  celles  de  Rome ,  de  Londres ,  de 
Munich,  de  Dresde ,  de  Copejihague  et  de  plusieurs  au- 
tres capitales;  toutes  nos  recherches  nous  ont  prouvé 
qu'aucune  de  ces  villes  n'offre ,  réunis  dans  un  seul  lo- 
cal ,  une  masse  de  documens  aussi  considérable  que  celle 
qu'on  a  rassemblée  dans  ï  Arcldvio  Générale  de  Venise. 
Cet  établissement ,  distribué  avec  un  ordre  admirable, 
se  compose  de  298  salles,  salons,  corridors,  dont  les 
murs  sont  couverts  de  haut  en  bas  de  rayons.  Si  ces  der- 
niers étaient  réunis  et  mis  l'un  après  l'autre,  sans  laisser 
entre  eux  aucun  intervalle,  ils  formeraient  une  ligne  qui 
n'aurait  pas  moins  de  77,2.38  pieds,  équivalant  à  presque 


372  NOUVELLES  DES  SClENCliS  , 

quatorze  milles  géographiques  de  60  au  degré  ou  à  peu 
près  à  une  fois  et  demie  la  dislance  qui  sépare  Paris  de 
Versailles  !  Malgré  l'immensité  de  cette  ligne  de  rayons  , 
l'espace  s'est  trouvé  encore  insuflBsant  pour  v  placer  les 
8,664,709  volumes  ou  cahiers  qui  forment  la  totalité  des 
documens  recueillis  dans  cet  établissement.  Ces  huit  mil- 
lions et  demi  de  volumes  appartiennent  à  1,890  archives 
différentes.  Nous  pensons  que  l'on  ne  se  tromperait  pas  de 
beaucoup  en  disant  que  mille  écrivains  qui  travailleraient 
tous  les  jours  pendant  huit  heures  consécutives  et  sans  au- 
cun intervalle  n'emploieraient  pas  moins  de  734  ans.  ou  de 
22  générations,  pour  copier  tous  les  documens  de  ces  ar- 
chives. Ainsi  donc ,  mille  personnes  qui  se  seraient  mises 
à  l'œuvre  lorsque  les  croisés,  guidés  par  Godefroi  de 
Bouillon,  arboraient  leurs  drapeaux  victorieux  sur  les 
murailles  de  l'ancienne  résidence  de  David  et  de  Salomon, 
auraient  à  peine  aujourd'hui  fini  leur  tâche. 

En  supposant  que  chaque  volume  ou  cahier  contienne 
80  feuilles,  et  que  chaque  feuille  ait  16  pouces  de  long 
et  9  de  large ,  chacune  de  ces  feuilles  déployée  aura  la 
longueur  d'un  pied  et  demi.  Or  les  8,664,709  volumes 
ou  cahiers  contiennent,  d'après  la  supposition  que  nous 
venons  de  faire,  693,176,720  feuilles.  Si  toutes  ces  feuilles 
étaient  ouvertes  et  mises  l'une  après  l'autre  sans  laisser 
entre  elles  aucun  intervalle,  elles  formeraient  une  bande 
qui  aurait  1,444,800,000  pieds  de  long,  et  16  pouces  de 
large.  D'après  l'excellent  Traité  d Astronomie  qu'un 
mathématicien  célèbre,  M.  Littraw  ,  vient  de  publier  à 
Stuttgart,  la  circonférence  de  la  terre,  prise  à  l'équateur, 
n'est  que  de  123,345,700  j)ieds  de  Paris.  Or,  nous  ve- 
nons de  voir  que  toutes  les  feuilles  des  archives  peuvent 
former  une  bande  de  1,444,800,000  pieds  de  long.  En 
divisant  donc  oc  dernier  nombre  par  le  premier,  on  oh- 


DU  COMMERCE,   DE  l' INDUSTRIE  ,    ETC.  373 

lieiidra  pour  quotient  11  l/30  environ  ,  chiflVe  qui  in- 
dique combien  de  fois  avec  cette  bande  on  pourrait  cein- 
dre le  globe  dans  sa  plus  grande  dimension  ! 

Si  l'on  divisait  par  500  les  693,176,000  feuilles,  on 
obtiendrait  1,386,400  rames,  à  chacune  desquelles  on 
pourrait  accorder  16  pouces  de  long,  9  pouces  de  large 
et  6  pouces  d'épaisseur.  Maintenant,  si  l'on  considérait 
toutes  ces  rames  comme  des  matériaux  propres  à  bàlir , 
on  pourrait  en  construire  une  pyramide  énorme  à  base  car, 
rée,  dont  le  coté  serait  d'environ  68  pieds,  et  la  hauteur 
de  428  !  Cette  pyramide  serait  donc  aussi  haute  que  celle 
de  Chéops ,  le  plus  grand  monument  de  ce  genre  élevé  par 
les  hommes;  égale  pour  le  volume  à  plusieurs  pyramides 
de  la  région  du  Nil ,  elle  surpasserait  toutes  les  autres  en 
hauteur  ! 

Nous  terminerons  ces  comparaisons  en  faisant  observer 
que  la  surface  écrite  de  ces  archives  ,  le  recto  et  le  verso 
de  chaque  feuillet  ,  couvrirait  plus  de  la  moitié  de  l'é- 
tendue du  département  de  la  Seine ,  et  plus  du  tiers  de 
la  surface  du  comté  de  Middlesex  ,  auquel  appartiennent 
les  quatre  cinquièmes  de  la  ville  de  Londres,  qui  aujour- 
d'hui nous  paraît  dépasser  en  étendue  et  en  population 
toutes  les  villes  du  monde. 

Nous  ajouterons  à  ces  détails  un  document  officiel  fort 
curieux,  qui  démontre  que  le  gouvernement  autrichien 
prend  encore  quelque  soin  de  Venise  (1),  cette  ville  qui  a 
joué  un  si  grand  rôle  au  moyen-âge ,  et  qui  encore ,  mal- 


(1)  Voyez  dans  la  26'  Im-aison  de  la  1"  série  laiticle  remarqua- 
ble intitulé  :  Constitution  démocratique  de  Feni^e,  et  dans  la  Ik'  de  la 
2*  série  (août  1831)  celui  qui  a  pour  titre  :  Histoire  politique  et  ad- 
ministrative de  la  République  de  Denise  depuis  sa  fondation  jusqu'à  nos 
jours. 


37 -i  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

{^jré  sa  décadeuce,  est  Tune  des  villes  les  plus  belles  et 
les  plus  poétiques  de  l'Europe  moderne. 

TABLEAU  des  principales  sommes  dépensées  par  le  gouvernement  au- 
trichien pour  la  réparation  des  bàtimens ,  des  canaux  et  du  port  de 
Ven  ise,  t/e  1 S  H  à  J  8  ?>  Ô 

Foui  le  Palitls  ci-devant  Durai 147,050  ' 

Pour  les  Procuratie  JVuOi>e ,  maintenant  Palais-Hoyal. . .  .  615,000 

Pour  le  Palais  de  la  Delegazione,  y  compris  110,600  lire 

-  pour  l'achat  de  re'difice 2S6,  iOU 

Pour  la    Ragionateria    Centrale,    ci-devant    Couvent    de 

S  .-Zaccaria 1  :{!),S7(t 

Pour  les  Archives  générales  aux  Frari ,  sans  comprendre 
la  dépense  pour  les  rayons  ,  les  meubles  et  le  transport  dos 

documens 400, 1 2 1> 

Pour  V^-icacléniie  des  Beaux-Arts ,  dans  le  ci-devant  cou- 
vent de  la  Caritij 1  !lfi,000 

Pour  le    Tribunal  criminel ,  à  Santu-Apollonia  ,  y  compris 

1 8,000  lire  pour  l'achat  de  Tedifice 1 2lt,900 

Pour  le  Magistrato  cainerale ,  y  compris  5G,000  lire  pour 

Tachât  de  Tedificc 186,600 

Pour  les  Magasins  du  sel 299,000 

Pour  le  Bureau  des  Hypothèques ,  y   compris  30,000  lire 

pour  Tachât  de  Tédifice I  i 6, 5(10 

Pour  la  réparation  et  la  reconstruction  des  Murazzi  et  autres 
ouvrages  hydrauliques  qui  protègent  Venise  contre  la  fu- 
reur de  la  mer 2,780,181 

Pour  Tamelioration  des  ports 442,089 

PourTentretien  des  canaux,  72,831  /t/'e  par  un.  Cette  somme, 
pendant  les  dix-neuf  années  ccoulees  de    1814  jusquts  et 

y  compris  1833,  fait », 383, 789 

Pour  la  réparation  des  édifices  consacrés  au  culte  ,  ou  appar- 
tenant h  des  instituts  religieux  ,  le  gouvernement  a  dépense 
annuellement  260,000  lire  ,  ce  qui  en  dix-neuf  ans  repré- 
sente une  somme  de !,!•  i(»,00(t 

Pour  les  travaux  des  barrières,  pour  la  (.onstructiou  des  ca- 


■/    rrpoit.r 1  2,001 . 'i'.»<( 

i)    Une  tir.t  uimrutcu  saiil  b7  ciiiiiiiie.-  ;  i  If:  ,iu>lnuJie  foiil  1   llor.ii. 


I 


DU  COMMEUCK,    Dli   LliNDUSTUIE  ,   lifC.  375 

Repurt 12,001,40!) 

seules  et  des  bureaux  deilouane  «ju'a  nécessitée  la  fiaricliise 

accordée  au   port  de  Venise 1  i9,2  18 

Ueiuise  à  la  ville  de  Venise  du  tiers  des  2,293, 164  lire  prêtées 
par  le  gouvernement  autrichien  ;»  sa  municipalité  pour  la 
mettre  en  état  de  réparer  les  quais  ,  les  ponls  et  les  pavés 
des  rues  ,  ce  tjui  fait  au  moins 7  47,000 

A  ces  chiffres,  on  pourrait  ajouter  les  sommes  suivantes,  dé- 
pensées par  Sa  Majesté  pour  encourager  le  commerce  de 
Venise  : 

La.  nouvelle  route  d'ilc  d'Allemagne,  qui,  en  passant  par 
Ceneda ,  Serravalle,  Capo  di  Ponte  et  la  vallée  de  Cadore, 
va  de  Trévise  aux  environs  d'Auipezzo  dans  IcTyrol o,G  18,998 

La  route  dite  d'Italie ,  qui  de  Peschiera  va  ;\  la  Ponteva  ,  en 
passant  par  Vérone ,  Vicence ,  Padoue  ,  Trévise  et  Udine  ; 
elle  a  coûté 2,381,613 

La  noui'elle  route  de  Padoue  h   Ferrure  par  Rovigo  ;  elle 

a  coûté 834,896 

On  pourrait  aussi  ajouter  à  toutes  ces  sommes  les  800,000  flo- 
rins que  Sa  Jlajesté  a  le  projet  de  dépenser  pour  Tamélio- 
ration  du  port  de  Malamocco  ,  qui  est  le  véritable  port  de 
Venise. 

Total  uÉivÉr^l  des  dépenses  faites  poiu'  rcntretien  et  Tem- 

bellissement  de  Venise ,  de  1 8  1 4  à  1 833 2 1 ,733,254 

(19,107,930  ff  ) 


^^ommcrcc.  -'^nbu^tr  h. 

Progrès  et  extension  du  commerce  de  la  librairie  en 
Europe.  — C'est  chose  précieuse,  il  faut  l'avouer,  et  qui 
ne  peut  appartenir  qu'à  une  civilisation  bien  avancée , 
que  ce  concours  empressé  de  tant  d'intelligences  mettant 
leurs  efforts  en  commun  pour  propager  toutes  les  décou- 
vertes utiles,  pour  faire  pénétrer  dans  toutes  les  classes 
de  la  société  la  science  et  l'instruction ,  ou  pour  offrii'  à 


376  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

l'esprit  de  nobles  et  agréables  distractions.  Aussi,  le  com- 
merce des  livres  est-il  intimement  lié  avec  l'accroissement 
de  la  richesse  industrielle  et  de  l'aisance  des  nations. 

En  1805,  Wachler  évaluait  à  7,000  les  publications 
annuelles  de  la  presse  européenne,  et  maintenant  un  seul 
pays  en  offre  quelquefois  autant.  De  1800  à  1827,  toutes 
les  publications ,  y  compris  les  réimpressions  ,  se  sont  éle- 
vées en  Angleterre  à  1 9,860  ;  de  1 830  à  1 833  ,  la  moyenne 
annuelle  des  ouvrages  imprimés  a  été  de  1,500  ouvrages 
scientifiques  et  de  800  livres  de  toute  espèce,  non  com- 
pris les  réimpressions.  M ach-Cullocb  estime  que,  durant 
la  même  période,  la  moyenne  de  la  circulation  des  jour- 
naux a  été  de  35,000,000  de  feuilles  par  an.  Aux  États- 
Unis  elle  s'élève  à  plus  de  55,000,000.  L'Amérique  du 
nord,  en  1833,  publiait  56  journaux  religieux  dont  l'un 
compte  28,000  abonnés  5  un  autre  10,000  et  plusieurs 
3,000.  Mais,  depuis  que  les  ouvrages  à  bon  marché  et  à 
figures  ont  pris  une  grande  extension  en  Europe,  la  presse 
anglaise  n'a  plus  restreint  son  essor  dans  les  Trois-Royau- 
mes.  Aujourd'hui,  les  éditeurs  du  Penny  3Iagazine  ex- 
pédient leurs  clichés  à  Florence,  à  Paris,  à  Saint-Péters-^ 
bourg,  à  Leipsick,  où  ils  servent  à  la  publication  d'ouvrages 
analogues  au  leur^  enfin  ,  tandis  que  la  Société  Améri- 
caine envoie  en  Chine  des  extraits  de  la  Bible  stéréotypés, 
le  Penny-Mogazine  nous  apprend  ,  dans  son  dernier  nu- 
méro ,  qu'il  va  expédier  les  clichés  de  ses  gravures  à 
Canton. 

Si  la  presse  ne  présente  pas  dans  toutes  les  contrées 
d'Europe  le  même  développement,  nous  la  trouvons  du 
moins  partout  en  progrès.  Le  Danemarck  qui ,  en  1827, 
ne  publia  que  264  ouvrages,  en  a  puldié  423  en  1832. 
Les  Pays-Cas,  en  1827,  no  publièrent  que  740  ouvrages^ 


DU  COMMERCE,    DE  l' INDUSTRIE  ,   ETC.  377 

mais  depuis  que  la  Belgique  est  devenue  le  centre  de  la 
piraterie  littéraire,  cette  puissance  parasite  publie  tous 
les  ans  un  millier  d'ouvrages  dont  les  sept  huitièmes  sont 
des  contrefaçons.  La  Suisse,  pays  éminemment  intellec- 
tuel, publie  aujourd'hui  une  cinquantaine  de  journaux  , 
sans  compter  un  grand  nombre  de  recueils  périodiques, 
religieux,  littéraires,  économiques,  scientifiques  et  in- 
dustriels qui  s'impriment  à  Lausanne,  Zurich,  Aarau , 
Bâle,  Berne,  etc.  Genève  à  elle  seule  en  publie  de  15 
à  20.  L'Espagne  commence  à  s'ébranler  :  déjà  vingt-huit 
journaux  sont  publiés  dans  la  Péninsule  ,  elle  qui ,  en 
1827,  n'en  comptait  que  trois;  et  la  nouvelle  disposi- 
tion des  chambres  contribuera  sans  doute  à  hâter  la 
publication  d'ouvrages  importans,  qui,  nous  le  savons, 
existent  en  portefeuilles.  L'Italie  seule,  courbée  sous  les 
baïonnettes  autrichiennes,  reste  stationnaire  et  publie 
seulement  par  intervalles  quelques  rares  ouvrages  sur  les 
sciences ,  les  beaux-arts  et  les  monumens  de  l'antiquité. 
Qui  le  croirait?  les  presses  de  Constantinople  ont  donné 
signe  de  vie.  L'imprimerie  de  Sa  Hautesse  ne  se  borne  pas 
seulement  à  publier  le  Mojntew  Ottoman,  elle  a  aussi 
édité  ,  en  1833  et  1 834,  de  fort  bons  ouvrages  d'histoire  , 
de  géographie,  et  plusieurs  livres  élémentaires. 

Mais  c'est  vers  l'Allemagne  que  doivent  se  tourner  nos 
regards,  si  nous  voulons  voir  la  presse  dans  toute  son  ac- 
tivité, dans  toute  sa  vigueur.  L'Allemagne  ,  quoique  bâil- 
lonnée par  la  Sainte- Alliance  ,  ne  pouvait  pas  être  réduite 
au  mutisme;  l'imagination  ardente  et  rêveuse  de  ses  en- 
fans  avait  besoin  d'expansion  :  aussi,  quoique  dans  toute 
la  confédération  137  villes  seulement  aient  le  privilège 
d'avoir  des  imprimeries,  l'Allemagne  est  l'une  des  contrées 
les  plus  fécondes  en  productions  littéraires.  On  a  dit  que, 
de  1 81 4  à  1 825 ,  il  avait  paru  en  Allemagne  60,000  écrits, 


378  .NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

évaluation  exagérée  qu'il  faut  réduire  à  45,574.  En  1828, 
on  V  a  imprimé 5,654  ouvrages;  en  1831,  5,658  5  en  1832, 
6,275,  et  en  1833,  5,888.  Aujourdliui ,  on  compte 
dans  ce  pavs  près  de  deux  cents  journaux  ou  recueils  pé- 
riodiques; voici  quels  sont  les  plus  importans  : 


JOUK.NAUS    PUI.ITIQIE.S. 

NHMB!;t 
d'abonnés. 

Gazette   d"Augsbourg 8.000 

Gazette  de  \  ieniic 6.000 

Gazette  dÉtat  de  Prusse..  5,000 

Mercure  de  Souabe 5,000 

Gazette  de  Hambourg.  .  .  /i.OOO 

Journal  de  Francfort.  ...  /i.OOO 

Coiresp.  de  .Nuremberg.  .  ,".000 

Nouvelle  Gazette  de  Zurich  2.500 

Gazette  de  Garlsrube.  ...  2,000 

Gazette  de  Cologne 2,000 

Journal  de  Leipsick 2.000 

Gazette  de  Francfort.  .  ■  ..  1.500 

Gazette  de  Mnnicli 1.800 


JOURNAUX    LITTtRAIKES. 

NOM  Bill. 
(1  al>llUllc^. 

Gazette   du  Soir ". .  1,800 

Feuille  du  Malin 1,500 

L'Étranger I,i00 

Journal  Polytechnique. .  .  1,200 

Le  Franc  Parlem- 1,000 

Le  Conteur 1,000 

JOUUNAIX    DE    C.r.ITiytE. 

Annonces  littéraires  de  (.îoet- 
tingue 800 

Chronique  de  Berlin  et  de 
Vienne 800 


Depuis  1812,  le  nombre  des  publications  littéraires  s'c>l 
aussi  considérablement  accru  en  France.  En  1812  ,  on  v 
imprima  72,000,000  de  feuilles;  en  1822  ,  96,000,000  ; 
en  1826,  144.  En  1825,  la  presse  française  publia  8,252 
ouvrages  de  toutes  es]>èceï;-, en  1826,  10,135.  Dans  le  cour> 
del831^  ellen'en  a  publiéque  5,063,  et  en  1832,  5,760. 
Mais  aussi,  durant  cette  époque,  la  presse  périodique  s'e.sl 
prodigieusement  accrue  dans  ce  pays  ;  en  1 833  les  départc- 
mens  publiaient  299  journaux ,  et  Paris  seul  plus  de  300. 
On  ne  comptait  à  Paris,  en  1819  ,  que  1 ,400  presses  en 
activiU',  tandis  ([ue  1,200  presses  à  bras,  et  80  presse.^ 
mécani(|ues  dont  plusieurs  muci  par  la  vapeur,  y  fonc- 
fionnaienl  en  1  83!>.  Examinons  maintenant  (juellc  c>l  l  in 


UL   COMMERCE,    DE  l'iXDLSTIUE  ,   ETC.  37î) 

tensité  de  noire  commerce  de  librairie  avec  la  France: 
c'est  à  M.  Moreau  de  Jonnès,  archiviste  du  ministère  de 
l'intérieur  et  auteur  de  plusieurs  ouvrages  de  statistique 
très-estimés,  que  nous  empruntons  le  document  suivant  : 

Tuhlcau  lies  ini[)oitulioiis  ri  cxpurlatîuns  de  livres  entre  la  France 
it  V Angleterre ^  de  1821  à  1832,  arer  l'indirutivn  de  leur 
Vil  leur 


ANSErS. 

ElPOLTATioN 

E\P0BiAT10.N 

Je  la 

France 

ael'A 

igletene 

pour  \\\ 

ugleterre. 

pour  la 

France. 

k:i 

la  >!..-. 

Ki!. 

Fr.im---. 

4821..  . 

81.127 

407, 53i 

19,086 

110,375 

1^22.  . 

8i.6i9 

425.432 

20,708 

122.352 

1823... 

99,181 

497,333 

16,784 

99,226 

182i. .. 

111,221 

561,072 

16,408 

96,412 

1825.  .  . 

178. 36G 

914,528 

17.632 

122,455 

1826... 

9i,i79 

661,353 

19,036 

132,144 

1827.  .  . 

91,9i9 

480.541 

17,641 

120,492 

1828.  .  . 

116. /i29 

623.491 

18,306 

124.984 

1829. . . 

103,282 

554,770 

21,907 

147,647 

1830.  .. 

lt)8,897 

554,545 

22,714 

154,276 

1831... 

81,598 

418,958 

15,962 

109,856 

1832.. 

8^1,954 

435,328 

19,682 

131,318 

D'après  ce  tableau  ,  on  peut  estimer  que  le  nombre 
de  volumes  exportés  chaque  année  de  France  pour  l'An- 
gleterre est  d'environ  400,000,  tandis  que  la  France  ne 
tire  de  la  Grande-Bretagne  que  80,000  volumes  par  an- 
née, 11  s'en  faut  cependant  que  cet  échange  des  idées 
entre  les  deu.x  nations  qui  sont  à  la  tète  du  progrès  social 
présente  au  fond  une  disproportion  aussi  grande  que  celle 
qui  parait  au  premier  abord.  Si  l'Angleterre  demande  h 
la  France  une  plus  grande  quantité  de  livres  que  celle-ci 
ne  lui  en  réclame,  c'est  ({ue  la  France  sert  d  intermé- 
diaire au  commerce  de  la  librairie  qui  se  fait  entre  TAI- 
lemagne.   l'Italie  et  l'Angleterre.   Ce  ne  sont   donc  pa-. 


380  XOUVELLK?  niiS  SCIENCF.S, 

seulemeul  des  livres  français  que  la  France  expédie  à 
TAngleterre.  D'un  autre  côté,  les  éditeurs  français  réim- 
priment un  grand  nombre  d'ouvrages  anglais  qu'ils  ven- 
dent ensuite  sur  le  continent  à  meilleur  marché  que  les 
éditeurs  de  Londres,  spéculation  que  ne  peuvent  pas  en- 
treprendre les  libraires  anglais  pour  les  ouvrages  français, 
faute  de  débouchés.  Si  à  ces  deux  considérations  nous 
ajoutons  que  les  traductions  d'ouvrages  anglais  sont  plus 
fréquentes  en  France  que  les  traductions  d'ouvrages  fran- 
çais en  Angleterre ,  on  s'expliquera  facilement  la  diffé- 
rence qui  existe  entre  les  exportations  des  deux  pays. 

^^.cottomtc    (^O)0Ctrtre. 

Nouveau  procédé  pour  délivrer  les  grandes  villes  des 
inconvéniens  de  la  fumée.  —  Parmi  les  nombreuses  ques- 
tions qui  se  rattachent  à  l'histoire  chimique  de  l'atmo- 
sphère, il  en  est  peu  qui  soient  plus  dignes  d'intérêt  que 
celle  qui  a  pour  objet  la  recherche  de  la  cause  qui  pro- 
duit l'insalubrité  de  l'air.  Le  principe  qui  occasione 
le  plus  souvent  cette  insalubrité  est  tellement  fugace 
qu'il  échappe  à  tous  nos  moyens  eudiométriques  ;  et  ce- 
pendant on  connaît  ses  ravages.  L'humidité,  l'extrême  sé- 
cheresse ,  les  changemens  subits  de  température ,  des 
défrichemens  récens,  le  voisinage  des  marais  et  mille  au- 
tres causes,  exercent  une  influence  funeste  sur  l'état  sa- 
nitaire d'une  ville  ,  d'une  contrée,  parce  que  les  matières 
végétales  et  animales  ,  en  se  décomposant  sous  l'influence 
d'une  forte  chaleur  et  d'une  humidité  constante,  produi- 
sent des  miasmes  :  ainsi  on  a  trouvé  que  l'air  atmosphé- 
rique de  Paris  et  de  beaucoup  d'autres  lieux  conlicMit  de 
l'ammoniaque  et  des  matières  organiques-,  que  l'air  des 


DU  COMMERCE,   DE  l'iSDUSTRIE,  ETC.  381 

éoouls  conlient  de  l'acélale  et  de  rhvdrosulfale  d'am- 
moniaque;  que  Tair  des  environs  de  la  voirie  de  Monl- 
faucon  renferme  de  l'ammoniaque  et  de  l'iiydrosulfale  de 
la  même  base,  etc. 

La  nature  des  combustibles  et  la  grande  quantité  de 
fumée  qui  s'en  dégage  exerce  aussi  une  influence  très- 
sensible  sur  la  composition  de  l'air.  Ainsi  à  Londres ,  à 
Manchester,  à  Birmingham,  où  l'on  brûle  des  quantités 
considérables  de  houille  ,  on  a  remarqué  que  l'air  at- 
mosphérique de  ces  villes  contenait  de  l'acide  sulfureux, 
des  traces  d'acide  sulfurique ,  ainsi  que  de  l'acide  carbo- 
nique. Depuis  long-tems  les  chimistes  ont  cherché  à  neu- 
traliser les  funestes  effets  de  ces  combinaisons  -,  mais  jus- 
qu'ici leurs  efforts  sont  restés  sans  succès.  En  1829,  le 
Mechanic  s  Magazine  annonça  qu'on  avait  découvert  un 
moyen  infaillible  pour  délivrer  Londres  de  la  fumée  (1)  ; 
mais  les  résultats  n'ont  pas  répondu  à  l'attente.  Dans  les 
grandes  usines  on  est  bien  parvenu  à  absorber  la  fumée 
qui  se  dégage  des  foyers  5  tout  le  monde  connaît  l'ingé- 
nieux procédé  fumivore  de  Pellelan  ^  mais  ce  procédé 
n'est  point  applicable  aux  cheminées  et  aux  foyers  des 
simples  particuliers. 

Les  journaux  allemands  annoncent  aujourd'hui  que 
M.  Bernhardt,  architecte  saxon,  a  découvert  un  procédé 
très-efficace  pour  délivrer  les  grandes  villes  des  inconvé- 
niens  occasionés  par  la  fumée.  Quoique  l'inventeur  n'ait 
point  jusqu'ici  fait  connaître  les  moyens  qu'il  emploie, 
nous  pensons  qu'il  est  de  notre  devoir  de  signaler  au  pu- 
blic cette  utile  découverte  5  les  personnes  honorables  qui 
en  ont  constaté  les  bons  effets  ne  nous  permettent  pas  de 
douter  de  l'heureux  résultat  de  cette  invention.  M.  Ber- 

(1)  Voyez  la  GO"'  livraison  de  la  1"  série  (juin  1830). 


382  NOUVELLES  DES  SCIENCES  ,   ETC. 

rihardt.  par  un  procédé  chimique,  sépare  la  suie  de  la 
fumée ,  dirige  cette  dernière  dans  un  tube  ascensionnel . 
et  précipite  la  suie  dans  un  récipient  placé  au  niveau  du 
fover.  Par  ce  moyen  la  fumée  se  trouve  dégagée  des  par- 
ties les  plus  nuisibles ,  tandis  que  les  conduits  des  che- 
minées ne  s'engorgent  jamais  ,  et  ne  sont  point  exposés 
aux  incendies.  Les  premiers  essais  de  cette  découverte , 
dont  les  procédés  sont  encore  restés  ensevelis  dans  le 
mystère,  ont  été  faits  dans  le  palais  du  roi  à  Berlin  cl 
dans  plusieurs  établissemens  publics  de  la  Prusse. 


I  i.\    1)1    uxzn  mi:   \.>].imi 


TABLE 


l;ES    MATIKRIS     1)1"     ONZIÈME     V  n  I    r  M  1 


Pas;. 
Histoire  des  Elats-Unis  de  l'Amérique  septentrionale.  N"!. 

(  North  American  Reoie(v) 5 

Mouvement  politique  de  l'Europe  actuelle.  (  Ndv  Political 

Re'gister.  ) i  q3 

Littérature. -Philosophie.  —  Superstitions  poétiques  de 

l'Ecosse.  i^Edinburgh  Magazine) a-j.^ 

Économie  Politique. —  i .  Des  divers  systèmes  d'assurances 

sur  la  vie  en  France  et  en  Angleterre.  (T he  Gompanion 

fo  the  life  assurance  ) 8^ 

2.  De  l'Exubérance  de  la  population  et  des  capitaux  en 

Angleterre,   et  des  movens  de  les  utiliser.  {Foreign 

Monthly  Revieœ.  ) o.S'^ 

Beadx-Arts.  —  I,  Progrès  et  Décadence  de  la   peinture 

en  Espagne.  (^Foreign  Ouartcrly  Keoieco^ j|8 

2.  Architecture  moderne  de  l'Allemagne.  {Foreign  Qiuir- 

terly  Reoieiv.) 2 1 8 

Voyages. -Statistique.  —  Les  Circassiens  ,   leurs   mœurs 

et  leurs  usages.    (  T/ie  Journal  of  the  Royal  Asiaiic 

Society.) i  oS 

Souvenirs    de  Voyages  jN"  II.  —  Esquisses   Siciliennes. 

(  Metropolitan.  ) 3o 4 

T\BLEAU  DE   Moeurs.  —  Femmes  d'intrigue  et    Femmes 

dafTaires.  (  Faits  Magazine.) 3:h) 


384  TABLE    DES    MATIÈRES. 

Pag. 
Un  Episode  delà  peste  de  Londres  en  i665.  {Retrospecthe 

Raneiv.  ) 1 3o 

MiscELLANÉES.  —  I.  Job  le  Philanlrope.  {Metropolitan.') .    146 

2.  Dévouement  et  Douleur.  [German  Sketches.) 34o 

Nouvelles  des  Sciences ,  de  la  Littérature ,  des  Beaux- 
Arts  ,  du  Commerce,  de  l'Industrie i56  et  SSq 

Expériences  galvaniques  remarquables  faites  sur  le  coi-ps  d  un  pendu , 
156.  — Excursion  dans  les  mines  de  sel  de  Wieliczka  ,  160.  — Pro- 
grès de  la  Littérature  ,  des  Sciences  et  des  Beaux-Arts  au  Brésil , 
168.  —  Accroissement  de  la  mortalité  àBoslon,  176.  — Ville  an- 
tique de  IHindoustan  ,  dont  les  ruines  ont  été  découvertes  en  creu- 
santun  canal,  178.  — Confession  d'un  Pbanségar,  181.  —  Le  Doc- 
teur Francia  dictatem*  du  Paraguay,  184.  —  ^Manière  dont  ou  re- 
cueille la  neige  dans  les  environs  de  Naplcs,  189.  —  Découvertes 
récentes  du  doctem*  Fai'aday  dans  l'étude  des  phénomènes  élec- 
triques, 359.  —  Abaissement  du  niveau  de  la  Baltique,  362.  — 
Description  poétique  de  Londres ,  par  un  mandarin  chinois  ,  364. 
—  Archives  de  Venise,  370. —  Progrès  et  Extension  du  commerce 
de  la  libraiiie  en  Europe,  375.  —  Nouveau  procédé  poui"  préser- 
ver les  grandes  rilles  des  inconvéniens  de  la  fumée,  380. 


FIX    DE    LA    TADLE.